Texte
Quelques-uns de
nos joyeux amis belges, ont eu dernièrement l’idée d’offrir à la Ville de
Paris, une reproduction de la figurine, un peu naturaliste du Manneken-Piss,
qui est considéré à Bruxelles comme le palladium de la cité et comme le
« premier bourgeois du pays ».
En grande dame un peu fière, la Ville de Paris a eu l’air de se faire prier,
bien que dans son domaine artistique du Moyen âge, elle ne soit pas sans
posséder certaines gaillardises sculptées, comme les fameuses gargouilles de
l’Hôtel de Cluny. Encore aurait-elle pu, trouver dans quelque coin de
Montmartre, qui n’a point une réputation de pudibonderie, un emplacement pour
le petit marmouset bruxellois, qui expulse avec une naïve ingénuité, le «
superflu de sa boisson », comme disait Rabelais.
Suivant la légende, c’est une oeuvre du sculpteur François Duquesnoy,
qui excellait dans les statuettes et les bas-reliefs, où il a représenté les «
jeux d’enfants ». Il aurait exécuté le petit Manneken-Piss actuel, vers
1610, mais on retrouve au Musée des Arts décoratifs de Bruxelles, parmi des
figurines et des aquamaniles, une statuette semblable au marmouset actuel et
qui lui est certainement antérieure. En France, nos aïeux ne se scandalisèrent
point, à l’entrée de quelque souverain dans sa bonne ville de Paris, de la
fontaine du Puceau, à peu près pareille à celle dont nous parlons. Il
faut dire qu’aux jours de grande fête, le « petit bourgeois » du quartier de la
maison du Roi apparaît en grand costume de gala de tous les temps et de tous
les régimes. Il se coiffe d’un tricorne ou d’un bicorne orné de plumes
blanches. Il se pare d’un habit de velours ou de satin qui lui fut donné par
l’Electeur de Bavière et où l’on voit, non sans surprise, briller la croix de
Saint-Louis, qui lui fut conférée par Louis XV. Sous la Révolution, il endossa
la carmagnole et arbora le bonnet phrygien. Napoléon lui octroya la clef de
grand chambellan et depuis 1830, il revêt la tenue de garde civique. Ne dit-on
pas que quelque grande dame lui a légué un millier de florins ?
Mais le petit bonhomme porte tous ses costumes sans mettre un frein à la fureur
des flots et même, l’épée au côté, il n’interrompt point sa fonction !...
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La Ville de Paris a pu refuser ce cadeau. Rouen aurait pu
également repousser la statuette du gamin de Bruxelles, parce que sans qu’on
s’en doute, elle a, non seulement un manneken-piss, mais deux manneken-piss,
qui escortent et flanquent très réalistement, l’écusson central de la vieille
fontaine de l’Eglise Saint-Maclou, à l’angle sur la rue Martainville,
aujourd’hui protégée et circonscrite par une grille, moins décorée et ouvragée
du reste, que la grille du XVIIIe siècle qui entoure la fontaine de Bruxelles.
La fontaine actuelle de Saint-Maclou date d’une époque se rapprochant
vraisemblablement de la construction des belles portes en bois auxquelles se
rattachait. Ce grand ensemble décoratif qu’on a attribué sans preuve à Jean
Goujon, se ressent beaucoup de l’influence italienne, encore sensible en
France. Ainsi qu’il nous a été donné de l’indiquer dans une communication à la
Commission des Antiquités, pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à comparer la
fontaine Saint-Maclou avec les motifs de la décoration stucquée de la Grande
Galerie François Ier, au château de Fontainebleau. Il y a notamment un
motif, face à la sortie du grand vestibule, dont l’analogie est complète et
s’impose à l’attention. Même ordonnance générale du « cuir » avec retroussis ;
même composition du médaillon et de son cadre ovale ; même emploi des guirlandes
de fruitages ; même emplacement des enfants nus, au sommet de la composition,
où la pose de l’un d’eux est, en effet, complètement pareille à celle de
Fontainebleau. Cette galerie dont le plan fut arrêté en 1528 et exécutée par
Rosso, avec toute une série d’artistes et de stucators italiens, a donc,
croyons-nous, inspiré l’ordonnance générale de notre fontaine rouennaise. Les
deux enfants tiennent également le même emplacement, mais sont vus de profil et
ne remplissent pas le même office que dans la gravure de Hyacinthe Langlois, en
1832. L’eau qui se déversait jadis par… leur entremise, dans une vasque basse,
entourant la fontaine, n’aurait jamais été assez abondante dans ce quartier
populaire, si un vigoureux mascaron de satyre cornu, plus décent, du reste, que
ceux qui se trouvent sur les panneaux des portes, n’avait laissé l’eau
s’épancher avec plus de facilité. Si l’on examine actuellement avec soin les
deux manneken-piss que notre excellent compatriote Auguste Foucher, a
reproduits dans sa belle restitution de la Fontaine Saint-Maclou, on retrouve
encore la trace des tuyaux d’eau.
