C’était
tout un corps d’armée qu’Ivan Ogareff amenait à l’émir. Ces
cavaliers et ces fantassins faisaient partie de la colonne qui s’était
emparée d’Omsk. Ivan Ogareff, n’ayant pu réduire la ville haute,
dans laquelle—on ne l’a point oublié—le gouverneur et la
garnison avaient cherché refuge, s’était décidé à passer outre, ne
voulant pas retarder les opérations qui devaient amener la conquête de la
Sibérie orientale. Il avait donc laissé une garnison suffisante à Omsk. Puis,
entraînant ses hordes, se renforçant en route des vainqueurs de Kolyvan, il
venait faire sa jonction avec l’armée de Féofar.
Les
soldats d’Ivan Ogareff s’arrêteront aux avant-postes du camps. Ils
ne reçurent point ordre de bivouaquer. Le projet de leur chef était, sans
doute, de ne pas s’arrêter, mais de se porter en avant et de gagner, dans
le plus bref délai, Tomsk, ville importante, naturellement destinée à devenir
le centre des opérations futures.
En
même temps que ses soldats, Ivan Ogareff amenait un convoi de prisonniers
russes et sibériens, capturés soit à Omsk, soit à Kolyvan. Ces malheureux ne
furent pas conduits à l’enclos, déjà trop petit pour ceux qu’il
contenait, et ils durent rester aux avant-postes, sans abri, presque sans
nourriture. Quel sort Féofar-Khan réservait-il à ces infortunés? Les
internerait-il à Tomsk, ou quelque sanglante exécution, familière aux chefs
tartares, les décimerait-elle? C’était le secret du capricieux émir.
Ce
corps d’armée n’était pas venu d’Omsk et de Kolyvan sans entraîner
à sa suite la foule de mendiants, de maraudeurs, de marchands, de bohémiens qui
forment habituellement l’arrière-garde d’une armée en marche. Tout
ce monde vivait sur les pays traversés et laissait peu de chose à piller après
lui. Donc, nécessité de se porter en avant, ne fût-ce que pour assurer le
ravitaillement des colonnes expéditionnaires. Toute la région comprise entre
les cours de l’Ichim et de l’Obi, radicalement dévastée,
n’offrait plus aucune ressource. C’était un désert que les Tartares
faisaient derrière eux, et les Russes ne l’auraient pas franchi sans
peine.
Au
nombre de ces bohémiens, accourus des provinces de l’ouest, figurait la
troupe tsigane qui avait accompagné Michel Strogoff jusqu’à Perm. Sangarre
était la. Cette sauvage espionne, âme damnée d’Ivan Ogareff, ne quittait
pas son maître. On les a vus, tous deux, préparant leurs machinations, en
Russie même, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod. Après la traversée de
l’Oural, ils s’étaient séparés pour quelques jours seulement. Ivan
Ogareff avait rapidement gagné Ichim, tandis que Sangarre et sa troupe se
dirigeaient sur Omsk par le sud de la province.
On
comprendra facilement quelle aide cette femme apportait à Ivan Ogareff. Par ses
bohémiennes, elle pénétrait en tout lieu, entendant et rapportant tout. Ivan
Ogareff était tenu au courant de ce qui se faisait jusque dans le coeur des
provinces envahies. C’étaient cent yeux, cent oreilles, toujours ouverts
pour sa cause. D’ailleurs, il payait largement cet espionnage, dont il
retirait grand profit.
Sangarre,
autrefois compromise dans une très-grave affaire, avait été sauvée par
l’officier russe. Elle n’avait point oublié ce qu’elle lui
devait et s’était à lui, corps et âme. Ivan Ogareff, entré dans la voie
de la trahison, avait compris quel parti il pouvait tirer de cette femme. Quelque
ordre qu’il lui donnât, Sangarre l’exécutait. Un instinct
inexplicable, plus impérieux encore que celui de la reconnaissance,
l’avait poussée à se faire l’esclave du traître, auquel elle était
attachée depuis les premiers temps de son exil en Sibérie. Confidente et
complice, Sangarre, sans patrie, sans famille, s’était plu à mettre sa
vie vagabonde au service des envahisseurs qu’Ivan Ogareff allait jeter
sur la Sibérie. A la prodigieuse astuce naturelle à sa race, elle joignait une
énergie farouche, qui ne connaissait ni le pardon ni la pitié. C’était
une sauvage, digne de partager le wigwam d’un Apache ou la hutte
d’un Andamien.
