Fin de promenade
Araman n'était pas un promeneur
ordinaire, de ceux qui flânent, s'arrêtent à un étalage, s'intéressent à un
accident, se retournent pour suivre d'un oeil vainement concupiscent la
passante rapide qui file dans la foule comme une truite dans l'ombre des eaux
vives. Il marchait méthodiquement selon des principes élaborés une fois pour
toutes, il marchait par raison, par hygiène, - par ordonnance, enfin ! Ces
quotidiennes ambulations ne lui causaient aucun plaisir, et que de fois, en les
trois heures réglementaires, il tirait anxieusement sa montre ? Néanmoins, il
était ponctuel : tous les après-midi, par le plus mauvais temps, même de neige,
il sortait et s'encourait - vers rien, au hasard, fidèle esclave de la grande
Déesse, de celle qui a détrôné Isis - Hygeia.
Marcher, mais surtout selon de
larges chemins, le long des boulevards extérieurs, vides de sordides
exhalaisons, à travers des déserts tels que l'Esplanade, parmi les sinistres
bosquets du Champ de Mars, - plus loin, sur les fortifs, sur les routes, jusque
dans les bois.
En trois semaines de ce dur
régime, il eut atteint cet état que les philosophes grecs dénommaient
«ataraxie», l'indifférence complète à tout ce que l'on peut rencontrer au cours
d'une promenade depuis le titubant bébé jusqu'au révérend pochard qui semble
avoir acquis, par l'alcool, une dignité nouvelle, un état neuf d'humanité. Alors,
ses sorties lui devinrent de plus en plus pénibles et il eut à prévoir le jour
où le motif déterminant lui manquerait, où il deviendrait pareil au poète
anglais Thomson qui, trouvé couché à cinq heures du soir, répondait à son ami,
surpris, même scandalisé : «Mais, je ne vois aucun motif pour me lever».
C'est alors qu'une idée assez
géniale le sauva.
Il y a un infaillible moyen de
faire marcher quand même un cheval paresseux ou fatigué, c'est de le mettre à
la suite d'un émérite trotteur et la lâche bête, émoustillée par la vanité ou
entraînée par l'autorité d'un maître suit de près le courage qui lui montre le
chemin.
Araman adopta ce système.
Il s'attela à marcher pas pour
pas dans le sillage d'une femme.
Des femmes achèvent sans
reprendre haleine, sans seulement hésiter au plus alléchant spectacle, de
véritables voyages à travers Paris. Comme elles ont la précieuse faculté de ne
pas voir, de ne pas observer, absorbées tout entières et hypnotisées par le but
poursuivi, elles sont capables de marcher pour ainsi dire indéfiniment et de
fournir, sans quasi s'en apercevoir, des courses qui feraient peur à
Ahashvérus.
Araman se mit donc à suivre les
femmes.
Il choisissait l'une de celles
qui semblaient bien parties, lestées pour une sérieuse traversée, ce qui se
reconnaît à la manière assurée et définitive dont elles relèvent leurs jupes, à
leur coup de talon précis, cadencé, au petit sac qu'elles pressent plus
amoureusement sur leur hanche, à on ne sait quoi de décidé, d'emballé, à la
fois, et de grave.
La plupart de ces courses de
femmes aboutissaient à de brusques envolées sous une porte-cochère, à une
disparition si soudaine qu'à la moindre distraction il les perdait de vue,
telles que de folles hirondelles. Il apprit que «jamais» aucune femme ne
sortait sans but précis, pour le plaisir : elles savent «toujours» où elles
vont, et rien ne peut les distraire de leur voie, quand elles ont résolu de ne
pas être distraites.
La femme, il en fut bientôt
assuré, est un être effroyablement pratique, fort capable, sans doute, de se perdre
en chemin, mais incapable de se mettre en route pour le plaisir d'exercer ses
jolies jambes.
A suivre une de ces femmes, on ne
risquait ni d'errer, ni d'être obligé à d'inutiles stations ; elles allaient
droit devant elles, par le chemin le plus long, souvent, mais droit, sans
s'arrêter, comme poussées par un démon, comme attirées par un aimant - qui ne
pouvait être que l'amant.
Araman, au contraire, n'avait
d'autre but que de suivre : il faisait le rôle du mauvais cheval, et il le
faisait avec une parfaite discrétion, soucieux de n'ennuyer aucune de ces
agréables vicieuses, aucune de ces douces petites adultères.