Ces enfants… pleureurs durèrent-ils très longtemps ? Nous ne le croyons
pas, car une pièce très curieuse que nous avons retrouvée aux Archives
municipales (liasse 24, n° 18), signale, dans un curieux devis de 1602,
signé de Pierre Hardouyn, que l’un des enfants est déjà, à cette date, en très
mauvais état. Toute la fontaine était, du reste, fort mal en point et le devis
donne à ce sujet, des renseignements inédits. Ouin-Lacroix croyait que le
médaillon central représentait Jésus et la Samaritaine. Il n’en est
rien, et Pierre Hardouyn affirme qu’il figure le Baptême de Jésus-Christ.
Au champ de l’ovale, dit-il, était taillée
l’histoire du Baptême de Notre-Seigneur-Jésus-Christ et
Saint-Jehan-Baptiste, où les ymages qui étoient de demi-bosse sont rompues ; la
teste et mains et jambes du Christ sont toutes rompues. Aussy celles du
Saint-Jehan-Baptiste et mains et aussy l’Ange qui tient la robe de
Notre-Seigneur, de façon qu’il faut un autre auvalle de pierre de Vernon et
retailler la mesme histoire et l’appliquer par-dessous, en dedans, sur les
bordures, en ysollant celle qui est à présent rompue et l’enfoncer dedans la
place que l’on luy aura faite et la bien retenir avec de petits crampons de
fer, entaillés et symentés au tout.
Les Manneken-pis, avons-nous dit, étaient déjà très délabrés et le Devis
s’exprime ainsi sur leur compte :
Aux deux costés de cet auvalle, il y faut
racoûtrer un populoz quy a une jambe rompue et le visage gâté qu’il faut
racoustrer et, de l’autre costé, il convient en faire un tout neuf, car celui
qui y est est tout rompu et usé dessous, à cause qu’il n’estoit de bonne
pierre, dont il était faict. Qu’il en faut aussi un tout neuf à l’appliquer en
sa place et l’arrêter avec des crampons de fer, comme dict est des autres.
Le populoz ou populo était un terme qui signifiait un « petit
enfant jouflu et nu », représenté en peinture ou en sculpture. Et c’est de là
qu’est venu notre terme enfantin de poulot.
Il ne faudrait pas croire, que les Manneken-pis rouennais aient été
mutilés à cause de leur nudité trop apparente. Toutes les foules du moyen âge
étaient habituées à des représentations semblables, tout aussi risquées. Pour
s’en rendre compte, il n’y a qu’à relire les entrées royales et princières.
C’est la Chronique de Monstrelet qui parle d’une fête donnée au duc de
Bourgogne, où, à côté d’une pucelle « qui verse de sa mamelle hypocras en
grande largesse », un jeune enfant de façon aussi naturelle versait
eau-de-rose. Ce sont les Chroniques de Jean de Troyes qui, à
l’entrée de Louis XI, racontent que trois jeunes filles représentaient des
syrènes versant également de l’eau. C’est encore, à l’entrée d’Anne de
Bretagne, « un petit enfant moult plaisant et bien peinct, qui lance.. de
l’hypocras d’une façon tout aussi primitive et aussi indécente ».
Et nous en passons, et des meilleures ! Les groupes d’enfants de Jean de
Boulogne rapportés d’Italie par M. Foulques et figurant au musée de Douai,
notamment le petit Pissatore en pierre grise de Serrano, dont il existe
une reproduction au musée d’Arezzo. Et le bas-relief de la Cheminée de Cluny où
des enfants nus remplissent une fontaine de la même façon inconvenante ! Et la
miséricorde d’une des stalles de l’Eglise de Champeaux, en Seine-et-Marne, où
un enfant est représenté dans une position tout aussi naturelle, sous ce titre,
qui tire toute sa drôlerie d’un calembour : « Petite pluie abat grand van ! »
Telles étaient grandes la liberté et la tolérance des moeurs d’autrefois, que
les petites fontaines d’apparat, en or ou en argent, qui figuraient dans les
banquets comme des surtouts de table, représentaient les mêmes motifs.
