COUP POUR COUP.
Telle
était maintenant la situation de Marfa Strogoff et de Nadia l’une
vis-à-vis de l’autre. La vieille Sibérienne avait tout compris, et si la
jeune fille ignorait que son compagnon tant regretté vécût encore, elle savait,
du moins, ce qu’il était à celle dont elle avait fait sa mère, et elle
remerciait Dieu de lui avoir donné cette joie de pouvoir remplacer auprès de la
prisonnière le fils qu’elle avait perdu.
Mais
ce que ni l’une ni l’autre ne pouvaient savoir, c’est que
Michel Strogoff, pris à Kolyvan, faisait partie du même convoi et qu’il
était dirigé sur Tomsk avec elles.
Les
prisonniers amenés par Ivan Ogareff avaient été réunis à ceux que l’émir
gardait déjà au camp tartare. Ces malheureux, Russes ou Sibériens, militaires
ou civils, étaient au nombre de quelques milliers, et ils formaient une colonne
qui s’étendait sur une longueur de plusieurs verstes. Parmi eux, il en
était qui, considérés comme plus dangereux, avaient été attachés par des
menottes à une longue chaîne. Il y avait aussi des femmes, des enfants, liés ou
suspendus aux pommeaux des selles, et impitoyablement traînés sur les routes! On
les poussait tous comme un bétail humain. Les cavaliers qui les escortaient les
obligeaient à garder un certain ordre, et il n’y avait de retardataires
que ceux qui tombaient pour ne plus se relever.
De
cette disposition, il était résulté ceci: c’est que Michel Strogoff,
rangé dans les premiers rangs de ceux qui avaient quitté le camp tartare,
c’est-à-dire parmi les prisonniers de Kolyvan, ne devait pas être mêlé
aux prisonniers venus d’Omsk en dernier lieu. Il ne pouvait donc
soupçonner dans ce convoi la présence de sa mère et de Nadia, pas plus que
celles-ci ne pouvaient soupçonner la sienne.
Ce
voyage, du camp à Tomsk, fait dans ces conditions, sous le fouet des soldats,
fut mortel pour un grand nombre, terrible pour tous. On allait à travers la
steppe, sur une route rendue plus poussiéreuse encore par le passage de
l’émir et de son avant-garde. Ordre avait été donna de marcher vite. Les
haltes, très-courtes, étaient rares. Ces cent cinquante verstes à franchir sous
un soleil ardent, si rapidement qu’elles fussent parcourues, devaient
sembler interminables!
C’est
une contrée stérile que celle qui s’étend sur la droite de l’Obi
jusqu’à la base de ce contrefort, détaché des monts Sayansk, dont
l’orientation est nord et sud. A peine quelques buissons maigres et
brûlés rompent-ils çà et là la monotonie de l’immense plaine. Il
n’y a pas de culture, parce qu’il n’y a pas d’eau, et
c’est l’eau qui manqua le plus aux prisonniers, altérés par une
marche pénible. Pour trouver un affluent, il eût fallu se porter d’une
cinquantaine de verstes dans l’est, jusqu’au pied même du
contrefort qui détermine le partage des eaux entre les bassins de l’Obi
et de l’Yeniseï. Là, coule le Tom, petit affluent de l’Obi, qui
passe à Tomsk avant de se perdre dans une des grandes artères du nord. Là,
l’eau eût été abondante, la steppe moins aride, la température moins
ardente. Mais les plus étroites prescriptions avaient été données aux chefs du
convoi de gagner Tomsk par le plus court, car l’émir pouvait toujours
craindre d’être pris de flanc et coupé par quelque colonne russe qui fût
descendue des provinces du nord. Or, la grande route sibérienne ne côtoyait pas
les rives du Tom, du moins dans sa partie comprise entre Kolyvan et une petite
bourgade nommée Zabédiero, et il fallait suivre la grande route sibérienne.
Il
est inutile de s’appesantir sur les souffrances de tant de malheureux prisonniers.
Plusieurs centaines tombèrent sur la steppe, et leurs cadavres y devaient
rester jusqu’au moment où les loups, ramenés par l’hiver, en
dévoreraient les derniers ossements.
