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Texte
Comme ce tacticien distingué n'a
jusque à ce jour été l'objet d'aucun article biographique, même dans nos plus
volumineux dictionnaires historiques, nous avons cru devoir rappeler en peu de
mots à la mémoire de nos concitoyens un officier-général qui a vécu parmi eux
et dont les descendans habitent encore notre arrondissement.
Charles Graindorge d'Orgeville,
baron de Ménil-Durand, descendait d'une famille noble de la commune d'Ecorches
(département de l'Orne : arrondissement d'Argentan). Il naquit à Ménil-Durand
le 1er septembre 1736 ; il est mort à Londres le 13 thermidor an VII (31
juillet 1799), âgé de 63 ans, moins un mois.
Après avoir été quelque temps
colonel en second du régiment de Navarre, infanterie, il avait été nommé le 1er
janvier 1784 Maréchal-de-Camp : c'est en cette qualité qu'il commandait au
commencement de 1789 une des quatre brigades d'infanterie (les régimens
d'Ile-de-France et de Lorraine) de la 17e division qui embrassait alors la
Normandie. Lié avec le maréchal de Broglie, il le suivit dans l'émigration du
mois de juillet 1789, qui suivit de près cette chûte de la Bastille qui
annonçait celle de l'ancienne monarchie.
Le baron de Ménil-Durand avait à
peine vingt ans, lorsque, sous le voile de l'anonyme dont il continua de
couvrir ses autres productions, il publia son premier ouvrage. C'était le Projet
d'un Ordre Français en tactique, ou la phalange coupée et doublée, soutenue par
le mélange des armes, proposée comme système général, dont on prouve
l'excellence et la supériorité en comparant perpétuellement à la méthode
actuellement en usage celle-ci qui n'est autre chose que le système de Folard
étendu et développé, auquel on a joint les idées des plus grands maîtres,
particulièrement du maréchal de Saxe, fortifiant le tout par un grand nombre de
nouvelles preuves, autorités et réponses aux objections. Paris: Boudet,
1775, 1 volume in-4°. Ce projet divisé en quinze chapitres a pour objet de
substituer, pour l'ordre de bataille, au système qui était en usage des
bataillons minces composés de 685 hommes alignés directement, des colonnes de
768 hommes à 24 de front et 32 de hauteur. L'auteur accompagne chacune de ces
colonnes (qu'il désigne sous le nom de Plésions) de deux peletons de
grenadiers, formés chacun de 48 hommes à 3 de hauteur, et qui s'établiraient à
quelques pas en arrière sur le flanc des Plésions. Il place ensuite deux
petites troupes de cavalerie, chacune de 24 hommes sur deux rangs en arrière
des grenadiers. Comme les détails de ce système ne peuvent intéresser que des
tacticiens, nous les renvoyons à l'ouvrage même qui fut bien accueilli par
beaucoup d'hommes habiles en stratégie. L'auteur donna à ce Projet une Suite
en 1758.
Au surplus cette grave question,
qui ne tarda guères à partager les tacticiens entre l'ORDRE PROFOND et l'ORDRE
MINCE, occupa vivement Ménil-Durand partisan du premier. On doit dire à sa
louange qu'il se donna le temps d'étudier conscientieusement la matière, car ce
ne fut qu'en 1764 qu'il livra à l'impression ses Fragmens de Tactique,
ouvrage composé de six memoires sur les chasseurs et la charge, sur la
manoeuvre de l'infanterie, sur la colonne, sur l'essai général de tactique
etc., 1 vol. in-4°. Ils ne tardèrent pas à être suivis d'une Suite
contenant trois nouveaux mémoires, 1 vol. in-4°. Ce fut en 1772 qu'il mit au
jour ses Observations sur le canon par rapport à l'infanterie en général et
à la colonne en particulier, suivies de quelques extraits de l'Essai sur
l'usage de l'artillerie. Paris, Jombert. 1 vol. in-4°.
