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Guy de Maupassant Sur l'eau IntraText CT - Lecture du Texte |
Saint-Tropez, 12 avril.
Nous sommes partis ce matin, vers huit heures, de
Saint-Raphaël, par une forte brise de nord-ouest.
La mer sans vagues dans le golfe était blanche d'écume,
blanche comme une nappe de savon, car le vent, ce terrible vent de Fréjus, qui
souffle presque chaque matin, semblait se jeter dessus pour lui arracher la
peau, qu'il soulevait et roulait en petites lames de mousse éparpillée ensuite,
puis reformées tout aussitôt.
Les gens du port nous ayant affirmé que cette rafale
tomberait vers onze heures, nous nous décidâmes à nous mettre en route avec
trois ris et le petit foc.
Le youyou fut embarqué sur le pont, au pied du
mât, et le Bel-Ami sembla s'envoler dès sa sortie de la jetée. Bien
qu'il ne portât presque point de toile, je ne l'avais jamais senti courir
ainsi.
On eût dit qu'il ne touchait point l'eau, et on ne se
fût guère douté qu'il portait au bas de sa large quille, profonde de deux
mètres, une barre de plomb de dix-huit cents kilogrammes, sans compter les deux
mille kilogrammes de lest dans sa cale et tout ce que nous avons à bord en
gréement, ancres, chaînes, amarres et mobilier.
J'eus bien vite traversé le golfe au fond duquel se
jette l'Argens, et, dès que je fus à l'abri des côtes, la brise cessa presque
complètement. C'est là que commence cette région sauvage, sombre et superbe,
qu'on appelle encore le pays des Maures. C'est une longue presqu'île de montagnes dont les rivages seuls ont un
développement de plus de cent kilomètres.
Saint-Tropez, à l'entrée de l'admirable golfe nommé
jadis golfe de Grimaud, est la capitale de ce petit royaume sarrasin dont
presque tous les villages, bâtis au sommet de pics qui les mettaient à l'abri
des attaques, sont encore pleins de maisons mauresques avec leurs arcades,
leurs étroites fenêtres et leurs cours intérieures où ont poussé de hauts
palmiers qui dépassent à présent les toits.
Si l'on pénètre à pied dans les vallons inconnus de cet
étrange massif de montagnes, on découvre une contrée invraisemblablement
sauvage, sans routes, sans chemins, même sans sentiers, sans hameaux, sans
maisons.
De temps en temps, après sept ou huit heures de marche, on aperçoit une
masure, souvent abandonnée, et parfois habitée par une misérable famille de
charbonniers.
Les monts des Maures ont, parait-il, tout un système
géologique particulier, une flore incomparable, la plus variée de l'Europe,
dit-on, et d'immenses forêts de pins, de chênes-lièges et de châtaigniers.
J'ai fait, voici trois ans maintenant, au coeur de ce
pays, une excursion aux ruines de la chartreuse de la Veme, dont j'ai gardé un
inoubliable souvenir. S'il fait beau demain, j'y retournerai.
Une route nouvelle suit la mer, allant de Saint-Raphaël
à Saint-Tropez.
Tout le long de cette avenue magnifique, ouverte à travers les forêts sur un
incomparable rivage, on essaie de créer des stations hivernales. La
première en projet est Saint-Aygulf.
Celle-ci offre un caractère particulier. Au milieu du bois de sapins qui
descend jusqu'à la mer s'ouvrent, dans tous les sens, de larges chemins. Pas
une maison, rien que le tracé des rues traversant des arbres. Voici les places,
les carrefours, les boulevards. Leurs noms sont même inscrits sur des plaques
de métal : boulevard Ruysdaël, boulevard Rubens, boulevard Van Dick,
boulevard Claude Lorrain. On se demande pourquoi tous ces
peintres ? Ah ! pourquoi ? C'est que la Société s'est
dit, comme Dieu lui-même avant d'allumer le soleil. "Ceci sera une station
d'artistes !"
La Société ! On ne sait pas dans le reste
du monde tout ce que ce mot signifie d'espérances, de dangers, d'argent gagné
et perdu sur les bords de la Méditerranée ! La Société ! terme
mystérieux, fatal, profond, trompeur.
En ce lieu, pourtant, la Société semble réaliser
ses espérances, car elle a déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les artistes.
