III
La fête des Rissoles
A COUCY
(AISNE).
Vers l’an du Seigneur 1131, dit la légende, Enguerrand II 6, sire de
Coucy, « étant adverti qu’il y avoit ès bois et forests proches de la maison,
plusieurs bestes sauvages et estranges qui faisoient beaucoup de maus et de
cruautez aus environs, entre lesquelles estoient un grand et puissant lion, qui
avoit une epaisse et longue chevelure, un regard fier et hideus, le poil
herissé, ne redoubtant chien ne le trait du chasseur, s’esmeut et enfla le
coeur d’une ardeur et desir de le combattre, se fit guider au lieu où il
hantoit….. Et quant et quant d’un courage de Theseus, et d’une force et
résolution d’Hercules, et la dexterité d’un Lysimachus, saillit si hardyment
sur ceste beste furieuse, et la serra de si près, que l’ayant longuement
combattu cors à cors, enfin il la vainquit et fit mourir. Dont il acquit un tel
renom partout, que la memoire de sa reputation n’en peut jamais estre esteinte
7. »
Telle est l’origine que plusieurs historiens donnent à la fête des Rissoles.
Toute la contrée avoisinant Coucy, pleine de reconnaissance pour le souvenir
que venait de lui rendre Enguerrand II, aurait désiré qu’une fête conservât à
jamais le souvenir de ce bienfait, et l’abbaye de Nogent-sous-Coucy 8,
se faisant l’interprète de la gratitude publique, aurait institué la fête des
Rissoles.
Il est bien plus que probable que cette fête fut instituée par un sire de Coucy
(peut-être par Thomas de Marle ?), en souvenir de la fondation de l’abbaye de
Nogent par les sires de Coucy, et de leur puissance dans le pays.
Quoi qu’il en soit, voici en quoi consistait la fête ou plutôt l’hommage des
Rissoles.
L’abbé de Nogent, ou son fondé de pouvoir, vêtu d’un habit de semeur, le fouet
à la main, devait entrer dans la ville de Coucy par la porte de Laon et se
rendre dans la cour du château monté sur un cheval isabelle à courte queue et
sans oreilles, propre au labourage et harnaché d’un collier, ayant devant lui
un panier de bât plein de rissoles et de galettes ; un
chien roux, sans queue, portant une rissole à son cou, devait suivre l’abbé.
Après avoir, en présence du sire de Coucy ou de son représentant, et en faisant
claquer son fouet, tourné trois fois autour d’une table de pierre soutenue par
trois lions couchés sur le ventre, sur le milieu de laquelle était accroupi un
quatrième lion de grandeur naturelle, le cavalier devait descendre de cheval et
monter sur la pierre ; puis, mettant un genou en terre, embrasser le plus grand
des lions. L’hommage était alors rendu ; mais avant d’en dresser l’acte, il
fallait qu’un des officiers du seigneur de Coucy examinât l’équipage de
l’hommageur, et s’il manquait un clou à son cheval, ou si cet animal, oubliant
la cérémonie, se permettait quelque inconvenance, il était
confisqué et l’abbé de Nogent condamné à une amende. Lorsque l’hommage avait
été rendu, un certificat en était donné à l’abbé par l’officier préposé à cet
effet, et les rissoles9 et gâteaux étaient aussitôt distribués aux
assistants.
En 1741, M. de Montazet, aumônier du Roi et abbé de Nogent, essaya de profiter
des sentiments de piété de Louis, duc d’Orléans, alors seigneur de Coucy, pour
soustraire son abbaye aux obligations de vassalité imposées par les anciens
seigneurs, et surtout à la cérémonie des Rissoles ; mais ce prince consentit
seulement à ce que la distribution de pain faite aux pauvres le mardi-gras, fût
convertie en une rente annuelle de cent cinquante livres appliquée à
l’instruction de la jeunesse de Coucy, et maintint formellement la cérémonie de
l’hommage, « attendu, dit-il, qu’il étoit de toute
ancienneté. » (Archives de Coucy.)
On a peine à comprendre comment cette fête des Rissoles, si humiliante pour
l’abbé de Nogent, a pu s’introduire dans un siècle où la puissance du clergé
était à son apogée. Il est présumable que les religieux de Nogent achetèrent
ainsi une donation importante qui les payait, et au-delà, de l’atteinte que
leur amour-propre devait souffrir dans cette bizarre cérémonie qui se célébrait
trois fois par an : à Noël, à Pâques et à la Pentecôte.
On vient de voir combien, à toutes les époques, les seigneurs de Coucy ont tenu
à l’hommage des Rissoles. Les premiers sires avaient fait représenter cette
cérémonie sur des tapisseries qui ont été, dit l’Alouette, curieusement
conservées dans le château de Coucy jusqu’au temps d’Enguerrand VII, époux de
Marie de Lorraine, fille de Henri, duc de Lorraine ; mais après la mort
d’Enguerrand ces tapisseries furent portées en Lorraine, où elles étaient
encore à la fin du XVIe siècle.
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