Le devoir...
M. Rame fut tout surpris d'avoir
une maîtresse. Satisfait de sa femme, il n'avait jamais sérieusement désiré
aucun autre épiderme, et ni les jupes retroussées, ni les clins d'yeux, ni le
moulage adroit des reins dans une robe claire, ni la grâce d'une démarche, ni
les propices coups de vent, ni les frôlements, ni les nuques, ni les cheveux,
ni rien, enfin, ne troublait le cours régularisé de sa sensualité.
Mme Rame faisait tous ses
délices.
Pas même avant son mariage, M.
Rame n'avait eu de liaison. Les institutions d'utilité publique lui
suffisaient, et l'Etat, qui subvenait à tous les besoins du bon bureaucrate,
subvenait encore à celui-là. La vie, pour M. Rame, était quelque chose de
purement administratif, et il jugeait de la moralité d'un acte par sa légalité.
«Quand on se livre à la débauche,
disait-il, quand on cède aux conseils perfides de la nature, au moins que l'on
ait recours aux femmes que l'administration autorise et surveille, à celles qui
sont patentées et, si j'ose m'exprimer ainsi, diplômées !». User d'une autre
femme, même en des cas pressants, lui eût donné la sensation d'un délit, d'une
sorte de fraude.
Aussi, M. Rame fut-il tout
surpris d'avoir une maîtresse.
C'était la femme d'un de ses
amis, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, pour des raisons que M. Rame découvrit un
jour et qui contribuèrent notablement à calmer sa conscience et à lui faciliter
l'accomplissement de son impérieux devoir. Quelles sont les femmes que nous
connaissons, que nous rencontrons, qui nous reçoivent, avec lesquelles nous
pouvons nous trouver seuls ? Celles de nos amis, assurément, et non pas celles
de gens qui nous sont totalement inconnus. Donc, ce sont les femmes de nos amis
qui doivent devenir nos maîtresses.
Il est certain que Rame ne
courait pas après les aventures. Il fallut que l'aventure vint à lui, qu'elle
lui fut présentée, qu'elle lui fut offerte et quasiment imposée par la main
d'un ami. C'est ce qui arriva un après-midi que M. Rame, assis à son bureau
bien innocemment, taillait ses crayons avec un soin et une finesse extrême. Sans
rival en cet art difficile, il parvenait à donner à la mine une acuité telle
qu'elle piquait comme une aiguille : le ruban violet avait récompensé ce talent
administratif et ses collègues le jalousaient.
M. Virgule entra, accompagné de
sa jeune femme, une petite sans élégance, brunette, le geste gauche, mais
l'oeil hardi, et qui avait l'air d'une pensionnaire en révolte.
Avec la fraîche cordialité et une
certitude d'homme simple, M. Virgule s'expliqua par ces seuls mots :
- Ma femme !
Bien que Virgule eut prononcé le
vocable sacré sans hésitation, sans peur, sans réticence, en homme qui sait ce
qu'il dit, M. Rame ne s'inclina qu'avec une ombrageuse discrétion et tout de suite
son regard soupçonneux chercha l'oeil timide de son ami. Mais l'oeil timide de
M. Virgule se dérobait à des avances aussi sévères et se fixait obstinément sur
les crayons acérés de M. Rame qui ressemblaient, dans leur boîte, à de
douloureux instruments de chirurgie.
La conversation fut pénible,
d'autant plus que l'intruse ne disait mot, paraissant toute occupée à partager
équitablement son activité entre le gland de son ombrelle qu'elle tortillait
avec amour et son ombrelle elle-même qui virait entre ses paumes comme une
toupie américaine.
Cette attitude modeste amadouait
peu à peu la rigidité de M. Rame, lorsque M. Virgule, jugeant que la
présentation avait assez duré, tira sa montre et la mit sous les yeux de sa
«chère mignonne», qui fit : «Ah ! mon Dieu», avec beaucoup de naturel et
disparut incontinent.
M. Virgule, alors, sans attendre
les questions de son ami ouvrait son coeur et, comme d'une boîte à surprises,
en tira un long ruban de confidences. De ces fermes aveux, il résultait que la
jeune pensionnaire en révolte n'était qu'une «sorte de Mme Virgule», une Mme
Virgule de fait et non de droit, que ni l'Etat, ni l'Eglise, n'avaient autorisé
M. Virgule à ouvrir son lit à cette compagne frauduleuse, mais que son
honnêteté, son dévouement, la respectabilité de sa famille et plusieurs autres
motifs très puissants, justifiaient cependant, une cohabitation après tout fort
avouable.