Comme on l'a vu, il ne s'agissait
de rien moins que de substituer un nouvel ordre de bataille à celui qui était
alors commun à la France avec les autres puissances de l'Europe. Le chevalier
de Folard avait dès longtemps attaqué le système dominant, parce qu'il avait
cru voir dans la profondeur de l'ordonnance de bataille des Grecs la principale
cause de la supériorité stratégique qu'il leur attribuait sur les tacticiens
modernes. Ce fut surtout durant la paix qui suivit la guerre de 1741 que cette
opinion du commentateur de Polybe avait occasionné une grande discussion à
l'importance de laquelle donna principalement lieu l'ouvrage que le maréchal de
Saxe intitula Mes Rêveries, qu'il avait composé en 13 nuits et qu'il
avait fini en décembre 1732 impr. en 1757).
Après le système proposé et défendu
par Ménil-Durand la polémique se ranima plus vive sur ce sujet important où
Maizeroy (auteur de La Tactique Discutée : 1773) s'était réuni au défenseur de
l'Ordre Profond. Pour leur répondre le chevalier Tronçon du Coudray fit
imprimer en 1776 une brochure anonyme qui avait pour objet de considérer les
deux Ordres par rapport aux effets de l'artillerie.
De son côté le brillant acteur de
l'Essai général de tactique, le comte de Guibert, s'était en 1773 rangé du côté
des partisans de l'Ordre Mince, parce que, disait-il, «l'artillerie étant le
principe le plus destructeur de tout ordre profond, il suffisait seul pour
empêcher cet ordre de se rétablir, quand même il serait le plus avantageux de
tous pour la mobilité et la facilité des dispositions». C'est là que Du Coudray
avait renfermé le fond de la question. Ménil Durand ne laissa pas sans
réfutation les objections de Du Coudray : il publia en 1776, in-4° une Réponse,
forte de discussion et de style, à la brochure intitulée : L'ordre Profond
et l'Ordre Mince considérés par rapport aux effets de l'artillerie. Paris,
Jombert. 1716, in-8°.
La discussion ayant acquis plus
de vigueur et son objet plus d'importance, le gouvernement se décida à livrer à
l'épreuve d'une expérience publique et solennelle les deux systèmes
stratégiques : il ordonna la réunion de 30,000 hommes en un camp de manoeuvres
à Vaussieux dans le voisinage de la ville de Baïeux, sous les ordres du
maréchal de Broglie, partisan de ce qu'il a plu au baron de Bezenval d'appeler
«la difficile et diffuse tactique de M. de Ménil-Durand». Le maréchal fit donc
essayer les deux Ordres au camp de Vaussieux (en 1778), et, comme disait
Guibert, mit ainsi un poids immense dans la balance.
Toutefois cette grande influence
ne fit pas réussir autant qu'on s'y attendait les nouvelles doctrines
proposées, dont l'essai ne fut peut-être pas fait comme devait l'attendre
l'auteur. Quoi qu'il en fût, le maréchal de Broglie commanda au camp de
Vaussieux l'Ordre Profond avec une armée supérieure qui n'en fut pas moins
battue constamment par le général Luckner auquel avait été confié le
commandement de l'Ordre Mince. Ménil-Durand dit quelque part que son système,
essayé en 1775, dédaigné en 1776 par l'effet du caractère futile du ministre
Saint-Germain, avait été pratiqué en 1778 par une armée lorsque les défenseurs
de la méthode en usage virent l'affaire devenue sérieuse et l'objet d'attaques
plus vives que jamais.
Le défaut de succès ne découragea
pas Ménil-Durand, et la protection du maréchal ne ferma pas la bouche à Guibert
qui se crut obligé de défendre et qui défendit habilement l'opinion de l'armée
contre celle de son général dans un livre dont nous donnerons le titre plus
bas.
