De tels événements ne pouvaient
pas calmer les terreurs des habitants de Werst. Il n’y avait plus à en
douter maintenant, ce n’étaient pas de vaines menaces que la « bouche
d’ombre », comme dirait le poète, avait fait entendre aux clients du Roi
Mathias. Nic Deck, frappé d’une manière inexplicable, avait été puni
de sa désobéissance et de sa témérité. N’était-ce pas un avertissement à
l’adresse de tous ceux qui seraient tentés de suivre son exemple ?
Interdiction formelle de chercher à s’introduire dans le château des
Carpathes, voilà ce qu’il fallait conclure de cette déplorable tentative.
Quiconque la reprendrait, y risquerait sa vie. Très certainement, si le
forestier fût parvenu à franchir la courtine, il n’aurait jamais reparu au
village.
Il suit de là que
l’épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même à Vulkan, et aussi
dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait rien moins que
d’abandonner le pays ; déjà quelques familles tsiganes émigraient plutôt
que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu’il servait de refuge
à des êtres surnaturels et malfaisants, c’était au-delà de ce que pouvait
supporter le tempérament public. Il n’y avait plus qu’à s’en
aller vers quelque autre région du comitat, à moins que le gouvernement hongrois
ne se décidât à détruire cet inabordable repaire. Mais le château des Carpathes
était-il destructible par les seuls moyens que des hommes eussent à leur
disposition ?
Pendant la première semaine de
juin, personne ne s’aventura hors du village, pas même pour vaquer aux
travaux de culture. Le moindre coup de bêche ne pouvait-il provoquer
l’apparition d’un fantôme, enfoui dans les entrailles du sol ?...
Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne ferait-il pas envoler des
bandes de staffii ou de striges ?... Où l’on sèmerait du grain de blé ne
pousserait-il pas de la graine de démons ?
« C’est ce qui ne
manquerait pas d’arriver ! » disait le berger Frik d’un ton
convaincu.
Et, pour son compte, il se
gardait bien de retourner avec ses moutons dans les pâtures de la Sil.
Ainsi, le village était
terrorisé. Le travail des champs était entièrement délaissé. On se tenait chez
soi, portes et fenêtres closes. Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour
ramener chez ses administrés une confiance qui lui faisait défaut,
d’ailleurs, à lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait
d’aller à Kolosvar, afin de réclamer l’intervention des autorités.
Et la fumée, est-ce qu’elle
reparaissait encore à la pointe de la cheminée du donjon ?... Oui, plusieurs
fois la lunette permit de l’apercevoir, au milieu des vapeurs qui
traînaient à la surface du plateau d’Orgall.
Et les nuages, la nuit venue,
est-ce qu’ils ne prenaient pas une teinte rougeâtre, semblable à quelque
reflet d’incendie ?... Oui, et on eût dit que des volutes enflammées
tourbillonnaient au-dessus du château.
Et ces mugissements, qui avaient
tant effrayé le docteur Patak, se propageaient-ils à travers les massifs du
Plesa, à la grande épouvante des habitants de Werst ?... Oui, ou du moins,
malgré la distance, les vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements
que répercutaient les échos du col.
En outre, d’après ces gens
affolés, on eût dit que le sol était agité de trépidations souterraines, comme
si un ancien cratère se fût rallumé à la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y
avait-il une bonne part d’exagération dans ce que les Werstiens croyaient
voir, entendre et ressentir. Quoi qu’il en soit, il s’était produit
des faits positifs, tangibles, on en conviendra, et il n’y avait plus
moyen de vivre en un pays si extraordinairement machiné.
Il va de soi que l’auberge
du Roi Mathias continuait d’être déserte. Un lazaret en temps
d’épidémie n’eût pas été plus abandonné. Personne n’avait
l’audace d’en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute de
clients, il n’en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque
l’arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.
Dans la soirée du 9 juin, vers
huit heures, le loquet de la porte fut soulevé du dehors ; mais cette porte,
verrouillée en dedans, ne put s’ouvrir.
