Franz était atterré. Ainsi
qu’il avait pu le craindre, la faculté de réfléchir, la compréhension des
choses, l’intelligence nécessaire pour en déduire les conséquences, lui
échappaient peu à peu. Le seul sentiment qui persistait en lui, c’était
le souvenir de la Stilla, c’était l’impression de ce chant que les échos
de cette sombre crypte ne lui renvoyaient plus.
Avait-il donc été le jouet
d’une illusion ? Non, mille fois non ! C’était bien la Stilla
qu’il avait entendue tout à l’heure, et c’était bien elle
qu’il avait vue sur le bastion du château.
Alors cette pensée le reprit,
cette pensée qu’elle était privée de raison, et ce coup horrible le
frappa comme s’il venait de la perdre une seconde fois.
« Folle ! se répéta-t-il. Oui
!... folle... puisqu’elle n’a pas reconnu ma voix...
puisqu’elle n’a pas pu répondre... folle... folle ! »
Et cela n’était que trop
vraisemblable !
Ah ! s’il pouvait
l’arracher de ce burg, l’entraîner au château de Krajowa, se
consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient bien lui rendre la
raison !
Voilà ce que disait Franz, en
proie à un effrayant délire, et plusieurs heures s’écoulèrent avant
qu’il eût repris possession de lui-même.
Il essaya alors de raisonner
froidement, de se reconnaître dans le chaos de ses pensées.
« Il faut m’enfuir
d’ici... se dit-il. Comment ?... Dès qu’on rouvrira cette porte
!... Oui !... C’est pendant mon sommeil que l’on vient renouveler
ces provisions... J’attendrai... je feindrai de dormir... »
Un soupçon lui vint alors :
c’est que l’eau du broc devait renfermer quelque substance
soporifique... S’il avait été plongé dans ce lourd sommeil, dans ce
complet anéantissement dont la durée lui échappait, c’était pour avoir bu
de cette eau... Eh bien ! il n’en boirait plus... Il ne toucherait même
pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette table... Un des gens du burg
ne tarderait pas à entrer, et bientôt...
Bientôt ?... Qu’en
savait-il ?... En ce moment, le soleil montait-il vers le zénith ou
s’abaissait-il sur l’horizon ?... Faisait-il jour ou nuit ?
Aussi Franz cherchait-il à
surprendre le bruit d’un pas, qui se fût approché de l’une ou de
l’autre porte... Mais aucun bruit n’arrivant jusqu’à lui, il
rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, l’oeil égaré,
l’oreille bourdonnante, la respiration haletante sous l’oppression
d’une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à travers le joint
des portes.
Soudain, à l’angle de
l’un des piliers de droite, il sentit un souffle plus frais arriver à ses
lèvres.
En cet endroit existait-il donc
une ouverture par laquelle pénétrait un peu de l’air du dehors ?
Oui... il y avait un passage
qu’on ne soupçonnait pas sous l’ombre du pilier.
Se glisser entre les deux parois,
se diriger vers une assez vague clarté qui semblait venir d’en haut,
c’est ce que le jeune comte eut fait en un instant.
Là s’arrondissait une petite
cour, large de cinq à six pas, dont les murailles s’élevaient d’une
centaine de pieds. On eût dit le fond d’un puits qui servait de préau à
cette cellule souterraine, et par lequel tombait un peu d’air et de
clarté.
Franz put s’assurer
qu’il faisait jour encore. A l’orifice supérieur de ce puits se
dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la margelle.
Le soleil avait accompli au moins
la moitié de sa course diurne, car cet angle lumineux tendait à se rétrécir.
il devait être environ cinq
heures du soir.
De là cette conséquence,
c’est que le sommeil de Franz se serait prolongé pendant au moins
quarante heures, et il ne douta pas qu’il n’eût été provoqué par
une boisson soporifique.
Or, comme le jeune comte et
Rotzko avaient quitté le village de Werst l’avant-veille, 11 juin,
c’était la journée du 13 qui allait s’achever...
