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Charles Baudelaire
Madame Bovary par Gustave Flaubert

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III

Excellente ; - car depuis la disparition de Balzac, ce prodigieux météore qui couvrira notre pays d'un nuage de gloire, comme un orient bizarre et exceptionnel, comme une aurore polaire inondant le désert glacé de ses lumières féériques, - toute curiosité, relativement au roman, s'était apaisée et endormie. D'étonnantes tentatives avaient été faites, il faut l'avouer. Depuis longtemps déjà, M. de Custine, célèbre, dans un monde de plus en plus raréfié, par Aloys, Le Monde comme il est et Ethel, - M. de Custine, le créateur de la jeune fille laide, ce type tant jalousé par Balzac (voir le vrai Mercadet), avait livré au public Romuald ou la Vocation, oeuvre d'une maladresse sublime, où des pages inimitables font à la fois condamner et absoudre des langueurs et des gaucheries. Mais M. de Custine est un sous-genre du génie, un génie dont le dandysme monte jusqu'à l'idéal de la négligence. Cette bonne foi de gentilhomme, cette ardeur romanesque, cette raillerie loyale, cette absolue et nonchalante personnalité, ne sont pas accessibles aux sens du grand troupeau, et ce précieux écrivain avait contre lui toute la mauvaise fortune que méritait son talent.

M. d'Aurevilly avait violemment attiré les yeux par Une vieille maîtresse et par L'Ensorcelée. Ce culte de la vérité, exprimé avec une effroyable ardeur, ne pouvait que déplaire à la foule. D'Aurevilly, vrai catholique, évoquant la passion pour la vaincre, chantant, pleurant et criant au milieu de l'orage, planté comme Ajax sur un rocher de désolation, et ayant toujours l'air de dire à son rival, - homme, foudre, dieu ou matière - : «Enlève-moi, ou je t'enlève !» ne pouvait pas non plus mordre sur une espèce assoupie dont les yeux sont fermés aux miracles de l'exception.

Champfleury, avec un esprit enfantin et charmant, s'était joué très heureusement dans le pittoresque, avait braqué un binocle poétique (plus poétique qu'il ne le croit lui-même) sur les accidents et les hasards burlesques ou touchants de la famille ou de la rue ; mais, par originalité ou par faiblesse de vue, volontairement ou fatalement, il négligeait le lieu commun, le lieu de rencontre de la foule, le rendez-vous public de l'éloquence.

Plus récemment encore, M. Charles Barbara, âme rigoureuse et logique, âpre à la curée intellectuelle, a fait quelques efforts incontestablement distingués ; il a cherché (tentation toujours irrésistible) à décrire, à élucider des situations de l'âme exceptionnelles, et à déduire les conséquences directes des positions fausses. Si je ne dis pas ici toute la sympathie que m'inspire l'auteur d'Héloïse et de L'Assassinat du Pont-Rouge, c'est parce qu'il n'entre qu'occasionnellement dans mon thème, à l'état de note historique.

Paul Féval, placé de l'autre côté de la sphère, esprit amoureux d'aventures, admirablement doué pour le grotesque et le terrible, a emboîté le pas, comme un héros tardif, derrière Frédéric Soulié et Eugène Sue. Mais les facultés si riches de l'auteur des Mystères de Londres et du Bossu, non plus que celles de tant d'esprits hors ligne, n'ont pas pu accomplir le léger et soudain miracle de cette pauvre petite provinciale adultère, dont toute l'histoire, sans imbroglio, se compose de tristesses, de dégoûts, de soupirs et de quelques pâmoisons fébriles arrachés à la vie barrée par le suicide.

Que ces écrivains, les uns tournés à la Dickens, les autres moulés à la Byron ou à la Bulwer, trop bien doués peut-être, trop méprisants, n'aient pas su, comme un simple Paul de Kock, forcer le seuil branlant de la Popularité, la seule des impudiques qui demande à être violée, ce n'est pas moi qui leur en ferai un crime, - non plus d'ailleurs qu'un éloge ; de même je ne sais aucun gré à M. Gustave Flaubert d'avoir obtenu du premier coup ce que d'autres cherchent toute leur vie. Tout au plus y verrai-je un symptôme surérogatoire de puissance, et chercherai-je à définir les raisons qui ont fait mouvoir l'esprit de l'auteur dans un sens plutôt que dans un autre.

Mais j'ai dit aussi que cette situation du nouveau venu était mauvaise ; hélas ! pour une raison lugubrement simple. Depuis plusieurs années, la part d'intérêt que le public accorde aux choses spirituelles était singulièrement diminuée ; son budget d'enthousiasme allait se rétrécissant toujours. Les dernières années de Louis-Philippe avaient vu les dernières explosions d'un esprit encore excitable par les jeux de l'imagination ; mais le nouveau romancier se trouvait en face d'une société absolument usée, - pire qu'usée, - abrutie et goulue, n'ayant horreur que de la fiction, et d'amour que pour la possession.

Dans des conditions semblables, un esprit bien nourri, enthousiaste du beau, mais façonné à une forte escrime, jugeant à la fois le bon et le mauvais des circonstances, à dû se dire : «Quel est le moyen le plus sûr de remuer toutes ces vieilles âmes ? Elles ignorent en réalité ce qu'elles aimeraient ; elles n'ont un dégoût positif que du grand ; la passion naïve, ardente, l'abandon poétique les fait rougir et les blesse.
- Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d'un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du XIXe siècle. Et aussi prenons bien garde à nous abandonner et à parler pour notre propre compte. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures où le commun du monde met ses chaleurs ; nous serons, comme dit l'école, objectif et impersonnel.

«Et aussi, comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d'école puérils, comme nous avons entendu parler d'un certain procédé littéraire appelé réalisme, - injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, - nous profiterons de la confusion des esprits et de l'ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l'aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s'échapperont des bouches les plus sottes.

«Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ?
«La province.
«Quels y sont les acteurs les plus insupportables ?
«Les petites gens qui s'agitent dans de petites fonctions dont l'exercice fausse leurs idées.
«Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l'orgue de Barbarie le plus éreinté ?
«L'Adultère.
«Je n'ai pas besoin, s'est dit le poète, que mon héroïne soit une héroïne. Pourvu qu'elle soit suffisamment jolie, qu'elle ait des nerfs, de l'ambition, une aspiration irréfrénable vers un monde supérieur, elle sera intéressante. Le tour de force, d'ailleurs, sera plus noble, et notre pécheresse aura au moins ce mérite, - comparativement fort rare, - de se distinguer des fastueuses bavardes de l'époque qui nous a précédés.
«Je n'ai pas besoin de me préoccuper du style, de l'arrangement pittoresque, de la description des milieux ; je possède toutes ces qualités à une puissance surabondante ; je marcherai appuyé sur l'analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indifféremment bons ou mauvais, selon la manière dont ils sont traités, et que les plus vulgaires peuvent devenir les meilleurs».

Dès lors, Madame Bovary - une gageure, une vraie gageure, un pari, comme toutes les oeuvres d'art - était créée.

Il ne restait plus à l'auteur, pour accomplir le tour de force dans son entier, que de se dépouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme. Il en est résulté une merveille ; c'est que, malgré tout son zèle de comédien, il n'a pas pu ne pas infuser un sang viril dans les veines de sa créature, et que madame Bovary, pour ce qu'il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, madame Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d'une âme virile dans un charmant corps féminin.




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