Le marbre et la chair
Un atelier de sculpture affirme
la supériorité de l'art sur la vie, combien la chair est triste près de la joie
lumineuse du marbre, modeste près de la gloire des bronzes. A première vue,
l'impression du nu féminin parmi le nu marmoréen est pénible ; on est contrarié
par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité de la
face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une attitude sans grâce,
par les cheveux, par d'autres ombres, par l'absence de calme et de lignes fixes
et aussi par ce que l'on sent de fugitif, de personnel, en l'académie correcte
de cet être qui s'irige bêtement, nu et ennuyé, sur une table.
C'est bien vraiment là que l'on
comprend à quel point existe peu, en soi, la beauté individuelle et extérieure,
à quel point une créature quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, est
incapable de se réaliser par ses seuls moyens naturels, ses seuls moyens de vie
: en somme elle n'arrive à la réalité qu'après avoir été manipulée, recréée,
évoquée par l'Art ou par le Désir (qu'on peut appeler aussi l'Amour).
Ces petits modèles que l'on voit
partout, multicolores dans les rues, unicolores dans les ateliers, ces petites
Italiennes sont fort insignifiantes, d'un charme médiocre, guère jolies et
souvent lourdes en leur sérieux de madones : mais qu'elles soient désirées par
l'Artiste ou désirées par l'Amant et les voilà égales peut-être aux plus hautes
divinités.
La matière, telle que crée ou
telle que née, est essentiellement amorphe sous une apparence formelle, sous
l'illusion d'un contour précis, et c'est à l'intelligence de lui donner sa
forme vraie, c'est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie des
oeuvres d'art ou d'amour.
De toutes les créatures amorphes,
la femme (à quelques exceptions près où l'âme mâle s'est logée en l'enveloppe
femelle), est idéalement la plus malléable et la plus inconsistante, celle qui
subit le mieux les empreintes, mais aussi celle qui les garde le moins profondément
; elle ne s'épanouit en sa réelle et définitive nature que sous la mainmise
incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie et des
muscles, de l'intrépidité et de l'endurance, est évidemment l'art qui la domine
le mieux et la réalise le plus sûrement : en pierre, en marbre, en bronze, elle
est vraiment éternelle, elle est vraiment l'indestructible Idée.
***
Ces réflexions m'étaient l'autre
jour suggérées par les oeuvres vues en l'atelier du maître Rodin et aussi par
les paroles que j'entendis, là, d'un artiste qui comprend son art autant qu'il
l'aime. Il me montrait des petits plâtres infiniment travaillés, figurines
minimes à tenir dans la main et tellement étudiées, modelées, d'un doigté si
sûr et si amoureux qu'elles semblaient qu'elles étaient d'immenses et
palpitantes Vies des réalisations de microcosmes. Pour M. Rodin, le modèle est
tout et il n'est rien ; il est tout comme matière, comme indispensable cire, il
n'est rien comme exemple, comme chose à copier.
Il décompose son modèle, il le
repétrit, il le déforme et le reforme, il le grossit, il le maigrit, il lui
donne l'ampleur royale des chairs pleines et riches, il le décharne, il l'amène
à dire la dévastation des plus pitoyables douleurs.
On ne verra jamais, sorties de
ses mains, deux identiques formes, encore que le même modèle puisse, à
l'occasion, l'inspirer deux fois. De tel sculpteur estimé, on reconnaît
infailliblement les oeuvres à ceci qu'on met sur le marbre le nom du modèle
connu : c'est le clichage ou l'autocopie appliqués à la sculpture ; c'est le
métier dans ce qu'il a de moins inventif et de plus fructueux, - car l'amateur
innocent est flatté, s'il a, du premier coup d'oeil deviné que, seule,
l'habileté de tel membre de l'Académie des Beaux-Arts, a pu imiter, avec autant
d'aisance, les charmes aimés d'une Diane dont la triste vocation est d'essayer
de paraître surprise tandis qu'au fond, elle se demande tout simplement à
quelle sauce poivrade ou chasseur, on mangera le lièvre attique que ses flèches
transpercèrent.