Depuis
son arrivée à Omsk, où elle l’avait rejoint avec ses tsiganes, Sangarre
n’avait plus quitté Ivan Ogareff. La circonstance qui avait mis en
présence Michel et Marfa Strogoff lui était connue. Les craintes d’Ivan
Ogareff, relatives au passage d’un courrier du czar, elle les savait et
les partageait. Marfa Strogoff prisonnière, elle eût été femme à la torturer
avec tout le raffinement d’une Peau-Rouge, afin de lui arracher son
secret. Mais l’heure n’était pas venue à laquelle Ivan Ogareff
voulait faire parler la vieille Sibérienne. Sangarre devait attendre, et elle
attendait, sans perdre des yeux celle qu’elle espionnait à son insu,
guettant ses moindres gestes, ses moindres paroles, l’observant jour et
nuit, cherchant à entendre ce mot de “fils” s’échapper de sa
bouche, mais déjouée jusqu’alors par l’inaltérable impassibilité de
Marfa Strogoff.
Cependant,
au premier éclat des fanfares, le grand maître do l’artillerie tartare et
le chef des écuries de l’émir, suivis d’une brillante escorte de
cavaliers usbecks, s’étaient portés au front du camp afin de recevoir
Ivan Ogareff.
Lorsqu’ils
furent arrivés en sa présence, ils lui rendirent les plus grands honneurs et
l’invitèrent à les accompagner à la tente de Féofar-Khan.
Ivan
Ogareff, imperturbable comme toujours, répondit froidement aux déférences des
hauts fonctionnaires envoyés à sa rencontre. Il était très-simplement vêtu,
mais, par une sorte de bravade impudente, il portait encore un uniforme
d’officier russe.
Au
moment où il rendait la main à son cheval pour franchir l’enceinte du
camp, Sangarre, passant entre les cavaliers de l’escorte,
s’approcha de lui et demeura immobile.
«Rien?
demanda Ivan Ogareff.
—Rien.
—Sois
patiente.
—L’heure
approche-t-elle où tu forceras la vieille femme à parler?
—Elle
approche, Sangarre,
—Quand
la vieille femme parlera-t-elle?
—Lorsque
nous serons à Tomsk.
—Et
nous y serons?...
—Dans
trois jours.»
Les
grands yeux noirs de Sangarre jetèrent un éclat extraordinaire, et elle se
retira d’un pas tranquille.
Ivan
Ogareff pressa les flancs de son cheval, et, suivi de son état-major
d’officiers tartares, il se dirigea vers la tente de l’émir.
Féofar-Khan
attendait son lieutenant. Le conseil, composé du porteur du sceau royal, du
khodja et de quelques hauts fonctionnaires, avait pris place sous la tente.
Ivan
Ogareff descendit de cheval, entra, et se trouva devant l’émir.
Féofar-Khan
était un homme de quarante ans, haut de stature, le visage assez pâle, les yeux
méchants, la physionomie farouche. Une barbe noire, étagée par petits rouleaux,
descendait sur sa poitrine. Avec son costume de guerre, cotte à mailles d’or
et d’argent, baudrier étincelant de pierres précieuses, fourreau de sabre
courbé comme un yatagan et serti de gemmes éblouissantes, bottes ergotées
d’un éperon d’or, casque orné d’une aigrette de diamants
jetant mille feux, Féofar offrait au regard l’aspect plutôt étrange
qu’imposant d’un Sardanapale tartare, souverain indiscuté qui
dispose à son gré de la vie et de la fortune de ses sujets, dont la puissance
est sans limites, et auquel, par privilège spécial, on donne, à Boukhara, la
qualification d’émir.
Au
moment où Ivan Ogareff parut, les grands dignitaires demeurèrent assis sur
leurs coussins festonnés d’or; mais Féofar se leva d’un riche divan
qui occupait le fond de la tente, dont le sol disparaissait sous
l’épaisse moquette d’un tapis boukharien.
L’émir
s’approcha d’Ivan Ogareff et lui donna un baiser, à la
signification duquel il n’y avait pas à se méprendre. Ce baiser faisait
du lieutenant le chef du conseil et le plaçait temporairement au-dessus du
khodja.