De
même que Nadia était toujours là, prête à secourir la vieille Sibérienne, de
même Michel Strogoff, libre de ses mouvements, rendait à des compagnons
d’infortune plus faibles que lui tous les services que sa situation lui
permettait. Il encourageait les uns, il soutenait les autres, il se prodiguait,
il allait et venait, jusqu’à ce que la lance d’un cavalier
l’obligeât à reprendre sa place au rang qui lui était assigné.
Pourquoi
ne cherchait-il pas à fuir? C’est que son projet était bien arrêté,
maintenant, de ne se lancer à travers la steppe que lorsqu’elle serait
sûre pour lui. Il s’était entêté dans cette idée d’aller
jusqu’à Tomsk «aux frais de l’émir», et, en somme, il avait raison.
A voir les nombreux détachements qui battaient la plaine sur les flancs du
convoi, tantôt au sud, tantôt au nord, il était évident qu’il n’eût
pas fait deux verstes sans avoir été repris. Les cavaliers tartares
pullulaient, et, parfois, il semblait qu’ils sortissent de terre, comme
ces insectes nuisibles qu’une pluie d’orage fait fourmiller à la
surface du sol. En outre, la fuite dans ces conditions eût été extrêmement
difficile, sinon impossible. Les soldats de l’escorte déployaient une
extrême vigilance, car il y allait pour eux de la tête, si leur surveillance
eût été mise en défaut.
Enfin,
le 15 août, à la tombée du jour, le convoi atteignit la petite bourgade de
Zabédiero, à une trentaine de verstes de Tomsk. En cet endroit, la route
rejoignait le cours du Tom.
Le
premier mouvement des prisonniers eût été de se précipiter dans les eaux de
cette rivière; mais leurs gardiens ne leur permirent pas de rompre les rangs
avant que la halte fût organisée. Bien que le courant du Tom fût presque
torrentiel à cette époque, il pouvait favoriser la fuite de quelque audacieux
ou de quelque désespéré, et les plus sévères mesures de vigilance allaient être
prises. Des barques, réquisitionnées à Zabédiero, furent embossées sur le Tom
et formèrent un chapelet d’obstacles impossible à franchir. Quant à la
ligne du campement, appuyée aux premières maisons de la bourgade, elle fut
gardée par un cordon de sentinelles impossible à briser.
Michel
Strogoff, qui aurait pu songer dès ce moment à se jeter dans la steppe,
comprit, après avoir soigneusement observé la situation, que ses projets de
fuite étaient presque inexécutables dans ces conditions, et, ne voulant rien compromettre,
il attendit.
Cette
nuit là tout entière, les prisonniers devaient camper sur les bords du Tom. L’émir,
en effet, avait remis au lendemain l’installation de ses troupes à Tomsk.
Il avait été décidé qu’une fête militaire marquerait l’inauguration
du quartier général tartare dans cette importante cité. Féofar-Khan en occupait
déjà la forteresse, mais le gros de son armée bivouaquait sous les murs,
attendant le moment d’y faire une entrée solennelle.
Ivan
Ogareff avait laissé l’émir à Tomsk, où tous deux étaient arrivés la
veille, et il était revenu au campement de Zabédiero. C’est de ce point
qu’il devait partir le lendemain avec l’arrière-garde de
l’armée tartare. Une maison avait été disposée pour qu’il pût y
passer la nuit. Au soleil levant, sous son commandement, cavaliers et
fantassins se dirigeraient sur Tomsk, où l’émir voulait les recevoir avec
la pompe habituelle aux souverains asiatiques.
Dès
que la halte eut été organisée, les prisonniers, brisés par ces trois jours de
voyage, en proie à une soif ardente, purent se désaltérer enfin et prendre un
peu de repos.
Le
soleil était déjà couché, mais l’horizon s’éclairait encore des
lueurs crépusculaires, lorsque Nadia, soutenant Marfa Strogoff, arriva sur les
bords du Tom. Toutes deux n’avaient pu, jusqu’alors, percer les
rangs de ceux qui encombraient la berge, et elles venaient boire à leur tour.
La
vieille Sibérienne se pencha sur ce courant frais, et Nadia, y plongeant sa
main, la porta aux lèvres de Marfa. Puis elle se rafraîchit à son tour. Ce fut
la vie que la vieille femme et la jeune fille retrouvèrent dans ces eaux
bienfaisantes.
Soudain,
Nadia, au moment de quitter la rive, se redressa. Un cri involontaire venait de
lui échapper.