La statuaire de Rodin est, au
contraire, caractérisée par l'invention. Il s'ingénie à faire exprimer au
marbre ou à la pierre du nouveau, toujours du nouveau, tantôt par la
composition, tantôt par l'attitude, par l'expression, - ici, en effleurant à
peine, là, en poussant jusqu'à l'affirmation la plus péremptoire et aussi la
plus harmonieuse, les ondes charnelles. Ce contraste est indiqué dans le groupe
d'Orphée et Eurydice, où, tandis qu'Orphée se réalise vivant par son
retour à la lumière, Eurydice se vaporise et s'efface, retourne aux limbes dans
une brume d'indicible mélancolie. Et, près de cette figure de rêve, voici
minutieusement modelée, merveilleusement finie - comme il sied d'une oeuvre
divine - l'Eve toute neuve, ingénue et glorieuse.
***
Le maître m'explique ses études,
puis à propos du Salon dont il s'abtient, il me donne, indulgent, le secret de
l'abondante production des pseudo-statuaires qui, prochainement, vont exhiber
leurs puérilités.
Ce secret, c'est le moulage sur
le vif : procédé commode, rapide et à la portée de tout le monde, pourvu que
l'on puisse se procurer de bons mouleurs et, pour le marbre, d'habiles
praticiens, qui corrigent, s'il y a lieu, les imperfections du modèle, qui
mettent la nature au point. Mais ces façons sont si humiliantes qu'il ne faut
pas insister : c'est même, d'ailleurs, sans intérêt, ainsi que tout mensonge.
***
Comme Barye, comme Frémiet, comme
tous les artistes probes qu'instruisirent les déboires de leurs maîtres, Rodin
ne fait pas reproduire ses oeuvres industriellement. Les reproductions en
marbre se font sous ses yeux et avec son intervention constante et directe ; il
ne pourrait souffrir, à n'importe quel prix, que la moindre de ses statuettes
fut déshonorée par une exécution hâtive et simplifiée. C'est pourtant ce qui
arrive aux artistes tombés aux mains d'éditeurs peu scrupuleux de bronziers ou
de marbriers ignorants et avides.
Je lis, à ce propos, dans le
dernier fascicule du Mercure de France, une fort édifiante lettre
inédite de Clésinger, qui fut toute sa vie et jusqu'à sa mort, la proie des
marchands de pendules artistiques. On lui reproduisait ses oeuvres au moyen de
la réduction Collas, et quand elles avaient passé par le «réducteur», par le
«fondeur», par le «monteur», par le «ciseleur» ou plutôt le «ratisseur», elles
étaient devenues si méconnaissables que la signature était une véritable
tricherie. Mais ce bronzier, fort d'un traité imprudent, ne se bornait pas à
corriger l'oeuvre du sculpteur, il voulait lui dicter ses propres conceptions
et, ici, cela devient amusant, voici ce que trouvait l'industriel. Je cite :
«Comme preuve de son goût
artistique, dit Clésinger, je possède certaines commandes écrites de sa main :
L'Ange de l'assassinat assis
sous un pommier en Normandie, écoutant la Voix», et «La mariée marchant à
l'autel, voilée, les yeux baissés et son livre à la main», sujet qui devait nous conquérir
toutes les sympathies des mères de famille !
«Faites-moi la Cornélie, cette
mère, etc. Je vous donne les dimensions ; il faut que ce groupe soit une
pendule ; votre composition est belle, mais elle ne fait pas pendule ;
voici le socle».
Ce «voici le socle» est
merveilleux, mais voyez donc un grand artiste pour être traité de la sorte !
En principe, l'oeuvre d'art doit
être unique ; tout au moins, ne doit-elle être reproduite que par l'artiste
lui-même ou sous sa direction.
Mais peut-être bien aussi que la
mission de l'industrie est de vilipender des chefs-d'oeuvre, de les amener à un
tel degré de «ratissage» que l'on confonde, sous le même mépris affligé,
Soitoux et Clésinger, Bartholdi et Rodin ?
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