Puis,
Féofar, s’adressant à Ivan Ogareff: «Je n’ai point à
t’interroger, dit-il, parle, Ivan. Tu ne trouveras ici que des oreilles
bien disposées à t’entendre.
—Takhsir
[C’est l’équivalent du nom de «Sire», qui est donné aux sultans de
Boukhara], répondit Ivan Ogareff, voici ce que j’ai à te faire
connaître.»
Ivan
Ogareff s’exprimait en tartare, et donnait à ses phrases la tournure
emphatique qui distingue le langage des Orientaux.
«Takhsir,
le temps n’est pas aux inutiles paroles. Ce que j’ai fait, à la
tête de tes troupes, tu le sais. Les lignes de l’Ichim et de
l’Irtyche sont maintenant en notre pouvoir, et les cavaliers turcomans
peuvent baigner leurs chevaux dans leurs eaux devenues tartares. Les hordes
kirghises se sont soulevées à la voix de Féofar-Khan, et la principale route
sibérienne t’appartient depuis Ichim jusqu’à Tomsk. Tu peux donc
pousser tes colonnes aussi bien vers l’orient où le soleil se lève, que
vers l’occident où il se couche.
—Et
si je marche avec le soleil? demanda l’émir, qui écoutait sans que son
visage trahit aucune de ses pensées.
—Marcher
avec le soleil, répondit Ivan Ogareff, c’est te jeter vers
l’Europe, c’est conquérir rapidement les provinces sibériennes de
Tobolsk jusqu’aux montagnes de l’Oural.
—Et
si je vais au-devant de ce flambeau du ciel?
—C’est
soumettre à la domination tartare, avec Irkoutsk, les plus riches contrées de
l’Asie centrale.
—Mais,
les armées du sultan de Pétersbourg? dit Féofar-Khan, en désignant par ce titre
bizarre l’empereur de Russie.
—Tu
n’as rien à en craindre, ni au levant ni au couchant, répondit Ivan
Ogareff. L’invasion a été soudaine, et, avant que l’armée russe ait
pu les secourir, Irkoutsk ou Tobolsk seront tombées en ton pouvoir. Les troupes
du czar ont été écrasées à Kolyvan, comme elles le seront partout où les tiens
lutteront contre ces soldats insensés de l’Occident.
—Et
quel avis t’inspire ton dévouement à la cause tartare? demanda
l’émir, après quelques instants de silence.
—Mon
avis, répondit vivement Ivan Ogareff, c’est de marcher au devant du
soleil! C’est de donner l’herbe des steppes orientales à dévorer
aux chevaux turcomans! C’est de prendre Irkoutsk, la capitale des
provinces de l’est, et, avec elle, l’otage dont la possession vaut
toute une contrée. Il faut que, à défaut du czar, le grand-duc son frère tombe
entre tes mains.»
C’était
là le suprême résultat que poursuivait Ivan Ogareff. On l’eût pris, à
l’entendre, pour l’un de ces cruels descendants de Stepan Razine,
le célèbre pirate qui ravagea la Russie méridionale au XVIIIe siècle. S’emparer
du grand-duc, le frapper sans pitié, c’était pleine satisfaction donnée à
sa haine! En outre, la prise d’Irkoutsk faisait passer immédiatement sous
la domination tartare toute la Sibérie orientale.
«Il
sera fait ainsi, Ivan, répondit Féofar.
—Quels
sont tes ordres, Takhsir?
—Aujourd’hui
même, notre quartier général sera transporté à Tomsk.»
Ivan
Ogareff s’inclina, et, suivi du housch-bégui, il se retira pour faire
exécuter les ordres de l’émir.
Au
moment où il allait monter à cheval, afin de regagner les avant-postes, un
certain tumulte se produisit à quelque distance, dans la partie du camp
affectée aux prisonniers. Des cris se firent entendre, et deux ou trois coups
de fusil éclatèrent. Etait-ce une tentative de révolte ou d’évasion qui
allait être sommairement réprimée?
Ivan
Ogareff et le housch-bégui firent quelques pas en avant, et, presque aussitôt,
deux hommes, que des soldats ne pouvaient retenir, parurent devant eux.