Jonas, qui avait déjà regagné sa
mansarde, se hâta de descendre. A l’espoir qu’il éprouvait de se
trouver en face d’un hôte se joignait la crainte que cet hôte ne fût
quelque revenant de mauvaise mine, auquel il ne saurait trop se hâter de
refuser souper et gîte.
Jonas se mit donc à parlementer
prudemment à travers la porte, sans l’ouvrir.
« Qui est là ? demanda-t-il.
— Ce sont deux voyageurs. — Vivants ?...
— Très vivants.
— En êtes-vous bien sûrs
?...
— Aussi vivants qu’on
peut l’être, monsieur l’aubergiste, mais qui ne tarderont pas à
mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser dehors. »
Jonas se décida à repousser les
verrous, et deux hommes franchirent le seuil de la salle.
A peine furent-ils entrés que leur
premier soin fut de demander chacun une chambre, ayant intention de séjourner
pendant vingt-quatre heures à Werst.
A la clarté de sa lampe, Jonas
examina les nouveaux venus avec une extrême attention, et il acquit la
certitude que c’étaient bien des êtres humains auxquels il avait affaire.
Quelle bonne fortune pour le Roi Mathias !
Le plus jeune de ces voyageurs
paraissait avoir trente-deux ans environ. Une taille élevée, une figure noble
et belle, des yeux noirs, des cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment
taillée, la physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d’un
gentilhomme, et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s’y
tromper.
Au surplus, lorsqu’il eut
demandé sous quel nom il devait inscrire les deux voyageurs :
« Le comte Franz de Télek,
répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.
— De quel pays ?...
— De Krajowa. »
Krajowa est une des principales
bourgades de l’État de Roumanie, qui confine aux provinces transylvaines
vers le sud de la chaîne des Carpathes. Franz de Télek était donc de race
roumaine, — ce que Jonas avait reconnu au premier aspect.
Quant à Rotzko, homme d’une
quarantaine d’années, grand, robuste, épaisse moustache, cheveux drus,
poils rudes, il avait une tournure bien militaire. Il portait même le sac du
soldat, retenu sur ses épaules par des bretelles, et une valise assez légère
qu’il tenait à la main.
C’était là tout le bagage
du jeune comte, qui voyageait en touriste, à pied le plus souvent. Cela se
voyait à son costume, manteau en bandoulière, passe-montagne sur la tête,
vareuse serrée à la taille par un ceinturon d’où pendait la gaine de cuir
du couteau valaque, guêtres s’ajustant étroitement à des souliers larges
et épais de semelle.
Ces deux voyageurs
n’étaient autres que ceux rencontrés par le berger Frik, une dizaine de
jours auparavant, sur la route du col, alors qu’ils se dirigeaient vers
le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu’aux limites du Maros, et
avoir fait l’ascension de la montagne, ils venaient prendre un peu de
repos au village de Werst, pour remonter ensuite la vallée des deux Sils.
« Vous avez des chambres à nous
donner ? demanda Franz de Télek.
— Deux... trois...
quatre... autant qu’il plaira à monsieur le comte, répondit Jonas.
— Deux suffiront, dit
Rotzko ; il faut seulement qu’elles soient l’une près de
l’autre.
— Celles-ci vous
conviendront-elles ? reprit Jonas, en ouvrant deux portes à l’extrémité
de la grande salle,
— Très bien », répondit
Franz de Télek.
On le voit, Jonas n’avait
rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce n’étaient point des êtres
surnaturels, des esprits ayant revêtu l’apparence humaine. Non ! ce
gentilhomme se présentait comme un de ces personnages de distinction
qu’un aubergiste est toujours très honoré de recevoir. Voilà une heureuse
circonstance qui ramènerait la vogue au Roi Mathias.
— A quelle distance
sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte.
— A une cinquantaine de
milles, en suivant la route qui passe par Petroseny et Karlsburg, répondit
Jonas. — Est-ce que l’étape est fatigante ?
— Très fatigante pour des
piétons, et, s’il m’est permis d’adresser cette observation à
monsieur le comte, il parait avoir besoin d’un repos de quelques jours...
— Pouvons-nous souper ? demanda Franz de Télek en coupant court aux
invites de l’aubergiste.