On lit de place en
place : "Lot acheté par M. Carolus Duran ; lot de M.
Clairin ; lot de Mlle Croisette, etc." Cependant... qui
sait ?... Les sociétés de la Méditerranée ne sont pas en veine.
Rien
de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des faillites
formidables. Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ achète pour dix
millions de terrains à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt francs. On
trace les boulevards, on amène l'eau, on prépare l'usine à gaz et on attend
l'amateur. L'amateur ne vient pas mais la débâcle arrive.
J'aperçois, loin devant moi, des tours et des bouées
qui indiquent les brisants des deux rivages à la bouche du golfe de Saint-Tropez.
La première tour se nomme tour des Sardinaux et signale
un vrai banc de roches à fleur d'eau, dont quelques-unes montrent leurs têtes
brunes, et la seconde a été baptisée Balise de la Sèche à l'huile.
Nous arrivons maintenant à l'entrée du golfe, qui
s'enfonce au loin entre deux berges de montagnes et de forêts jusqu'au village
de Grimaud, bâti sur une cime, tout au bout. L'antique château des
Grimaldi, haute ruine qui domine le village, apparaît là-bas dans la brume
comme une évocation de conte de fées.
Plus
de vent. Le golfe a l'air d'un lac immense et calme où nous pénétrons doucement
en profitant des derniers souffles de cette bourrasque matinale. A droite du
passage, Sainte-Maxime, petit port blanc, se mire dans l'eau, où le reflet des
maisons les reproduit, la tête en bas, aussi nettes que sur la berge. En face, Saint-Tropez apparaît,
protégé par un vieux fort.
A onze heures, le Bel-Ami s'amarre au quai, à
côté du petit vapeur qui fait le service de Saint-Paphaël. Seul, en effet, avec
une vieille diligence qui porte les lettres et part la nuit par l'unique route
qui traverse ces monts, le Lion-de-Mer, ancien yacht de plaisance, met
les habitants de ce petit port isolé en communication avec le reste du monde.
C'est là une de ces charmantes et simples filles de la
mer, une de ces bonnes petites villes modestes, poussées dans l'eau comme un
coquillage, nourries de poissons et d'air marin et qui produisent des matelots.
Sur le port se dresse en bronze la statue du bailli de Suffren.
On y sent la pêche et le goudron qui flambe, la saumure
et la coque des barques. On y
voit, sur les pavés des rues, briller comme des perles, des écailles de
sardines, et le long des murs du port le peuple boiteux et paralysé des vieux
marins qui se chauffe au soleil sur les bancs de pierre. Ils parlent de temps
en temps des navigations passées et de ceux qu'ils ont connus jadis, des
grands-pères de ces gamins qui courent là-bas. Leurs visages et leurs mains
sont ridés, tannés, brunis, séchés par les vents, les fatigues, les embruns,
les chaleurs de l'équateur et les glaces des mers du Nord, car ils ont vu, en
rôdant par les océans, les dessus et les dessous du monde, et l'envers de
toutes les terres et de toutes les latitudes. Devant eux passe, calé sur une
canne, l'ancien capitaine au long cours, qui commanda les Trois-Soeurs,
ou les Deux-Amis, ou la Marie-Louise, ou la Jeune-Clémentine.
Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à
l'appel, d'une litanie de "Bonjour, capitaine !" modulés sur des
tons différents.
On est là au pays de la mer, dans une brave petite cité
salée et courageuse, qui se battit jadis contre les Sarrasins, contre le duc
d'Anjou, contre les corsaires barbaresques, contre le connétable de Bourbon, et
Charles Quint, et le duc de Savoie et le duc d'Epernon.
En 1637, les habitants, les pères de ces tranquilles
bourgeois, sans aucune aide, repoussèrent une flotte espagnole ; et chaque
année se renouvelle avec une ardeur surprenante, le simulacre de cette attaque
et de cette défense, qui emplit la ville de bousculades et de clameurs, et
rappelle étrangement les grands divertissements populaires du Moyen Age.
En 1813, la ville repoussa également une
escadrille anglaise envoyée contre elle.
Aujourd'hui,
elle pêche. Elle pêche des thons, des sardines, des loups, des langoustes, tous
les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit à elle seule une partie de
la côte.