Le
housch-bégui, sans plus d’information, fit un geste qui était un ordre de
mort, et la tête de ces deux prisonniers allait rouler à terre,
lorsqu’Ivan Ogareff dit quelques mots qui arrêtèrent le sabre déjà levé
sur eux.
Le
Russe avait reconnu que ces prisonniers étaient étrangers, et il donna
l’ordre qu’on les lui amenât.
C’étaient
Harry Blount et Alcide Jolivet.
Dès
l’arrivée d’Ivan Ogareff au camp, ils avaient demandé à être
conduits en sa présence. Les soldats avaient refusé. De là, lutte, tentative de
fuite, coups de fusil qui n’atteignirent heureusement point les deux
journalistes, mais leur exécution ne se fût point fait attendre, n’eût
été l’intervention du lieutenant de l’émir.
Celui-ci
examina pendant quelques moments ces prisonniers, qui lui étaient absolument
inconnus. Ils étaient présents, cependant, à cette scène du relais de poste
d’Ichim, dans laquelle Michel Strogoff fut frappé par Ivan Ogareff; mais
le brutal voyageur n’avait point fait attention aux personnes réunies
alors dans la salle commune.
Harry
Blount et Alcide Jolivet, au contraire, le reconnurent parfaitement, et
celui-ci dit à mi-voix:
«Tiens!
Il parait que le colonel Ogareff et le grossier personnage d’Ichim ne
font qu’un!»
Puis,
il ajouta à l’oreille de son compagnon:
«Exposez
notre affaire, Blount. Vous me rendrez service. Ce colonel russe au milieu
d’un camp tartare me dégoûte, et bien que, grâce à lui, ma tête soit
encore sur mes épaules, mes yeux se détourneraient avec mépris plutôt que de le
regarder en face!»
Et
cela dit, Alcide Jolivet affecta la plus complète et la plus hautaine
indifférence.
Ivan
Ogareff comprit-il ce que l’attitude du prisonnier avait
d’insultant pour lui? En tout cas, il n’en laissa rien paraître.
«Qui
êtes-vous, messieurs? demanda-t-il en russe d’un ton très-froid, mais
exempt de sa rudesse habituelle.
—Deux
correspondants de journaux anglais et français, répondit laconiquement Harry
Blount.
—Vous
avez sans doute des papiers qui vous permettent d’établir votre identité?
—Voici
des lettres qui nous accréditent en Russie près des chancelleries anglaise et
française.»
Ivan
Ogareff prit les lettres que lui tendait Harry Blount, et il les lut avec
attention. Puis:
«Vous
demandez, dit-il, l’autorisation de suivre nos opérations militaires en
Sibérie?
—Nous
demandons à être libres, voilà tout, répondit sèchement le correspondant
anglais.
—Vous
l’êtes, messieurs, répondit Ivan Ogareff, et je serai curieux de lire vos
chroniques dans le Daily-Telegraph.
—Monsieur,
répliqua Harry Blount avec le flegme le plus imperturbable, c’est six
pence le numéro, les frais de poste en sus.»
Et,
là-dessus, Harry Blount se retourna vers son compagnon, qui parut approuver
complètement sa réponse.
Ivan
Ogareff ne sourcilla pas, et, enfourchant son cheval, il prit la tête de son
escorte et disparut bientôt dans un nuage de poussière.
«Eh
bien, monsieur Jolivet, que pensez-vous du colonel Ivan Ogareff, général en
chef des troupes tartares? demanda Harry Blount.
—Je
pense, mon cher confrère, répondit en souriant Alcide Jolivet, que cet
housch-bégui a eu un bien beau geste, quand il a donné l’ordre de nous
couper la tête!»
Quoi
qu’il en soit et quel que fût le motif qui eût porté Ivan Ogareff à agir
ainsi à l’égard des deux journalistes, ceux-ci étaient libres et ils
pouvaient parcourir à leur gré le théâtre de la guerre. Aussi, leur intention
était-elle bien de ne point abandonner la partie. L’espèce
d’antipathie qu’ils ressentaient autrefois l’un pour
l’autre avait fait place à une amitié sincère. Rapprochés par les
circonstances, ils ne songeaient plus à se séparer. Les mesquines questions de
rivalité étaient à jamais éteintes. Harry Blount ne pouvait plus oublier ce
qu’il devait à son compagnon, lequel ne cherchait aucunement à s’en
souvenir, et en somme, ce rapprochement, facilitant les opérations de
reportage, devait tourner à l’avantage de leurs lecteurs.