— Une demi-heure de
patience, et j’aurai l’honneur d’offrir à monsieur le comte
un repas digne de lui... — Du pain, du vin, des oeufs et de la viande
froide nous suffiront pour ce soir.
— je vais vous servir.
— Le plus tôt possible.
— A l’instant. »
Et Jonas se disposait à regagner
la cuisine, lorsqu’une question l’arrêta.
, Vous ne semblez pas avoir grand
monde à votre auberge ?... dit Franz de Télek.
— En effet... il ne
s’y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.
— Ce n’est donc pas
l’heure où les gens du pays viennent boire en fumant leur pipe ?
— L’heure est
passée... monsieur le comte... car on se couche avec les poules au village de
Werst. »
Jamais il n’aurait voulu
dire pourquoi le Roi Mathias ne renfermait pas un seul client.
« Est-ce que votre village ne
compte pas de quatre à cinq cents habitants ?
— Environ, monsieur le
comte.
— Pourtant, nous
n’avons pas rencontré âme qui vive en descendant la principale rue...
— C’est que...
aujourd’hui... nous sommes au samedi... et la veille du dimanche... »
Franz de Télek n’insista
pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait plus que répondre. Pour rien au
monde il ne se serait décidé à avouer la situation. Les étrangers ne
l’apprendraient que trop tôt, et qui sait s’ils ne se hâteraient
pas de fuir un village suspect à si juste titre !
« Pourvu que la voix ne
recommence pas à bavarder, tandis qu’ils seront en train de souper ! »
pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la salle.
Quelques instants après, le très
simple repas qu’avait commandé le jeune comte était proprement servi sur
une nappe bien blanche. Franz de Télek s’assit, et Rotzko prit place en
face de lui, suivant leur habitude en voyage. Tous deux mangèrent de grand
appétit ; puis, le repas achevé, ils se retirèrent chacun dans sa chambre.
Comme le jeune comte et Rotzko
n’avaient point échangé dix paroles pendant le repas, Jonas n’avait
pu en aucune façon se mêler à leur conversation — à son vif déplaisir. Du
reste, Franz de Télek paraissait être peu communicatif. Quant à Rotzko, après
l’avoir observé, l’aubergiste comprit qu’il n’aurait
rien à en tirer de ce qui concernait la famille de son maître.
Jonas avait donc dû se contenter
de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. Mais, avant de remonter à sa mansarde, il
parcourut la grande salle du regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres
bruits du dedans et du dehors, et se répétant :
— Pourvu que cette
abominable voix ne les réveille pas pendant leur sommeil ! »
La nuit s’écoula
tranquillement.
Le lendemain, dès le point du
jour, la nouvelle se répandit que deux voyageurs étaient descendus au Roi
Mathias, et nombre d’habitants accoururent devant l’auberge.
Très fatigués par leur excursion
de la veille, Franz de Télek et Rotzko dormaient encore. Il n’était guère
probable qu’ils eussent l’intention de se lever avant sept. ou huit
heures du matin.
De là, grande impatience des
curieux, qui, pourtant, n’auraient pas eu le courage d’entrer dans
la salle tant que les voyageurs n’auraient pas quitté leur chambre.
Tous deux parurent enfin sur le
coup de huit heures.
Rien de fâcheux ne leur était
arrivé. On put les voir allant et venant dans l’auberge. Puis ils
s’assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne laissait pas d’être
rassurant.
D’ailleurs, Jonas, debout
sur le seuil de la porte, souriait d’un air aimable, invitant ses anciens
clients à lui rendre leur confiance. Puisque le voyageur qui honorait le Roi
Mathias de sa présence était un gentilhomme — un gentilhomme
roumain, s’il vous plaît, et de l’une des plus vieilles familles roumaines
— que pouvait-on craindre en si noble compagnie ?
Bref’, il advint que maître
Koltz, pensant qu’il était de son devoir de donner l’exemple, se
hasarda à faire acte de présence.
Vers neuf heures, le biró entra,
quelque peu hésitant. Presque aussitôt, il fut suivi du magister Hermod, de
trois ou quatre autres habitués et du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il
avait été impossible de le décider à les accompagner.