Michel
Strogoff était là, à quelques pas d’elle! C’était lui!... Les
dernières lueurs du jour l’éclairaient encore!
Au
cri de Nadia, Michel Strogoff avait tressailli.... Mais il eut assez
d’empire sur lui-même pour ne pas prononcer un mot qui pût le
compromettre.
Et
cependant, en même temps que Nadia, il avait reconnu sa mère!...
Michel
Strogoff, à cette rencontre inattendue, ne se sentant plus maître de lui, porta
la main à ses yeux et s’éloigna aussitôt.
Nadia
s’était élancée instinctivement pour le rejoindre, mais la vieille
Sibérienne lui murmura ces mots à l’oreille:
«Reste,
ma fille!
—C’est
lui! répondit Nadia d’une voix coupée par l’émotion. Il vit, mère!
c’est lui!
—C’est
mon fils, répondit Marfa Strogoff, c’est Michel Strogoff, et tu vois que
je ne fais pas un pas vers lui! Imite-moi, ma fille!»
Michel
Strogoff venait d’éprouver l’une des plus violentes émotions
qu’il soit donné à un homme de ressentir. Sa mère et Nadia étaient là.
Ces deux prisonnières, qui se confondaient presque dans son coeur, Dieu les
avait poussées l’une vers l’autre en cette commune infortune! Nadia
savait-elle donc qui il était? Non, car il avait vu le geste de Marfa Strogoff,
la retenant au moment où elle allait s’élancer vers lui! Marfa Strogoff
avait donc tout compris et gardé son secret.
Pendant
cette nuit, Michel Strogoff fut vingt fois sur le point de chercher à rejoindre
sa mère, mais il comprit qu’il devait résister à cet immense désir de la
serrer dans ses bras, de presser encore une fois la main de sa jeune compagne! La
moindre imprudence pouvait le perdre. Il avait juré, d’ailleurs, de ne
pas voir sa mère... il ne la verrait pas, volontairement! Une fois arrivé à
Tomsk, puisqu’il ne pouvait fuir cette nuit même, il se jetterait à
travers la steppe sans même avoir embrassé les deux êtres en qui se résumait
toute sa vie et qu’il laissait exposés à tant de périls!
Michel
Strogoff pouvait donc espérer que cette nouvelle rencontre au campement de
Zabédiero n’aurait de conséquence fâcheuse, ni pour sa mère, ni pour lui.
Mais il ne savait pas que certains détails de cette scène, si rapidement
qu’elle se fût passée, venaient d’être surpris par Sangarre,
l’espionne d’Ivan Ogareff.
La
tsigane était la, à quelques pas, sur la berge, épiant comme toujours la
vieille Sibérienne, et sans que celle-ci s’en doutât. Elle n’avait
pu apercevoir Michel Strogoff, qui avait déjà disparu lorsqu’elle se
retourna; mais le geste de la mère, retenant Nadia, ne lui avait pas échappé,
et un éclair des yeux de Marfa venait de tout lui apprendre.
Il
était désormais hors de doute que le fils de Marfa Strogoff, le courrier du
czar, se trouvait en ce moment, à Zabédiero, au nombre des prisonniers
d’Ivan Ogareff!
Sangarre
ne le connaissait pas, mais elle savait qu’il était là! Elle ne chercha
donc pas à le découvrir, ce qui eût été impossible dans l’ombre et au milieu
de cette nombreuse foule.
Quant
à espionner de nouveau Nadia et Marfa Strogoff, c’était également
inutile. Il était évident que ces deux femmes se tiendraient sur leurs gardes,
et il serait impossible de rien surprendre qui fût de nature à compromettre le
courrier du czar.
La
tsigane n’eut donc plus qu’une pensée: prévenir Ivan Ogareff. Elle
quitta donc aussitôt le campement.
Un
quart d’heure après, elle arrivait à Zabédiero et était introduite dans
la maison qu’occupait le lieutenant de l’émir.
Ivan
Ogareff reçut immédiatement la tsigane.
«Que
me veux-tu, Sangarre? lui demanda-t-il.
—Le
fils de Marfa Strogoff est au campement, répondit Sangarre.
—Prisonnier?
—Prisonnier!
—Ah!
s’écria Ivan Ogareff, je saurai....
—Tu
ne sauras rien, Ivan, répondit la tsigane, car tu ne le connais même pas!