Or, il arriva qu'une de ces
agiles amoureuses contredisant l'allure de ses soeurs, tourna la tête,
s'aperçut d'un suiveur, ralentit le pas, et fit comprendre à Araman, par une
certaine attitude, de certains mouvements de jupes, de brusques arrêts, par
tout un jeu discret mais évident, qu'elle consentait à couper sa course en
deux, à s'attarder, le temps qu'il convient, à une station improvisée.
Du moins, Araman le crut ainsi
et, à la suite de l'Inconnue, il s'aventura en une étrange maison, noire,
morne, froide et muette, qui ressemblait à l'hôtellerie de la Mort.
Dès l'entrée, il eut peur : des
souffles de caves emplissaient la cour où des herbes jaunies entouraient les
pavés disjoints. Les fenêtres ne s'ornaient que de vitres fêlées ou cassées, et
remplacées par des planches, des torchons, des vieux journaux. Aux murs, une
purulence suintait et, de temps en temps, décollées par l'humidité, des plaques
de plâtre tombaient, s'écrasant dans la boue d'un ruisseau saumâtre qui
longeait les murs. Araman leva la tête, et il fut fort surpris de voir que le
sixième étage, ce dernier, apparaissait tout resplendissant de fresques et de
dorures, tout éclatant de somptueux vitraux que le soleil semblait caresser
avec joie et avec tendresse, - et avec ce respect que la Beauté inspire même au
Soleil - un coup de talon lui fit baisser les yeux : l'Inconnue l'attendait et
s'impatientait.
Il la rejoignit et entra dans une
épouvantable spirale noire et gluante qui aurait pu être - songeait-il -
l'escalier intérieur d'un lépreux !
Il monta et au sixième ce fut
l'éblouissement d'un paradis : marches en bois de cèdre, tapis profonds comme
des litières, tapisseries où souriaient dans la pourpre et dans l'or les yeux
fous des lutins et des ondines, des aegipans et des sirènes, des fées et des
archanges.
Nulle domesticité : les portières
se redressaient elles-mêmes et les portes s'ouvraient, dès que la main s'était
avancée. A la suite de l'Inconnue, il traversa plusieurs salles toutes riches
d'une différente richesse : là, de divins marbres ; là, d'angéliques peintures
; là, des plus somptueuses étoffes, des plus adorables riens. Au bout, il
trouva une sorte de sanctuaire, mais sans autre autel qu'un harmonieux amas de
coussins.
Bien qu'il n'eut fait aucun
geste, ses vêtements s'étaient tout d'un coup transformés en une belle robe de
soie violette sous laquelle il était nu. Il ouvrit la robe et des glaces lui
dire qu'il était beau, mais d'une beauté surhumaine, astrale et presque
transparente. Au même instant, l'Inconnue, qui était demeurée invisible durant
quelques secondes, surgit devant lui dans toute la splendeur d'une nudité de
rêve. De la tête au pied, sa peau était plus unie que de l'ivoire et nulle
tache impudente n'en rompait l'harmonie. A mesure qu'il la contemplait, elle se
rapprochait de lui et bientôt il sentit sous ses mains la fraîcheur de deux
frissonnantes épaules.
Leurs joies s'accomplirent en
silence et furent infinies.
Ayant joui, sans s'étonner, de
tant de voluptés inattendues, Araman s'endormit - et se réveilla dans la rue. «Je
n'aurais pas dû «la toucher», disait-il, plus tard. J'ai senti, quand mes mains
effleurèrent ses épaules - et au milieu même d'un indicible plaisir, - je ne
sais quelle déception à retrouver à ce contact une chair - exceptionnelle, oui,
et peut-être unique, - mais une chair enfin, et de femme, et non tout à fait
d'illusion».
Il ajoutait :
«Il m'a été donné, à moi le premier
venu, d'atteindre l'Idéal - à travers quelle putréfaction ! Je l'ai touché, je
l'ai enserré dans mes bras, je l'ai baisé de mes lèvres, j'en ai joui, - et
j'ai vu (les yeux de l'Idéal étaient un miroir), j'ai vu dans ses yeux mes yeux
resplendir, puis mourir de volupté, puis...»
Il disait encore :
«J'aurais dû me mettre à genoux,
j'aurais dû rester à genoux, et contempler».
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