« Remettre le pied chez Jonas,
avait-il répondu, jamais, quand il me paierait dix florins ma visite ! »
Il convient de faire ici une
remarque qui n’est pas sans avoir une certaine importance : si maître
Koltz avait consenti à revenir au Roi Mathias, ce n’était pas
dans l’unique but de satisfaire un sentiment de curiosité, ni par désir
de se mettre en relation avec le comte Franz de Télek. Non ! L’intérêt
entrait pour une bonne part dans sa détermination.
En effet, en sa qualité de
voyageur, le jeune comte était astreint à payer une taxe de passage pour son
soldat et pour lui. Or, on ne l’a point oublié, ces taxes allaient
directement à la poche du premier magistrat de Werst.
Le biró vint donc faire sa
réclamation en termes fort convenables, et Franz de Télek, quoique un peu
surpris de la demande, s’empressa d’y faire droit.
Il offrit même. à maître Koltz et
au magister de s’asseoir un instant à sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne
pouvant refuser une offre si poliment formulée.
Jonas se hâta de servir des
liqueurs variées, les meilleures de sa cave. Quelques gens de Werst demandèrent
alors une tournée pour leur compte. Il y avait ainsi lieu de croire que
l’ancienne clientèle, un instant dispersée, ne tarderait pas à reprendre
le chemin du Roi Mathias.
Après avoir acquitté la taxe des
voyageurs, Franz de Télek désira savoir si elle était productive.
« Pas autant que nous le
voudrions, monsieur le comte, répondit maître Koltz.
— Est-ce que les étrangers
ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie ?
— Rarement, en effet,
répliqua le biró, et pourtant le pays mérite d’être exploré.
— C’est mon avis, dit
le jeune comte. Ce que j’en ai vu m’a paru digne d’attirer
l’attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j’ai beaucoup
admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l’on découvre dans
l’est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des
Carpathes.
— C’est fort beau,
monsieur le comte, c’est fort beau, répondit le magister Hermod — ,
et, pour compléter votre excursion, nous vous engageons à faire
l’ascension du Paring.
— je crains de ne point
avoir le temps nécessaire, répondit Franz de Télek.
— Une journée suffirait.
— Sans doute, mais je me
rends à Karlsburg, et je compte partir demain matin.
— Quoi, monsieur le comte
songerait à nous quitter si tôt ? » dit Jonas en prenant son air le plus
gracieux.
Et il n’aurait pas été
fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte au Roi Mathias.
Il le faut, répondit le comte de
Télek. Du reste, à quoi me servirait de séjourner à Werst ?...
— Croyez que notre village
vaut la peine d’arrêter quelque temps un touriste ! fit observer maître
Koltz.
— Cependant, il paraît être
peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et c’est probablement parce que
ses environs n’offrent rien de curieux...
— En effet, rien de
curieux... dit le biró, en songeant au burg.
— Non..... rien de
curieux... répéta le magister.
— Oh !... Oh !... » fit le
berger Frik, auquel cette exclamation échappa involontairement.
Quels regards lui jetèrent maître
Koltz et les autres et plus particulièrement l’aubergiste ! Était-il donc
urgent de mettre un étranger au courant des secrets du pays ? Lui dévoiler ce
qui se passait sur le plateau d’Orgall, signaler à son attention le
château des Carpathes, n’était-ce pas vouloir l’effrayer, lui
donner l’envie de quitter le village ? Et à l’avenir, quels
voyageurs voudraient suivre la route du col de Vulkan pour pénétrer en
Transylvanie ?
Vraiment, ce pâtour ne montrait
pas plus d’intelligence que le dernier de ses moutons.
« Mais tais-toi donc, imbécile,
tais-toi donc ! » lui dit à mi-voix maître Koltz.
Toutefois, la curiosité du jeune
comte ayant été éveillée, il s’adressa directement à Frik, lui demanda ce
que signifiait ces oh ! oh ! interjectifs.
Le berger n’était point
homme à reculer, et, au fond, peut-être pensait-il que Franz de Télek pourrait
donner un bon conseil dont le village ferait son profit.
« J’ai dit : Oh !... Oh
!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m’en dédis point.