Si humide que fût l’air au
fond de cette cour, Franz l’aspira à pleins poumons, et se sentit un peu
soulagé. Mais, s’il avait espéré qu’une évasion serait possible par
ce long tube de pierre, il fut vite détrompé. Tenter de s’élever le long
de ses parois, qui ne présentaient aucune saillie, était impraticable.
Franz revint à l’intérieur
de la crypte. Puisqu’il ne pouvait s’enfuir que par l’une des
deux portes, il voulut se rendre compte de l’état dans lequel elles se
trouvaient.
La première porte — par
laquelle il était arrivé était très solide, très épaisse, et devait être
maintenue extérieurement par des verrous engagés dans une gâche de fer : donc
inutile d’essayer d’en forcer les vantaux.
La seconde porte — derrière
laquelle s’était fait entendre la voix de la Stilla — semblait
moins bien conservée. Les planches étaient pourries par endroits... Peut-être
ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce côté.
« Oui... c’est par là...
c’est par là !... » se dit Franz, qui avait repris son sang-froid.
Mais il n’y avait pas de
temps à perdre, car il était probable que quelqu’un entrerait dans la
crypte, dès qu’on le supposerait endormi sous l’influence de la
boisson somnifère.
Le travail marcha plus vite
qu’il n’aurait pu l’espérer, la moisissure ayant rongé le
bois autour de l’armature métallique qui retenait les verrous contre
l’embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en détacher la partie circulaire,
opérant presque sans bruit, s’arrêtant parfois, prêtant l’oreille,
s’assurant qu’il n’entendait rien au dehors.
Trois heures après, les verrous
étaient dégagés, et la porte s’ouvrait en grinçant sur ses gonds.
Franz regagna alors la petite
cour, afin de respirer un air moins étouffant.
En ce moment, l’angle
lumineux ne se découpait plus à l’orifice du puits, preuve que le soleil
était déjà descendu au-dessous du Retyezat. La cour se trouvait plongée dans
une obscurité profonde. Quelques étoiles brillaient à l’ovale de la
margelle, comme si on les eût regardées par le tube d’un long télescope.
De petits nuages s’en allaient lentement au souffle intermittent de ces
brises qui mollissent avec la nuit. Certaines teintes de l’atmosphère
indiquaient aussi que la lune, à demi pleine encore, avait dépassé
l’horizon des montagnes de l’est.
Il devait être à peu près neuf
heures du soir.
Franz rentra pour prendre un peu
de nourriture et se désaltérer à l’eau de la vasque, ayant d’abord
renversé celle du broc. Puis, fixant son couteau à sa ceinture, il franchit la
porte qu’il repoussa derrière lui.
Et peut-être, maintenant,
allait-il rencontrer l’infortunée Stilla, errant à travers ces galeries
souterraines ?... A cette pensée, son coeur battait à se rompre.
Dès qu’il eut fait quelques
pas, il heurta une marche. Ainsi qu’il l’avait pensé, là commençait
un escalier, dont il compta les degrés en le montant, — soixante
seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu’il avait dû descendre pour
arriver au seuil de la crypte. Il s’en fallait donc de quelque huit pieds
qu’il fût revenu au niveau du sol.
N’imaginant rien de mieux,
d’ailleurs, que de suivre l’obscur corridor, dont ses deux mains
étendues frôlaient les parois, il continua d’avancer.
Une demi-heure s’écoula,
sans qu’il eût été arrêté ni par une porte ni par une grille. Mais de
nombreux coudes l’avaient empêché de reconnaître sa direction par rapport
à la courtine, qui faisait face au plateau d’Orgall.
Après une halte de quelques
minutes, pendant lesquelles il reprit haleine, Franz se remit en marche et il
semblait que ce corridor fût interminable, quand un obstacle l’arrêta.
C’était la paroi d’un
mur de briques.