—Mais
tu le connais, toi! Tu l’as vu, Sangarre!
—Je
ne l’ai pas vu, mais j’ai vu sa mère se trahir par un mouvement qui
m’a tout appris.
—Ne
te trompes-tu pas?
—Je
ne me trompe pas.
—Tu
sais l’importance que j’attache à l’arrestation de ce
courrier, dit Ivan Ogareff. Si la lettre qui lui a été remise à Moscou parvient
à Irkoutsk, si elle est remise au grand-duc, le grand-duc sera sur ses gardes,
et je ne pourrai arriver à lui! Cette lettre, il me la faut donc à tout prix! Or,
tu viens me dire que le porteur de cette lettre est en mon pouvoir! Je te le
répète, Sangarre, ne te trompes-tu pas?»
Ivan
Ogareff avait parlé avec une grande animation. Son émotion témoignait de
l’extrême importance qu’il attachait à la possession de cette
lettre. Sangarre ne fut aucunement troublée de l’insistance avec laquelle
Ivan Ogareff précisa de nouveau sa demande.
«Je
ne me trompe pas, Ivan, répondit-elle.
—Mais,
Sangarre, il y a au campement plusieurs milliers de prisonniers, et tu dis que tu
ne connais pas Michel Strogoff!
—Non,
répondit la tsigane, dont le regard s’imprégna d’une joie sauvage,
je ne le connais pas, moi, mais sa mère le connaît! Ivan, il faudra faire
parler sa mère!
—Demain,
elle parlera!» s’écria Ivan Ogareff.
Puis,
il tendit sa main à la tsigane, et celle-ci la baisa, sans que dans cet acte de
respect, habituel aux races du Nord, il y eût rien de servile.
Sangarre
rentra au campement. Elle retrouva la place occupée par Nadia et Marfa
Strogoff, et passa la nuit à les observer toutes deux. La vieille femme et la
jeune fille ne dormirent pas, bien que la fatigue les accablât. Trop
d’inquiétudes devaient les tenir éveillées. Michel Strogoff était vivant,
mais prisonnier comme elles! Ivan Ogareff le savait-il, et, s’il ne le
savait pas, ne viendrait-il pas à l’apprendre? Nadia était tout à cette
pensée, que son compagnon vivait, lui qu’elle avait cru mort! Mais Marfa
Strogoff voyait plus loin dans l’avenir, et si elle faisait bon marché
d’elle-même, elle avait raison de tout craindre pour son fils.
Sangarre,
qui s’était glissée dans l’ombre jusqu’auprès de ces deux
femmes, resta à cette place pendant plusieurs heures, prêtant
l’oreille.... Elle ne put rien entendre. Par un sentiment instinctif de
prudence, pas un mot ne fut échangé entre Nadia et Marfa Strogoff.
Le
lendemain 16 août, vers dix heures du matin, d’éclatantes fanfares
retentirent à la lisière du campement. Les soldats tartares se mirent
immédiatement sous les armes.
Ivan
Ogareff, après avoir quitté Zabédiero, arrivait au milieu d’un nombreux
état-major d’officiers tartares. Son visage était plus sombre que
d’habitude, et ses traits contractés indiquaient en lui une sourde
colère, qui ne cherchait qu’une occasion d’éclater.
Michel
Strogoff, perdu dans un groupe de prisonniers, vit passer cet homme. Il eut le
pressentiment que quelque catastrophe allait se produire, car Ivan Ogareff
savait maintenant que Marfa Strogoff était la mère de Michel Strogoff,
capitaine au corps des courriers du czar.
Ivan
Ogareff, arrivé au centre du campement, descendit de cheval, et les cavaliers
de son escorte firent faire un large cercle autour de lui.
En
ce moment, Sangarre s’approcha et dit:
«Je
n’ai rien de nouveau à t’apprendre, Ivan!»
Ivan
Ogareff ne répondit qu’en donnant brièvement un ordre à l’un de ses
officiers.
Aussitôt,
les rangs des prisonniers furent brutalement parcourus par des soldats. Ces
malheureux, stimulés à coups de fouet ou poussés du bois des lances, durent se
relever en hâte et se ranger sur la circonférence du campement. Un quadruple
cordon de fantassins et de cavaliers, disposé en arrière, rendait toute évasion
impossible.