«Et
maintenant, demanda Harry Blount, qu’est-ce que nous allons faire de
notre liberté?
—En
abuser, parbleu! répondit Alcide Jolivet, et aller tranquillement à Tomsk voir
ce qui s’y passe.
—Jusqu’au
moment, très-prochain, je l’espère, où nous pourrons rejoindre quelque
corps russe?...
—Comme
vous dites, mon cher Blount! Il ne faut pas trop se tartariser! Le beau rôle
est encore à ceux dont les armes civilisent, et il est évident que les peuples
de l’Asie centrale auraient tout à perdre et absolument rien à gagner à
cette invasion, mais les Russes sauront bien la repousser. Ce n’est
qu’une affaire de temps!»
Cependant,
l’arrivée d’Ivan Ogareff, qui venait de rendre à la liberté Alcide
Jolivet et Harry Blount, était au contraire un grave péril pour Michel
Strogoff. Que le hasard vînt à mettre le courrier du czar en présence
d’Ivan Ogareff, celui-ci ne pourrait manquer de le reconnaître pour le
voyageur qu’il avait si brutalement traité au relais d’Ichim, et
bien que Michel Strogoff n’eût pas répondu à l’insulte comme il
l’eût fait en toute autre circonstance, l’attention aurait été
attirée sur lui,—ce qui eût rendu difficile l’exécution de ses
projets.
Là
était le côté fâcheux de la présence d’Ivan Ogareff. Toutefois, une
conséquence heureuse de son arrivée, ce fut l’ordre qui fut donné de lever
le camp le jour même et de transporter à Tomsk le quartier général.
C’était
l’accomplissement du plus vif désir de Michel Strogoff. Son intention, on
le sait, était d’atteindre Tomsk, confondu avec les autres prisonniers,
c’est-à-dire sans risquer de tomber entre les mains des éclaireurs qui
fourmillaient aux approches de cette importante ville. Cependant, par suite de
l’arrivée d’Ivan Ogareff, et dans la crainte d’être reconnu
de lui, il dut se demander s’il ne conviendrait pas de renoncer à ce
premier projet et de tenter de s’échapper pendant le voyage.
Michel
Strogoff allait sans doute s’arrêter à ce dernier parti, lorsqu’il
apprit que Féofar-Khan et Ivan Ogareff étaient déjà partis pour la ville à la
tête de quelques milliers de cavaliers.
«J’attendrai
donc, se dit-il, à moins qu’il ne se présente quelque occasion
exceptionnelle de fuir. Les mauvaises chances sont nombreuses en deçà de Tomsk,
tandis qu’au delà les bonnes s’accroîtront, puisque j’aurai,
en quelques heures, dépassé les postes tartares les plus avancés dans
l’est. Encore trois jours de patience, et que Dieu me vienne en aide!»
C’était,
en effet, un voyage de trois jours que les prisonniers, sous la surveillance
d’un nombreux détachement de Tartares, devaient faire à travers la
steppe. En effet, cent cinquante verstes séparaient le camp de la ville. Voyage
facile pour les soldats de l’émir, qui ne manquaient de rien, mais
pénible pour des malheureux, affaiblis par les privations. Plus d’un
cadavre devait jalonner cette portion de la route sibérienne!
Ce
fut à deux heures de l’après-midi, ce 12 août, par une température fort
élevée et sous un ciel sans nuages, que le toptschi-baschi donna l’ordre
de départ.
Alcide
Jolivet et Harry Blount, ayant acheté des chevaux, avaient déjà pris la route
de Tomsk, où la logique des événements allait réunir les principaux personnages
de cette histoire.
Au
nombre des prisonniers amenés par Ivan Ogareff au camp tartare, était une
vieille femme que sa taciturnité même semblait mettre à part au milieu de
toutes celles qui partageaient son sort. Pas une plainte ne sortait de ses
lèvres. On eût dit une statue de la douleur. Cette femme, presque toujours
immobile, plus étroitement gardée qu’aucune autre, était, sans
qu’elle parût s’en douter ou s’en soucier, observée par la
tsigane Sangarre. Malgré son âge, elle avait dû suivre à pied le convoi des
prisonniers, sans qu’aucun adoucissement eût été apporté à ses misères.