Au fameux banquet du Faisan, offert à Lille, en 1453, par Philippe-le-Bon, « il
y avoit un entremets d’un petit enfant, tout nu sur une roche, qui.. jettoit
eau-de-rose continuellement ». De même, aux noces de Charles-le-Téméraire avec
Marguerite d’York, on remarquait une sorte de surtout, où une fontaine parfumée
- « sourdoit d’un petit Saint-Jean ». A Rouen même, il faudrait également citer
ces gargouilles de l’ancien Prieuré de Saint-Lô, qui représentaient Adam et
Eve, dans leur premier costume et qui rejetaient l’eau d’une façon très
réaliste. Au même Prieuré, il existait aussi une autre gargouille, dessinée par
Jules Adeline dans ses Sculptures grotesques et symboliques,
représentant une syrène dont les seins lançaient l’eau au loin.
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Telles étaient, ce qu’on appelait alors les fontaines ubérales,
invention assez singulière et qui consistait à faire jaillir les jets d’eau,
des seins de femmes, nymphes ou syrènes, couchées ou debout, isolées ou en
groupe. Les artistes du Moyen-Age et de la Renaissance, ne se sont pas fait
faute de mettre à contribution ce motif ingénieux, qui prêtait à toutes sortes
de fantaisies sculpturales. A Rouen même, nous en avons des exemples que nous
citerons. Chez les Grecs, la Diane d’Ephèse, l’Arthémise célèbre, image
mystique de la Nature, mère et nourrice de tous les êtres vivants, répandait,
par de nombreuses mamelles, des flots de lait qui retombaient dans un bassin.
Le P. Kircher dans son OEdipus egyptiacus en 1652, a montré par quel
artifice ingénieux le lait se mettait à couler. Mais depuis que d’autres
fontaines ubérales, on pourrait citer ! Dans le Songe de Poliphile,
de Francisco Colonna, imprimé par Alde en 1499, où les artistes de la
Renaissance ont si fréquemment puisé, se trouve une fontaine du même genre. En
haut, dit le moine inventeur de toutes ces belles choses « Les trois Grâces
nues, en or très fin, de stature égale se tenaient appuyées l’une à l’autre. De
leurs seins jaillissaient l’eau en filets minces, affectant l’apparence de
baguettes en argent de coupelle, polies et striées ».
Au château d’Anet, que Philibert Delorme avait édifié pour Diane de Poitiers,
il existait aussi une femme nue en buste, les bras croisés sous les seins, dont
s’échappaient deux filets d’eau. Dans ses Emblèmes et devises héroïques
(Lyon 1558) Gabrielle Siméoni a pu la voir, la décrire et la reproduire, avec son
inscription en l’honneur de la duchesse de Valentinois.
Au surplus, ces sortes de fontaines, si nombreuses étaient fréquemment érigées
comme motif de décoration temporaire, statues versant du lait, du vin, de
l’hypocras, comme la Minerve, qui à l’entrée d’Henri II « espreignoit sa
mamelle d’où sortait du lait » ; comme la fontaine de la Régénération, sous la
Révolution, élevée par David, sous la forme d’une Isis colossale projetant
également du lait. Rien n’en est resté que des dessins, des gravures et des
médailles.
Comme monument durable, définitif, il ne subsiste aujourd’hui que la célèbre Fontaine
de la Vertu (Tugenbrunnen), à Nuremberg, de Bénédict Wurselbauer, le
fondeur nurembourgeois. Cette fontaine, qui est son chef-d’oeuvre, exécutée de
1585 à 1589, existe toujours sur la place Saint-Laurent. D’un réservoir
hexagonal, qui a été restauré de nos jours, s’élève une colonne couronnée par
la statue de la Justice, tenant ses balances, ornée dans le bas de
chérubins, de têtes de lions, de festons et de masques, dont l’un est le
portrait prétendu de l’artiste. Dans la partie supérieure, vasques en parties
superposées, sont les Vertus principales, Charité, Bonté, Vaillance,
Roi, Patience, Espérance, figurées par des femmes dont les seins lancent
l’eau abondamment, puis par six génies-enfants, appuyés sur des écussons et
soufflant dans des trompettes d’où sortent les jets d’eau. Du sein gauche de la
statue terminale de la Justice, l’eau sort également et se brise dans le
plateau de la balance qu’elle soutient et rejaillit à ses pieds. C’est un peu
le type plus moderne, de notre fontaine Lisieux.
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A Rouen même, en
passant dans la rue de la Savonnerie, on ne se douterait guère devant les
vieilles pierres usées frustes, ruinées, que la Fontaine Lisieux était une de
ces fontaines ubérales et allégoriques inspirées certainement par les triomphes
du Moyen-Age et par les fontaines pareilles à celles que nous venons de
décrire. Pas de figuration religieuse, mais la représentation d’une scène
mythologique Le Montparnasse avec l’Apollon Musagèe, le cheval Pégase,
la Philosophie, au triple visage et les Neuf Muses qu’on voit
déjà à cette époque dans les bas-reliefs de la Cour des Comptes. L’idée de
cette allégorie poétique – qu’on qualifierait volontiers de symboliste – devait
certainement venir de Jacques Le Lieur, chez qui l’échevin se doublait d’un
poète très apprécié, souvent couronné dans les concours des Palinods rouennais.