En mettant le pied sur le quai, après avoir fait ma
toilette, j'entendis sonner midi, et j'aperçus deux vieux commis, clercs de
notaire ou d'avoué, qui s'en allaient au repas, pareils à deux vieilles bêtes
de travail un instant débridées pour qu'elles mangent l'avoine au fond d'un sac
de toile.
O liberté ! liberté ! seul bonheur, seul
espoir et seul rêve ! De tous les misérables, de toutes les classes
d'individus, de tous les ordres de travailleurs, de tous les hommes qui livrent
quotidiennement le dur combat pour vivre, ceux-là sont le plus à plaindre, sont
les plus déshérités de faveurs.
On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont
impuissants à se plaindre ; ils ne peuvent pas se révolter ; ils
restent liés, bâillonnés dans leur misère, leur misère honteuse de
plumitifs !
Ils ont fait des études, ils savent le droit ; ils
sont peut-être bacheliers.
Comme je l'aime, cette dédicace de Jules Vallès :
A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont
morts de faim.
Sait-on ce qu'ils gagnent, ces crève-misère ? De
huit cents à quinze cents francs par an !
Employés des noires études, employés des grands
ministères, vous devez lire chaque matin sur la porte de la sinistre prison la
célèbre phrase de Dante :
"Laissez toute espérance, vous qui
entrez !"
On pénètre là, pour la première fois, à vingt ans, pour
y rester jusqu'à soixante et plus, et pendant cette longue période rien ne se
passe. L'existence tout entière s'écoule dans le petit bureau sombre, toujours
le même, tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l'heure des espoirs
vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute cette moisson de souvenirs
que nous faisons dans une vie, les événements imprévus, les amours douces ou
tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d'une existence libre, sont
inconnus à ces forçats. Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons,
les années se ressemblent. A la même heure, on arrive ; à la même
heure, on déjeune ; à la même heure on s'en va ; et cela de vingt à
soixante ans. Quatre accidents seulement font date : le mariage, la
naissance du premier enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose ; pardon, les
avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire, rien du monde ! On
ignore jusqu'aux joyeuses journées de soleil dans les rues, et les vagabondages
dans les champs, car jamais on n'est lâché avant l'heure réglementaire. On se
constitue prisonnier à huit heures du matin ; la prison s'ouvre à six
heures, alors que la nuit vient. Mais, en compensation, pendant quinze jours
par an, on a bien le droit - droit discuté, marchandé, reproché, d'ailleurs -
de rester enfermé dans son logis. Car où pourrait-on aller sans argent ?
Le charpentier grimpe dans le ciel ; le cocher
rôde par les rues ; le mécanicien des chemins de fer traverse les bois,
les plaines, les montagnes, va sans cesse des murs de la ville au large horizon
bleu des mers. L'employé ne quitte point son bureau, cercueil de ce
vivant ; et dans la même petite glace où il s'est regardé jeune, avec sa
moustache blonde, le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa
barbe blanche, le jour où il est mis dehors. Alors, c'est fini, la vie
est fermée, l'avenir clos. Comment cela se fait-il qu'on en soit là déjà ?
Comment donc a-t-on pu
vieillir ainsi sans qu'aucun événement se soit accompli, qu'aucune surprise de
l'existence vous ait jamais secoué ? Cela est pourtant. Place aux jeunes,
aux jeunes employés
Alors, on s'en va, plus misérable encore, et on meurt
presque tout de suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée
habitude du bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des
mêmes besognes aux mêmes heures.
Au moment où j'entrais à l'hôtel pour y déjeuner on me
remit un effrayant paquet de lettres et de journaux qui m'attendaient, et mon
coeur se serra comme sous la menace d'un malheur. J'ai la peur et la haine des
lettres ; ce sont des liens. Ces petits carrés de papier qui portent mon
nom me semblent faire, quand je les déchire, un bruit de chaînes, le bruit des
chaînes qui m'attachent aux vivants que j'ai connus, que je connais.
Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains
différentes. "Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi
disparaître ainsi sans annoncer où vous allez ? Avec qui vous
cachez-vous ?" Une autre ajoutait : "Comment voulez-vous
qu'on s'attache à vous si vous fuyez toujours vos amis ; c'est même
blessant pour eux..."