Toutefois,
quelque providentiel dessein avait placé à ses côtés un être courageux,
charitable, fait pour la comprendre et l’assister. Parmi ses compagnes
d’infortune, une jeune fille, remarquable par sa beauté et par une
impassibilité qui ne le cédait en rien à celle de la Sibérienne, semblait
s’être donné la tâche de veiller sur elle. Aucune parole n’avait
été échangée entre les deux captives, mais la jeune fille se trouvait toujours
à point nommé auprès de la vieille femme, quand son secours pouvait lui être
utile. Celle-ci n’avait pas tout d’abord accepté sans méfiance les
soins muets de cette inconnue. Peu à peu, cependant, l’évidente droiture
du regard de cette jeune fille, sa réserve et la mystérieuse sympathie
qu’une communauté de douleurs établit entre d’égales infortunes,
avaient eu raison de la froideur hautaine de Marfa Strogoff. Nadia—car
c’était elle—avait pu ainsi, sans la connaître, rendre à la mère
les soins qu’elle-même avait reçus de son fils. Son instinctive bonté
l’avait doublement bien inspirée. En se vouant à la servir, Nadia
assurait à sa jeunesse et à sa beauté la protection de l’âge de la
vieille prisonnière. Au milieu de cette foule d’infortunés, aigris par
les souffrances, ce groupe silencieux de deux femmes, dont l’une semblait
être l’aïeule, l’autre la petite-fille, imposait à tous une sorte
de respect.
Nadia,
après avoir été enlevée par les éclaireurs tartares sur les barques de
l’Irtyche, avait été conduite à Omsk. Retenue prisonnière dans la ville,
elle partagea le sort de tous ceux que la colonne d’Ivan Ogareff avait
capturés jusqu’alors, et, par conséquent, celui de Marfa Strogoff.
Nadia,
si elle eût été moins énergique, aurait succombé à ce double coup qui venait de
la frapper. L’interruption de son voyage, la mort de Michel Strogoff
l’avaient à la fois désespérée et révoltée. Éloignée à jamais peut-être
de son père, après tant d’efforts déjà heureux qui l’en avaient
rapprochée, et, pour comble de douleur, séparée de l’intrépide compagnon
que Dieu même semblait avoir mis sur sa route pour la conduire au but, elle
avait à la fois et du même coup tout perdu. L’image de Michel Strogoff,
atteint sous ses yeux d’un coup de lance et disparaissant dans les eaux
de l’Irtyche, ne quittait plus sa pensée. Un tel homme avait-il bien pu
mourir ainsi? Pour qui Dieu réservait-il ses miracles, si ce juste, qu’un
noble dessein poussait à coup sur, avait pu être si misérablement arrêté dans
sa marche? Quelquefois la colère l’emportait sur la douleur. La scène de
l’affront si étrangement subi par son compagnon au relais d’Ichim
lui revenait à la mémoire. Son sang bouillait à ce souvenir.
«Qui
vengera ce mort qui ne peut plus se venger lui-même?» se disait-elle.
Et
dans son coeur, la jeune fille, s’adressant à Dieu même, s’écriait:
«Seigneur,
faites que ce soit moi!»
Si
encore, avant de mourir, Michel Strogoff lui avait confié son secret, si, toute
femme, tout enfant qu’elle était, elle eût pu mener à bonne fin la tâche
interrompue de ce frère que Dieu n’aurait pas dû lui donner,
puisqu’il devait sitôt le lui reprendre!...
Absorbée
dans ces pensées, on comprend que Nadia fût demeurée comme insensible aux
misères mêmes de sa captivité.
C’était
alors que le hasard l’avait, sans qu’elle pût en avoir le moindre
soupçon, réunie à Marfa Strogoff. Comment aurait-elle pu imaginer que cette
vieille femme, prisonnière comme elle, fût la mère de son compagnon, qui
n’avait jamais été pour elle que le marchand Nicolas Korpanoff? Et, de
son côté, comment Marfa aurait-elle pu deviner qu’un lien de
reconnaissance rattachait cette jeune inconnue à son fils?