Le
silence se fit aussitôt, et, sur un signe d’Ivan Ogareff, Sangarre se
dirigea vers le groupe au milieu duquel se tenait Marfa Strogoff.
La
vieille Sibérienne la vit venir. Elle comprit ce qui allait se passer. Un
sourire dédaigneux apparut sur ses lèvres. Puis, se penchant vers Nadia, elle
lui dit à voix basse:
«Tu
ne me connais plus, ma fille! Quoi qu’il arrive, et si dure que puisse
être cette épreuve, pas un mot, pas un geste! C’est de lui et non de moi
qu’il s’agit!»
A
ce moment, Sangarre, après l’avoir regardée un instant, mit sa main sur
l’épaule de la vieille Sibérienne.
«Que
me veux-tu? dit Marfa Strogoff.
—Viens!»
répondit Sangarre.
Et,
la poussant de la main, elle la conduisit, au milieu de l’espace réservé
devant Ivan Ogareff.
Michel
Strogoff tenait ses paupières à demi fermées, pour n’être pas trahi par
l’éclair de ses yeux.
Marfa
Strogoff, arrivée en face d’Ivan Ogareff, redressa sa taille, croisa ses
bras et attendit.
«Tu
es bien Marfa Strogoff? lui demanda Ivan Ogareff.
—Oui,
répondit la vieille Sibérienne avec calme.
—Reviens-tu
sur ce que tu m’as répondu lorsque, il y a trois jours, je t’ai
interrogée à Omsk?
—Non.
—Ainsi,
tu ignores que ton fils, Michel Strogoff, courrier du czar, a passé à Omsk?
—Je
l’ignore.
—Et
l’homme que tu avais cru reconnaître pour ton fils au relais de poste, ce
n’était pas lui, ce n’était pas ton fils?
—Ce
n’était pas mon fils.
—Et
depuis, tu ne l’as pas vu au milieu de ces prisonniers?
—Non.
—Et
si l’on te le montrait, le reconnaîtrais-tu?
—Non.»
A
cette réponse, qui dénotait une inébranlable résolution de ne rien avouer, un
murmure se fit entendre dans la foule.
Ivan
Ogareff ne put retenir un geste menaçant.
«Écoute,
dit-il à Marfa Strogoff, ton fils est ici, et tu vas immédiatement le désigner.
—Non.
—Tous
ces hommes, pris à Omsk et à Kolyvan, vont défiler sous tes yeux, et si tu ne
désignes pas Michel Strogoff, tu recevras autant de coups de knout qu’il
sera passé d’hommes devant toi!»
Ivan
Ogareff avait compris que, quelles que fussent ses menaces, quelles que fussent
les tortures auxquelles on la soumettrait, l’indomptable Sibérienne ne
parlerait pas. Pour découvrir le courrier du czar, il comptait donc, non sur
elle, mais sur Michel Strogoff lui-même. Il ne croyait pas possible que,
lorsque la mère et le fils seraient en présence l’un de l’autre, un
mouvement irrésistible ne les trahît pas. Certainement, s’il
n’avait voulu que saisir la lettre impériale, il aurait simplement donné
l’ordre de fouiller tous ces prisonniers; mais Michel Strogoff pouvait
avoir détruit cette lettre, après en avoir pris connaissance, et s’il
n’était pas reconnu, s’il parvenait à gagner Irkoutsk, les plans
d’Ivan Ogareff seraient déjoués. Ce n’était donc pas seulement la
lettre qu’il fallait au traître, c’était le porteur lui-même.
Nadia
avait tout entendu, et elle savait maintenant ce qu’était Michel Strogoff
et pourquoi il avait voulu traverser sans être reconnu les provinces envahies
de la Sibérie!
Sur
l’ordre d’Ivan Ogareff, les prisonniers défilèrent un à un devant
Marfa Strogoff, qui resta immobile comme une statue et dont le regard
n’exprima que la plus complète indifférence.
Son
fils se trouvait dans les derniers rangs. Quand, à son tour, il passa devant sa
mère, Nadia ferma les yeux pour ne pas voir!
Michel
Strogoff était demeuré impassible en apparence, mais la paume de ses mains
saigna sous ses ongles, qui s’y étaient incrustés.
Ivan
Ogareff était vaincu par le fils et la mère!
Sangarre,
placée près de lui, ne dit qu’un mot:
«Le
knout!