Et tâtant à diverses hauteurs, sa
main ne rencontra pas la moindre ouverture.
Il n’y avait aucune issue
de ce côté.
Franz ne put retenir un cri. Tout
ce qu’il avait conçu d’espoir se brisait contre cet obstacle. Ses
genoux fléchirent, se jambes se dérobèrent, il tomba le long de la muraille.
Mais, au niveau du sol, la paroi
présentait une étroite crevasse, dont les briques disjointes adhéraient à peine
et s’ébranlaient sous les doigts.
« Par là... oui !... par là !...
» s’écria Franz.
Et il commençait à enlever les
briques une à une, lorsqu’un bruit se fit entendre de l’autre côté.
Franz s’arrêta.
Le bruit n’avait pas cessé,
et, en même temps, un rayon de lumière arrivait à travers la crevasse.
Franz regarda.
Là était la vieille chapelle du
château. A quel lamentable état de délabrement le temps et l’abandon
l’avaient réduite: une voûte à demi effondrée, dont quelques nervures se
raccordaient encore sur des piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style
ogival menaçant ruine ; un fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles
meneaux du gothique flamboyant ; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel
dormait quelque ancêtre de la famille de Gortz ; au fond du chevet, un fragment
d’autel dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un
reste de la toiture, coiffant le dessus de l’abside, qui avait été
épargné par les rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant,
d’où pendait une corde jusqu’à terre, — la corde de cette
cloche, qui tintait quelquefois, à l’inexprimable épouvante des gens de
Werst, attardés sur la route du col.
Dans cette chapelle, déserte
depuis si longtemps, ouverte aux intempéries du climat des Carpathes, un homme
venait d’entrer, tenant à la main un fanal, dont la clarté mettait sa
face en pleine lumière.
Franz reconnut aussitôt cet
homme.
C’était Orfanik, cet
excentrique dont le baron faisait son unique société pendant son séjour dans
les grandes villes italiennes, cet original que l’on voyait passer à
travers les rues, gesticulant et se parlant à lui-même, . ce savant incompris,
cet inventeur toujours à la poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement
ses inventions au service de Rodolphe de Gortz !
Si donc Franz avait pu conserver
jusque-là quelque doute sur la présence du baron au château des Carpathes, même
après l’apparition de la Stilla, ce doute se fût changé en certitude,
puisque Orfanik était là devant ses yeux.
Qu’avait-il à faire dans
cette chapelle en ruine, à cette heure avancée de la nuit ?
Franz essaya de s’en rendre
compte, et voici ce qu’il vit assez distinctement.
Orfanik, courbé vers le sol,
venait de soulever plusieurs cylindres de fer, —auxquels il attachait un
fil, qui se déroulait d’une bobine déposée dans un coin de la chapelle.
Et telle était l’attention qu’il apportait à ce travail qu’il
n’eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci avait été à même de
s’approcher ;
Ah ! pourquoi la crevasse que
Franz avait entrepris d’élargir n’était-elle pas suffisante pour
lui livrer passage ! Il serait entré dans la chapelle, il se serait précipité
sur Orfanik, il l’aurait obligé à le conduire au donjon...
Mais peut-être était-il heureux
qu’il fût hors d’état de le faire, car, en cas que sa tentative eût
échoué, le baron de Gortz lui aurait fait payer de sa vie les secrets
qu’il venait de découvrir !
Quelques minutes après
l’arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans la chapelle.
C’était le baron Rodolphe
de Gortz.
L’inoubliable physionomie
de ce personnage n’avait pas changé. Il ne semblait même pas avoir
vieilli, avec sa figure pâle et longue que le fanal éclairait de bas en haut,
ses longs cheveux grisonnants, rejetés en arrière, son regard étincelant
jusqu’au fond de ses noires orbites.
Rodolphe de Gortz
s’approcha pour examiner le travail dont s’occupait Orfanik.
Et voici les propos qui furent
échangés d’une voix brève entre ces deux hommes.
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