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Charles Baudelaire Madame Bovary par Gustave Flaubert IntraText CT - Lecture du Texte |
IV
Plusieurs critiques avaient dit : cette oeuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l'auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d'expliquer la fable et de diriger l'intelligence du lecteur ? En d'autres termes, où est le réquisitoire ?
Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! - Une véritable oeuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire. La logique de l'oeuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.
Quant au personnage intime, profond, de la fable, incontestablement c'est la femme adultère ; elle seule, la victime déshonorée, possède toutes les grâces du héros. - Je disais tout à l'heure qu'elle était presque mâle, et que l'auteur l'avait ornée (inconsciencieusement peut-être) de toutes les qualités viriles.
Qu'on examine attentivement :
1° L'imagination, faculté suprême et tyrannique, substituée au coeur, ou à ce
qu'on appelle le coeur, d'où le raisonnement est d'ordinaire exclu, et qui
domine généralement dans la femme comme dans l'animal ;
2° Énergie soudaine d'action, rapidité de décision, fusion mystique du
raisonnement et de la passion, qui caractérise les hommes créés pour agir ;
3° Goût immodéré de la séduction, de la domination et même de tous les moyens
vulgaires de séduction, descendant jusqu'au charlatanisme du costume, des
parfums et de la pommade, - le tout se résumant en deux mots : dandysme, amour
exclusif de la domination.
Et pourtant madame Bovary se donne ; emportée par les sophismes de son imagination, elle se donne magnifiquement, généreusement, d'une manière toute masculine, à des drôles qui ne sont pas ses égaux, exactement comme les poètes se livrent à des drôlesses.
Une nouvelle preuve de la qualité toute virile qui nourrit son sang artériel, c'est qu'en somme cette infortunée a moins souci des défectuosités extérieures visibles, des provincialismes aveuglants de son mari, que de cette absence totale de génie, de cette infériorité spirituelle bien constatée par la stupide opération du pied bot.
Et à ce sujet, relisez les pages
qui contiennent cet épisode, si injustement traité de parasitique, tandis qu'il
sert à mettre en vive lumière tout le caractère de la personne. - Une colère
noire, depuis longtemps concentrée, éclate dans toute l'épouse Bovary ; les
portes claquent ; le mari stupéfié, qui n'a su donner à sa romanesque femme
aucune jouissance spirituelle, est relégué dans sa chambre ; il est en
pénitence, le coupable ignorant ! et madame Bovary, la désespérée, s'écrie,
comme une petite lady Macbeth accouplée à un capitaine insuffisant : «Ah !que
ne suis-je au moins la femme d'un de ces vieux savants chauves et
voûtés, dont les yeux abrités de lunettes vertes sont toujours braqués sur les
archives de la science ! je pourrais fièrement me balancer à son bras ; je
serais au moins la compagne d'un roi spirituel ; mais la compagne de chaîne de
cet imbécile qui ne sait pas redresser le pied d'un infirme ! oh !»
Cette femme, en réalité, est très sublime dans son espèce, dans son petit
milieu et en face de son petit horizon ;
4° Même dans son éducation de couvent, je trouve la preuve du tempérament
équivoque de madame Bovary.
Les bonnes soeurs ont remarqué dans cette jeune fille une aptitude étonnante à la vie, à profiter de la vie, à en conjecturer les jouissances ; - voilà l'homme d'action !
Cependant la jeune fille s'enivrait délicieusement de la couleur des vitraux, des teintes orientales que les longues fenêtres ouvragées jetaient sur son paroissien de pensionnaire ; elle se gorgeait de la musique solennelle des vêpres, et, par un paradoxe dont tout l'honneur appartient aux nerfs, elle substituait dans son âme au Dieu véritable le Dieu de sa fantaisie, le Dieu de l'avenir et du hasard, un Dieu de vignette, avec éperons et moustaches ; - voilà le poète hystérique.
L'hystérie ! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d'une oeuvre littéraire, ce mystère que l'Académie de médecine n'a pas encore résolu, et qui, s'exprimant dans les femmes par la sensation d'une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du symptôme principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l'aptitude à tous les excès ?