- Bref, résuma M. Rame, c'est ta
femme, mais vous n'êtes pas mariés.
La sagacité de M. Rame enchanta
M. Virgule et avec de prudentes circonlocutions, une abondance de spécieux
arguments, il finit par avouer le but de sa visite, qui était d'inviter à dîner
son respectable ami.
Cette proposition troubla
singulièrement le respectacle ami. Certes, il aimait beaucoup Virgule, mais il
savait la réserve que lui imposaient ses devoirs de mari, de père et de
fonctionnaire... Là-dessus, il s'emporta et, dans une véhémente improvisation,
vengea, par de nobles paroles, la morale outragée ; mais il céda, - afin de ne
pas abandonner son ami «en d'aussi graves conjonctures», et de le ramener «au
respect de la loi».
Trois mois plus tard, Mme Virgule
était sa maîtresse.
Comment cet événement malheureux
s'était produit, cela resta toujours fort obscur pour M. Rame. C'était un soir
d'hiver, après le dîner. Il y avait grand feu dans le salon et la lampe
éclairait mal, sa lumière encore affaiblie par un grand abat-jour à crinoline
rose. M. Virgule venait de partir, appelé à une de ces soirées officielles qui
commencent à neuf heures. La bonne apporta le journal à Mme Virgule qui en
profita, avec une astuce préméditée, pour l'éloigner par une course lointaine. Il
se levait pour se retirer discrètement, lorsqu'une voix de reproche murmura.
- Vous allez me laisser toute
seule déjà ?
- Il se rassit et parla de son
bureau, de ses collègues, de ses chefs, de son avancement, supputant la
gratification des étrennes. Visiblement, Mme Virgule n'écoutait pas ces
importantes révélations. Demi-étendue, puis entièrement couchée sur le canapé,
elle jouait avec un petit chien, levait les jambes, se tordait, riait. A la
fin, elle eut chaud et fit sauter deux ou trois boutons de son corsage.
- Vous permettez ? demanda-t-elle
en regardant Rame avec des yeux flamboyants.
Le respectable ami ne
reconnaissait plus la petite pensionnaire ; la révolte latente qu'on devinait
en elle était devenue de la frénésie et l'impudeur de ses gestes choquait fort
M. Rame - tout en commençant à lui échauffer les lombes.
Vous permettez ? demanda-t-elle
encore, avec une insolence sûre, - et elle rattacha sa jarretière, lentement,
le talon sur le genou, avec un air si provocant que M. Rame, soudain ivre,
avança la main.
Avait-elle été perverse ou
seulement imprudente ? Voilà ce que M. Rame, dans sa candeur, ne put jamais
élucider. La seule évidence qu'il percevait, c'était l'étrangeté de sa
situation. Il aimait uniquement sa femme, - et il avait une maîtresse. Il avait
moriginé Virgule et sa conduite était encore plus détestable, puisque, en même
temps «qu'il offensait les bonnes moeurs», il trompait un ami. Enfin, et
sottise ajoutée à la faute, il n'avait aucunement besoin d'une maîtresse,
n'aimait point Mme Virgule et ne ressentait près d'elle qu'un ennui mêlé de
remords.
Il voulut rompre, mais il s'y
prit mal et la crise de larmes qu'il dut subir l'attendrit au lieu de
l'exaspérer. Deux ou trois scènes du même genre et une sorte de pitié
paternelle l'attacha à sa maîtresse. Le ménage Virgule ayant éprouvé quelques
pertes d'argent, il remit généreusement à flot ses amis par un prêt qui le gêna
lui-même. De ce jour, la maison lui fut tout à fait sacrée et il ne ressentit
plus jamais aucune velléité de fuite.
«Je reste par devoir», se
disait-il à lui-même, et il organisa sa nouvelle vie, heureux de vivre avec une
femme qu'il adorait, mais fidèle à la maîtresse qu'il n'aimait pas.
Cette conduite, que les
circonstances lui avaient imposée, apaisa un peu la sévérité de ses principes
et il fut content de trouver dans un livre cette phrase qu'il répétait à tout
propos : «Le devoir de ne pas faire son devoir est souvent le seul devoir».
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