En 1779 la polémique continuait
dans les ouvrages périodiques, tels que le Journal Militaire, le Journal des
Sciences et des Beaux-Arts, et le Journal Encyclopédique. On lit dans la
correspondance de Grimm, à la date de mai 1779 : «Ce fut à la suite du Camp de
Baïeux que cette grande question fut agitée avec le plus de vivacité. M. de
Guibert a réveillé les esprits sur cet objet intéressant par un ouvrage
intitulé : Défense du système de guerre moderne ou réfutation complète du
système de M. De Ménil-Durand. M. De Broglie continue de favoriser le système
de l'Ordre Profond malgré la réclamation presque universelle de l'armée». On
sait au surplus que cette discussion brouilla Guibert avec le maréchal.
Le baron de Ménil-Durand ne se
tint pas pour battu quoiqu'il lui fallût tenir tête à forte partie : il donna
en 1780 une Collection de diverses pièces et mémoires pour achever
d'instruire la grande affaire de tactique et donner les derniers
éclaircissemens sur l'ordre français proposé. Paris, 1780. 2 vol. in-8°.
C'était le fruit, bien élaboré assurément, de 27 années de reflexions et d'études
sérieuses.
En 1787, le savant tacticien fut
employé à ces vastes travaux du port de Cherbourg qui avaient pour but, en
réalisant les vues du maréchal de Vauban, d'assurer dans la Manche une retraite
qui avait manqué en 1692 à la flotte française après la bataille de La Hogue,
et de pouvoir plus certainement et de plus près menacer l'Angleterre. Il
s'occupa aussi d'un projet de pont sur le Grand Vé où il était si dangereux de
traverser à gué la rivière de Vire : construction d'une haute importance, d'une
dépense considérable et d'une difficile exécution, qui fut entreprise sur le
Petit Vé et qu'il était donné à notre époque de voir complètement exécuter.
Outre les productions que nous
avons fait connaître, Ménil-Durand avait composé plusieurs autres écrits qui
n'ont pas vu le jour, tels qu'une tragédie comique dont Judith était
l'héroïne, etc. Il avait consigné sur les marges de la «Lettre (anonyme) à un
partisan de l'Ordre Profond et de l'Ordre Mince combinés pour faire le meilleur
Ordre possible», des notes et des observations que nous possédons
et qui sont fort piquantes.
Je crois devoir lui attribuer une
brochure curieuse, très rare, imprimée en 1784 (vraisembablement à Lisieux,
chez Mistral). Elle a pour titre : Journal Extraordinaire en un seul volume,
ou Extrait de quelques ouvrages assez intéressans, les uns philosophiques,
les autres militaires, par une société d'officiers français. Genève. 1 vol.
in-8°, de 269 pages. Ces Extraits, au nombre de neuf, offrent des réflexions
sur diverses productions de Raynal, etc, et principalement sur des ouvrages de
tactique du baron de Rohan, du général major Warneri, du comte d'Hodicq, et du
chevalier de Buffon ; le neuvième et dernier article est un conte allégorique
intitulé : Tactique, par ***, brigadier des armées du roi.
Deux ans avant sa mort,
Ménil-Durand fit imprimer à Londres (1797, in-8°. de 48 pages) une petite
brochure qui a pour titre : Lettres sur les systèmes et les esprits
systématiques dans les sciences et dans les affaires, suivies de pensées sur
l'ambition, sur le désir et les moyens de s'avancer.
Des deux fils du baron de
Ménil-Durand, l'un, ancien collaborateur des Actes des Apôtres, faussement
accusé de conspiration, fut exécuté à Paris le 6 thermidor an II (24 juillet
1794) ; l'autre, rentré de l'émigration sous le consulat, habite Versailles et
vient passer la belle saison à sa terre de Balthasar dans la commune de
Ménil-Durand. M. son fils (Gaston Graindorge d'Orgeville de Ménil-Durand) est
membre des sociétés littéraires de Falaise et de Lisieux.
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