Ce
qui frappa d’abord Nadia dans Marfa Strogoff, ce fut une sorte de
conformité secrète dans la façon dont chacune, de son côté, subissait sa dure
condition. Cette indifférence stoïque de la vieille femme aux douleurs
matérielles de leur vie quotidienne, ce mépris des souffrances du corps, Marfa
ne pouvait les puiser que dans une douleur morale égale à la sienne. Voilà ce
que pensait Nadia, et elle ne se trompait pas. Ce fut donc une sympathie
instinctive pour cette part de ses misères que Marfa Strogoff ne montrait pas,
qui poussa tout d’abord Nadia vers elle. Cette façon de supporter son mal
allait à l’âme fière de la jeune fille. Elle ne lui offrit pas ses
services, elle les lui donna. Marfa n’eut ni à refuser ni à accepter.
Dans les passages difficiles de la route, la jeune fille était là et
l’aidait de son bras. Aux heures des distributions de vivres, la vieille
femme n’eût pas bougé, mais Nadia partageait avec elle son insuffisante
nourriture, et c’est ainsi que ce pénible voyage s’était opéré pour
l’une en même temps que pour l’autre. Grâce à sa jeune compagne, Marfa
Strogoff put suivre les soldats qui convoyaient la troupe des prisonniers sans
être attachée à l’arçon d’une selle, comme tant d’autres
malheureuses, ainsi traînées sur ce chemin de douleur.
«Que
Dieu te récompense, ma fille, de ce que tu fais pour mes vieux ans!» lui dit
une fois Marfa Strogoff, et cela avait été, pendant quelque temps, la seule
parole prononcée entre les deux infortunées.
Durant
ces quelques jours, qui leur parurent longs comme des siècles, la vieille femme
et la jeune fille—il le semblait du moins—auraient dû être amenées
à causer de leur situation réciproque. Mais Marfa Strogoff, par une
circonspection facile à comprendre, n’avait parlé, et encore avec une
grande brièveté, que d’elle-même. Elle n’avait fait aucune allusion
ni à son fils ni à la funeste rencontre qui les avait mis face à face.
Nadia,
elle aussi, fut longtemps, sinon muette, du moins sobre de toute parole
inutile. Cependant, un jour, sentant qu’elle avait devant elle une âme
simple et haute, son coeur avait débordé, et elle avait raconté, sans en rien
cacher, tous les événements qui s’étaient accomplis depuis son départ de
Wladimir jusqu’à la mort de Nicolas Korpanoff. Ce qu’elle dit de
son jeune compagnon intéressa vivement la vieille Sibérienne.
«Nicolas
Korpanoff! dit-elle. Parle-moi encore de ce Nicolas! Je ne sais qu’un
homme, un seul parmi la jeunesse de ce temps, dont une telle conduite ne
m’eût pas étonnée! Nicolas Korpanoff, était-ce bien son nom? En es-tu
sûre, ma fille?
—Pourquoi
m’aurait-il trompée sur ce point, répondit Nadia, lui qui ne m’a
trompée sur aucun autre?»
Cependant,
mue par une sorte de pressentiment, Marfa Strogoff faisait à Nadia questions
sur questions.
«Tu
m’as dit qu’il était intrépide, ma fille! Tu m’as prouvé
qu’il l’avait été! dit-elle.
—Oui,
intrépide! répondit Nadia.
—C’est
bien ainsi qu’eut été mon fils,» se répétait Marfa Strogoff à part elle.
Puis
elle reprenait:
«Tu
m’as dit encore que rien ne l’arrêtait, que rien ne
l’étonnait, qu’il était si doux dans sa force même, que tu avais
une soeur aussi bien qu’un frère en lui, et qu’il a veillé sur toi
comme une mère?
—Oui,
oui! dit Nadia. Frère, soeur, mère, il a été tout pour moi!
—Et
aussi un lion pour te défendre?
—Un
lion, en vérité! répondit Nadia. Oui, un lion, un héros!
—Mon
fils, mon fils! pensait la vieille Sibérienne.
—Mais
tu dis, cependant, qu’il a supporté un terrible affront dans cette maison
de poste d’Ichim?
—Il
l’a supporté! répondit Nadia en baissant la tête.
—Il
l’a supporté? murmura Maria Strogoff, frémissante.
—Mère!
mère! s’écria Nadia, ne le condamnez pas. Il y avait là un secret, un
secret dont Dieu seul, à l’heure qu’il est, est le juge!