Eh bien ! qu'on ne s'attache pas à
moi ! Personne ne comprendra donc l'affection sans y joindre une idée de
possession et de despotisme. Il
semble que les relations ne puissent exister sans entraîner avec elles des
obligations, des susceptibilités et un certain degré de servitude. Dès qu'on a
souri aux politesses d'un inconnu, cet inconnu a barres sur vous, s'inquiète de
ce que vous faites et vous reproche de le négliger. Si nous allons jusqu'à
l'amitié, chacun s'imagine avoir des droits ; les rapports deviennent des
devoirs et les liens qui nous unissent semblent terminés avec des noeuds
coulants.
Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie
soupçonneuse, contrôleuse, cramponnante des êtres qui se sont rencontrés et qui
se croient enchaînés l'un à l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite que
de la peur harcelante de la solitude qui hante les hommes sur cette terre.
Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide
insondable où s'agite son coeur, où se débat sa pensée va comme un fou, les
bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au
hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n'être plus seul. Il
semble dire, dès qu'il a serré les mains : "Maintenant vous
m'appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de
votre pensée, de votre temps." Et voilà pourquoi tant de gens croient
s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains
ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il
faut qu'ils aiment, pour n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, de
tendresse, mais qu'ils aiment pour toujours. Et ils le disent, jurent,
s'exaltent, versent tout leur coeur dans un coeur inconnu, trouvé la veille,
toute leur âme dans une âme de rencontre dont le visage leur a plu. Et, de
cette hâte à s'unir, naissent tant de méprises, de surprises, d'erreurs et de
drames.
Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts,
de même nous restons libres malgré toutes les étreintes. Personne,
jamais, n'appartient à personne. On se prête, malgré soi, à ce jeu coquet ou
passionné de la possession, mais on ne se donne jamais. L'homme, exaspéré par
ce besoin d'être le maître de quelqu'un, a institué la tyrannie, l'esclavage et
le mariage. Il peut tuer, torturer, emprisonner, mais la volonté humaine lui
échappe toujours, quand même elle a consenti quelques instants à se soumettre.
Est-ce que les mères possèdent leurs enfants ?
Est-ce que le petit être, à peine sorti du ventre, ne se met pas à crier pour
dire ce qu'il veut, pour annoncer son isolement et affirmer son
indépendance ?
Est-ce
qu'une femme vous appartient jamais ? Savez-vous ce qu'elle pense, même si
elle vous adore ? Baisez sa chair, pâmez-vous sur ses lèvres. Un mot sorti
de votre bouche ou de la sienne, un seul mot suffira pour mettre entre vous une
implacable haine !
Tous les sentiments affectueux perdent leur charme,
s'ils deviennent autoritaires. De ce qu'il me plaît de voir quelqu'un et de lui
parler, s'ensuit-il qu'il me soit permis de savoir ce qu'il fait et ce qu'il
aime ?
L'agitation des villes grandes et petites de tous les
groupes de la société, la curiosité méchante, envieuse, médisante,
calomniatrice, le souci incessant des relations, des affections d'autrui, des
commérages et des scandales, ne viennent-ils pas de cette prétention que nous
avons de contrôler la conduite des autres, comme si tous nous appartenaient à
des degrés différents. Et nous nous imaginons en effet que nous avons des droits
sur eux, sur leur vie, car nous la voulons réglée selon la nôtre, sur leurs
pensées, car nous les réclamons de même ordre que les nôtres, sur leurs
opinions, car nous ne les tolérons pas différentes des nôtres, sur leur
réputation, car nous l'exigeons selon nos principes, sur leurs moeurs, car nous
nous indignons quand elles ne sont pas soumises à notre morale.
Je déjeunai au bout d'une longue table dans l'Hôtel du
Bailli de Suffren, et je continuais à lire mes lettres et mes journaux, quand
je fus distrait par les propos bruyants d'une demi-douzaine d'hommes assis à
l'autre extrémité.