A la Fontaine Lisieux, ce dont on ne se douterait guère aujourd’hui, existent
des dispositions hydrauliques, tout un tuyautage caché, qui faisaient de la
fontaine rouennaise un amusement pour le public, en ces temps où les
représentations théâtrales étaient rares. C’était un véritable spectacle de la rue.
Qu’on en juge, du reste, par la description de Jacques Le Lieur lui-même :
Soit noté,
dit-il, que l’une des chantepleures de ladite cuve sert à soutenir et à lâcher
les eaux pour les faire courir ordinairement en triomphe devant quelques
personnes honnêtes, en les faisant courir par les neuf instruments des neuf
muses, par les mamelles de la Philosophie et un gros bouillon étant sortissant
de dessous le pied du cheval Pegasus en contemplation de la fiction poétique
des eaux.
Tous ces détails, donnés par Jacques Le Lieur, on les retrouve sur la
fontaine elle-même, mais combien délabrés par l’usure du temps. Voici Apollon,
son arc à l’épaule, coiffé de lauriers. Voilà le cheval Pégasus, non sur un
sentier tortueux, mais faisant jaillir sous son pied le ruisseau qui allait
fournir la Fontaine Castalie, chantée par les poètes. La statuette à
triple visage qui se trouvait au-dessus et qui jetait l’eau par les seins –
vrai type de figure ubérale – a été prise par Théodore Licquet pour la Triple
Hécate. En réalité, c’est la Philosophie. En effet, d’après l’Hortus
deliciarium de l’abbesse Herrade de Lansberg, la Philosophie était
toujours représentée par une femme à trois têtes, ceinte d’une couronne unique
où on lisait : Ethique, Logique, Physique.
Les statuettes des Muses, disposées harmonieusement par groupes de neuf, en
costume Renaissance, à double jupes, portaient des instruments de musique,
jetant de l’eau par leurs ouvertures. Notre concitoyen, M. Auguste Foucher,
dans la reconstitution admirable et minutieuse qu’il fit, en 1891, de la
Fontaine Lisieux, n’a pu se guider sur les jets d’eau que par l’emplacement des
ouvertures des tuyaux et par le dessin du Livre des Fontaines, qui
semble assez exact. C’est ainsi que parmi les types d’instruments, représentés,
figurent : l’orgue portatif, la double flûte traversière, la bucine, le monocorde,
le rebec, la guiterne, le tambour et la cithare, dont on trouve
des exemples dans les bas-reliefs anciens de la maison de la Croix-de-fer, de
la rue de l’Epicerie, de la tourelle de l’Hôtel du Bourgtheroulde et du buffet
d’orgues de l’église Saint-Vivien.
A la Fontaine Lisieux, comme dans bien d’autres fontaines, tous ces jets d’eau
amenés par un tuyautage compliqué, sortaient des instruments des Muses.
D’autres, formant une mince nappe d’eau sortaient des fleurettes du sol pour
retomber dans la vasque. L’entrecroisement habilement disposé de ces filets
d’eau brillant au soleil, était fort original. Ces divers effets d’eau,
enveloppant dans une brume légère et irisée tout l’édifice, devaient ainsi en
atténuer et harmoniser la polychromie. Il est certain, en effet, d’après le Livre
des Fontaines en 1525 et d’après le Devis de Pierre Hardouyn en
1602, que tout l’ensemble de la fontaine était polychromé, peint et doré, particulièrement
les instruments de musique. Les vêtements bariolés de couleurs vives, étaient
rendus harmonieux par des nielles en or, figurant des ramages sur les
robes et les draperies flottantes. On peut juger par cette description, alors
que sur ces couleurs brillantes ou dorées le soleil venait jouer, à travers les
filets et les nappes d’eau, de quelle fraîche somptuosité décorative était
alors la vieille fontaine rouennaise !
Comme on le voit par ces quelques notes, la Ville de Paris, aurait pu sans pudibonderie
excessive, agréer une reproduction du Manneken-Piss bruxellois. Nos
aïeux ne se formalisaient pas pour si peu et il n’y a pas, pour ainsi dire, de
vieilles villes françaises où l’on ne retrouve, au coin d‘un monument, quelque
gaillardise plaisante dont ne s’offusquait pas leur bonne humeur tolérante. Il
est vrai qu’ils n’avaient pas les dancings anglo-saxons !...
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