—Et,
dit Marfa, relevant la tête et regardant Nadia comme si elle eût voulu lire
jusqu’au plus profond de son âme, dans cette heure d’humiliation,
ce Nicolas Korpanoff, est-ce que tu l’as méprisé?
—Je
l’ai admiré sans le comprendre! répondit la jeune fille. Je ne l’ai
jamais senti plus digne de respect!»
La
vieille femme se tut un instant.
«Il
était grand? demanda-t-elle.
—Très-grand.
—Et
très-beau, n’est-ce pas? Allons, parle, ma fille.
—Il
était très beau, répondit Nadia toute rougissante.
—C’était
mon fils! Je te dis que c’était mon fils! s’écria la vieille femme
en embrassant Nadia.
—Ton
fils! répondit Nadia tout interdite, ton fils!
—Allons!
dit Marfa, va jusqu’au bout, mon enfant! Ton compagnon, ton ami, ton
protecteur, il avait une mère! Est-ce qu’il ne t’aurait jamais
parlé de sa mère?
—De
sa mère? dit Nadia. Il m’a parlé de sa mère comme je lui ai parlé de mon
père, souvent, toujours! Cette mère, il l’adorait!
—Nadia,
Nadia! Tu viens de me raconter l’histoire même de mon fils,» dit la
vieille femme.
Et
elle ajouta impétueusement:
«Ne
devait-il donc pas la voir en passant à Omsk, cette mère que tu dis qu’il
aimait?
—Non,
répondit Nadia, non, il ne le devait pas.
—Non?
s’écria Marfa. Tu as osé me dire non?
—Je
te l’ai dit, mais il me reste à t’apprendre que, pour des motifs
qui devaient remporter sur tout, des motifs que je ne connais pas, j’ai
cru comprendre que Nicolas Korpanoff devait traverser le pays dans le plus
absolu secret. C’était pour lui une question de vie et de mort, et, mieux
encore, une question de devoir et d’honneur.
—De
devoir, en effet, de devoir impérieux, dit la vieille Sibérienne, de ceux
auxquels on sacrifie tout, pour l’accomplissement desquels on refuse
tout, même la joie de venir donner un baiser, le dernier peut-être, à sa
vieille mère! Tout ce que tu ne sais pas, Nadia, tout ce que je ne savais pas
moi-même, je le sais à l’heure qu’il est! Tu m’as tout fait
comprendre! Mais la lumière que tu as jetée au plus profond des ténèbres de mon
coeur, cette lumière, je ne puis la faire entrer dans le tien. Le secret de mon
fils, Nadia, puisqu’il ne te l’a pas dit, il faut que je le lui
garde! Pardonne-moi, Nadia! Le bien que tu m’as fait, je ne puis te le
rendre!
—Mère,
je ne vous demande rien,» répondit Nadia.
Tout
s’était expliqué ainsi pour la vieille Sibérienne, tout, jusqu’à
l’inexplicable conduite de son fils à son égard, dans l’auberge
d’Omsk, en présence des témoins de leur rencontre. Il n’y avait
plus à douter que le compagnon de la jeune fille n’eût été Michel
Strogoff, et qu’une mission secrète, quelque importante dépêche à porter
à travers la contrée envahie, ne l’obligeât à cacher sa qualité de
courrier du czar.
«Ah!
mon brave enfant, pensa Marfa Strogoff. Non! Je ne te trahirai pas, et les
tortures ne m’arracheront jamais l’aveu que c’est bien toi
que j’ai vu à Omsk!»
Marfa
Strogoff aurait pu, d’un mot, payer Nadia de tout son dévouement pour
elle. Elle aurait pu lui apprendre que son compagnon, Nicolas Korpanoff, ou
plutôt Michel Strogoff, n’avait pas péri dans les eaux de
l’Irtyche, puisque c’était quelques jours après cet incident
qu’elle l’avait rencontré, qu’elle lui avait parlé!...
Mais
elle se contint, elle se tut, et se borna à dire:
«Espère,
mon enfant! Le malheur ne s’acharnera pas toujours sur toi! Tu reverras
ton père, j’en ai le pressentiment, et, peut-être, celui qui te donnait
le nom de soeur n’est-il pas mort! Dieu ne peut pas permettre que ton
brave compagnon ait péri!... Espère, ma fille! espère! Fais comme moi! Le deuil
que je porte n’est pas encore celui de mon fils!».
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