— Y a-t-il dans les
environs de Werst quelque merveille à visiter ? reprit le jeune comte.
— Quelque merveille...
répliqua maître Koltz.
— Non !... non !... »
s’écrièrent les assistants.
Et ils s’effrayaient déjà à
la pensée qu’une seconde tentative faite pour pénétrer dans le burg ne
manquerait pas d’attirer de nouveaux malheurs.
Franz de Télek, non sans un peu
de surprise, observa ces braves gens, dont les figures exprimaient diversement
la terreur, mais d’une manière très significative.
« Qu’il y a-t-il donc ?...
demanda-t-il.
— Ce qu’il y a, mon
maître ? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a le château des Carpathes.
— Le château des Carpathes
?...
— Oui !... c’est le
nom que ce berger vient de me glisser dans l’oreille. »
Et, ce disant, Rotzko montrait
Frik, qui secouait la tête sans trop oser regarder le biró.
Maintenant une brèche était faite
au mur de la vie privée du superstitieux village, et toute son histoire ne
tarda pas à passer par cette brèche.
Maître Koltz, qui en avait pris
son parti, voulut lui-même faire connaître la situation au jeune comte, et il
lui raconta tout ce qui concernait le château des Carpathes.
Il va sans dire que Franz de
Télek ne put cacher l’étonnement que ce récit lui fit éprouver et les
sentiments qu’il lui suggéra. Quoique médiocrement instruit des choses de
science, à l’exemple des jeunes gens de sa condition qui vivaient en
leurs châteaux au fond de campagnes valaques, c’était un homme de bon
sens. Aussi, croyait-il peu aux apparitions, et se riait-il volontiers des
légendes. Un burg hanté par des esprits, cela était bien pour exciter son
incrédulité. A son avis, dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il
n’y avait rien de merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou
moins établis, auxquels les gens de Werst attribuaient une origine
surnaturelle. La fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait
s’expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements
sortis de l’enceinte, c’était pur effet d’hallucination.
Franz de Télek ne se gêna point
pour le dire et en plaisanter, au grand scandale de ses auditeurs.
« Mais, monsieur le comte, lui
fit observer maître Koltz, il y a encore autre chose.
— Autre chose ?...
— Oui ! Il est impossible
de pénétrer à l’intérieur du château des Carpathes.
— Vraiment ?...
— Notre forestier et notre
docteur ont voulu en franchir les murailles, il y a quelques jours, par
dévouement pour le village, et ils ont failli payer cher leur tentative.
— Que leur est-il arrivé
?... » demanda Franz de Télek d’un ton assez ironique.
Maître Koltz raconta en détail
les aventures de Nic Deck et du docteur Patak.
« Ainsi, dit le jeune comte,
lorsque le docteur a voulu sortir du fossé, ses pieds étaient si fortement
retenus au sol qu’il n’a pu faire un pas en avant ?...
— Ni un pas en avant ni un
pas en arrière ! ajouta le magister Hermod.
— Il l’aura cru,
votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c’est la peur qui le
talonnait... jusque dans les talons !
— Soit, monsieur le comte,
reprit maître Koltz. Mais comment expliquer que Nic Deck ait éprouvé une
effroyable secousse, quand il a mis la main sur la ferrure du pont-levis...
— Quelque mauvais coup dont
il a été victime...
— Et même si mauvais,
reprit le biró, qu’il est au lit depuis ce jour-là...
— Pas en danger de mort, je
l’espère ? se hâta de répliquer le jeune comte. — Non... par
bonheur. »
En réalité, il y avait là un fait
matériel, un fait indéniable, et maître Koltz attendait l’explication que
Franz de Télek en allait donner.
Voici ce qu’il répondit
très explicitement.
« Dans tout ce que je viens
d’entendre, il n’y a rien, je le répète, qui ne soit très simple.
Ce qui n’est pas douteux pour moi, c’est que le château des
Carpathes est maintenant occupé. Par qui ?... je l’ignore. En tout cas,
ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt à se cacher,
après y avoir cherché refuge... sans doute des malfaiteurs...
— Des malfaiteurs ?...
s’écria maître Koltz.