—Oui!
s’écria Ivan Ogareff, qui ne se possédait plus, le knout à cette vieille
coquine, et jusqu’à ce qu’elle meure!»
Un
soldat tartare, portant ce terrible instrument de supplice, s’approcha de
Marfa Strogoff.
Le
knout se compose d’un certain nombre de lanières de cuir, à
l’extrémité desquelles sont attachés des fils de fer tordus. On estime
qu’une condamnation à cent vingt coups de ce fouet équivaut à une
condamnation à mort. Marfa Strogoff le savait, mais elle savait aussi
qu’aucune torture ne la ferait parler, et elle avait fait le sacrifice de
sa vie.
Marfa
Strogoff, saisie par deux soldats, fut jetée à genoux sur le sol. Sa robe,
déchirée, montra son dos à nu. Un sabre fut posé devant sa poitrine, à quelques
pouces seulement. Au cas où elle eût fléchi sous la douleur, sa poitrine était
percée de cette pointe aiguë.
Le
Tartare se tint debout.
Il
attendait.
«Va!»
dit Ivan Ogareff.
Le
fouet siffla dans l’air....
Mais,
avant qu’il eût frappé, une main puissante l’avait arraché à la
main du Tartare.
Michel
Strogoff était là! Il avait bondi devant cette horrible scène! Si, au relais
d’Ichim, il s’était contenu lorsque le fouet d’Ivan Ogareff
l’avait atteint, ici, devant sa mère qui allait être frappée, il
n’avait pu se maîtriser.
Ivan
Ogareff avait réussi.
«Michel
Strogoff!» s’écria-t-il.
Puis,
s’avançant:
«Ah!
fit-il, l’homme d’Ichim?
—Lui-même!»
dit Michel Strogoff.
Et,
levant le knout, il en déchira la figure d’Ivan Ogareff.
«Coup
pour coup! dit-il.
—Bien
rendu!» s’écria la voix d’un spectateur, qui se perdit heureusement
dans le tumulte.
Vingt
soldats se jetèrent sur Michel Strogoff, et ils allaient le tuer....
Mais,
Ivan Ogareff, auquel un cri de rage et de douleur avait échappé, les arrêta
d’un geste.
«Cet
homme est réservé à la justice de l’émir! dit-il. Qu’on le
fouille!»
La
lettre aux armes impériales fut trouvée sur la poitrine de Michel Strogoff, qui
n’avait pas eu le temps de la détruire, et on la remit à Ivan Ogareff.
Le
spectateur qui avait prononcé ces mots: «Bien rendu!» n’était autre
qu’Alcide Jolivet. Son confrère et lui, s’étant arrêtés au camp de
Zabédiero, assistaient à cette scène.
«Pardieu!
dit-il à Harry Blount, ces gens du Nord sont de rudes hommes! Avouez que nous
devons une réparation à notre compagnon de route! Korpanoff ou Strogoff se
valent! Belle revanche de l’affaire d’Ichim!
—Oui,
revanche, en effet, répondit Harry Blount, mais Strogoff est un homme mort. Dans
son intérêt, il aurait peut-être mieux fait de ne pas se souvenir encore!
—Et
de laisser périr sa mère sous le knout!
—Croyez-vous
qu’il lui ait fait un meilleur sort par son emportement, à elle et à sa
soeur?
—Je
ne crois rien, je ne sais rien, répondit Alcide Jolivet, si ce n’est que
je n’aurais pas mieux fait à sa place! Quelle balafre! Eh! que diable! Il
faut bien bouillir quelquefois! Dieu nous aurait mis de l’eau dans les
veines et non du sang, s’il nous eût voulus toujours et partout
imperturbables!
—Joli
incident pour une chronique! dit Harry Blount. Si Ivan Ogareff voulait
seulement nous communiquer cette lettre!...»
Cette
lettre, Ivan Ogareff, après avoir étanché le sang qui lui couvrait le visage,
en avait brisé le cachet. Il la lut et la relut longuement, comme s’il
eût voulu se bien pénétrer de tout ce qu’elle contenait.
Puis,
après avoir donné ses ordres pour que Michel Strogoff, étroitement garrotté,
fût dirigé sur Tomsk avec les autres prisonniers, il prit le commandement des
troupes campées à Zabédiero, et, au bruit assourdissant des tambours et des trompettes,
il se dirigea vers la ville, où l’attendait l’émir.
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