— C’est probable, et
comme ils ne veulent point que l’on vienne les y relancer, ils ont tenu à
faire croire que le burg était hanté par des êtres surnaturels.
— Quoi, monsieur le comte,
répondit le magister Hermod, vous pensez ?...
— je pense que ce pays est
très superstitieux, que les hôtes du château le savent, et qu’ils ont
voulu prévenir de cette façon la visite des importuns. »
Il était vraisemblable que les
choses avaient dû se passer ainsi ; mais on ne s’étonnera pas que
personne à Werst ne voulût admettre cette explication.
Le jeune comte vit bien
qu’il n’avait aucunement convaincu un auditoire qui ne voulait pas
se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il d’ajouter :
« Puisque vous ne voulez pas vous
rendre à mes raisons, messieurs, continuez à croire tout ce qu’il vous
plaira du château des Carpathes.
— Nous croyons ce que nous
avons vu, monsieur le comte, répondit maître Koltz.
— Et ce qui est, ajouta le
magister.
— Soit, et, vraiment, je
regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre heures, car Rotzko et moi, nous
serions allés visiter votre fameux burg, et je vous assure que nous aurions
bientôt su à quoi nous en tenir...
— Visiter le burg !...
s’écria maître Koltz.
— Sans hésiter, et le
diable en personne ne nous eût pas empêchés d’en franchir
l’enceinte. »
En entendant Franz de Télek
s’exprimer en termes si positifs, si moqueurs même, tous furent saisis
d’une bien autre épouvante. Est-ce que de traiter les esprits du château
avec ce sans-gêne, cela n’était pas pour attirer quelque catastrophe sur
le village ?... Est-ce que ces génies n’entendaient pas tout ce qui se
disait à l’auberge du Roi Mathias ?... Est-ce que la voix
n’allait pas y retentir une seconde fois ?
Et, à ce propos, maître Koltz
apprit au jeune comte dans quelles conditions le forestier avait été, en nom
propre, menacé d’un terrible châtiment, s’il s’avisait de
vouloir découvrir les secrets du burg.
Franz de Télek se contenta de
hausser les épaules ; puis, il se leva, disant que jamais aucune voix
n’avait pu être entendue dans cette salle, comme on le prétendait. Tout
cela, affirma-t-il, n’existait que dans l’imagination des clients
par trop crédules et un peu trop amateurs du schnaps du Roi Mathias.
Là-dessus, quelques-uns se
dirigèrent vers la porte, peu soucieux de rester plus longtemps en un logis où
ce jeune sceptique osait soutenir de pareilles choses.
Franz de Télek les arrêta
d’un geste.
« Décidément, messieurs, dit-il,
je vois que le village de Werst est sous l’empire de la peur.
— Et ce n’est pas
sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.
— Eh bien, le moyen est
tout indiqué d’en finir avec les machinations qui, selon vous, se passent
au château des Carpathes. Après demain, je serai à Karlsburg, et, si vous le
voulez, je préviendrai les autorités de la ville. On vous enverra une escouade
de gendarmes ou d’agents de la police, et je vous réponds que ces braves
sauront bien pénétrer dans le burg, soit pour chasser les farceurs qui se
jouent de votre crédulité, soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent
peut-être quelques mauvais coup. »
Rien n’était plus
acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne fut pas du goût des
notables de Werst. A les en croire, ni les gendarmes, ni la police, ni
l’armée elle-même, n’auraient raison de ces êtres surhumains,
disposant pour se défendre de procédés surnaturels !
« Mais j’y pense,
messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m’avez pas encore dit à
qui appartient ou appartenait le château des Carpathes ?
— A une ancienne famille du
pays, la famille des barons de Gortz, répondit maître Koltz.
— La famille de Gortz ?...
s’écria Franz de Télek.
— Elle-même !
— Cette famille dont était
le baron Rodolphe ?...
— Oui, monsieur le comte.
— Et vous savez ce
qu’il est devenu ?...
— Non. Voilà nombre
d’années que le baron de Gortz n’a reparu au château. »
Franz de Télek avait pâli, et,
machinalement, il répétait ce nom d’une voix altérée
« Rodolphe de Gortz ! »
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