C'étaient des commis voyageurs. Ils parlèrent de tout
avec conviction, avec autorité, avec blague, avec dédain, et ils me donnèrent
nettement la sensation de ce qu'est l'âme française, c'est-à-dire la moyenne de
l'intelligence, de la raison, de la logique et de l'esprit en France. Un
d'eux, un grand à tignasse rousse, portait la médaille militaire et une
médaille de sauvetage - un brave. Un petit gros faisait des calembours sans répit et en riant lui-même à
pleine gorge, avant d'avoir laissé aux autres le temps de comprendre. Un homme
à cheveux ras réorganisait l'armée et la magistrature, réformait les lois et la
Constitution, définissait une République idéale, pour son âme de placeur de
vins. Deux voisins s'amusaient beaucoup en se racontant leurs bonnes fortunes,
des aventures d'arrière-boutique ou des conquêtes de servantes.
Et je voyais en eux toute la France, la France
légendaire, spirituelle, mobile, brave et galante.
Ces hommes étaient des types de la race, types
vulgaires qu'il me suffirait de poétiser un peu pour retrouver le Français tel
que nous le montre l'histoire, cette vieille dame exaltée et menteuse.
Et c'est vraiment une race amusante que la nôtre, par
des qualités très spéciales qu'on ne retrouve nulle part ailleurs.
C'est d'abord notre mobilité qui diversifie si
allègrement nos moeurs et nos institutions. Elle fait ressembler le passé de
notre pays à un surprenant roman d'aventures dont la suite à demain est
toujours pleine d'imprévu, de drame et de comédie, de choses terribles ou
grotesques. Qu'on se fâche et qu'on s'indigne, suivant les opinions qu'on a, il
est bien certain que nulle histoire au monde n'est plus amusante et plus
mouvementée que la nôtre.
Au point de vue de l'art pur - et pourquoi
n'admettrait-on pas ce point de vue spécial et désintéressé en politique comme
en littérature ? - elle demeure sans rivale. Quoi de plus curieux et de plus surprenant que
les événements accomplis seulement depuis un siècle ?
Que verrons-nous demain ? Cette attente de
l'imprévu n'est-elle pas, au fond, charmante ? Tout est possible chez
nous, même les plus invraisemblables drôleries et les plus tragiques aventures.
De quoi nous étonnerions-nous ? Quand un
pays a eu des Jeanne d'Arc et des Napoléon, il peut être considéré comme un sol
miraculeux.
Et
puis nous aimons les femmes, nous les aimons bien, avec fougue et avec
légèreté, avec esprit et avec respect.
Notre galanterie ne peut être comparée à rien
dans aucun autre pays.
Celui qui garde au coeur la flamme galante des derniers
siècles, entoure les femmes d'une tendresse profonde, douce, émue et alerte en
même temps. Il aime tout ce
qui est d'elles, tout ce qui vient d'elles, tout ce qu'elles sont, et tout ce
qu'elles font. Il aime leurs toilettes, leurs bibelots, leurs parures, leurs
ruses, leurs naïvetés, leurs perfidies, leurs mensonges et leurs gentillesses.
Il les aime toutes, les riches comme les pauvres, les jeunes et même les
vieilles, les brunes, les blondes, les grasses, les maigres. Il se sent à son
aise près d'elles, au milieu d'elles. Il y demeurerait indéfiniment, sans
fatigue, sans ennui, heureux de leur seule présence.
Il sait, dès les premiers mots, par un regard, par un
sourire, leur montrer qu'il les aime, éveiller leur attention, aiguillonner
leur plaisir de plaire, leur faire déployer pour lui toutes leurs séductions.
Entre elles et lui s'établit aussitôt une sympathie vive, une camaraderie d'instinct,
comme une parenté de caractère et de nature.
Entre elles et lui commence une sorte de combat,
de coquetterie et de galanterie, se noue une amitié mystérieuse et guerroyeuse,
se resserre une obscure affinité de coeur et d'esprit.
Il sait leur dire ce qui leur plaît, leur faire
comprendre ce qu'il pense, leur montrer sans les choquer jamais, sans jamais
froisser leur frêle et mobile pudeur, un désir discret et vif, toujours éveillé
dans ses yeux, toujours frémissant sur sa bouche, toujours allumé dans ses
veines. Il est leur ami et leur esclave, le serviteur de leurs caprices et
l'admirateur de leur personne. Il
est prêt à leur appel, à les aider, à les défendre comme des alliés secrets. Il
aimerait se dévouer pour elles, pour celles qu'il connaît peu, pour celles
qu'il ne connaît pas, pour celles qu'il n'a jamais vues.
Il ne leur demande rien qu'un Peu de gentille
affection, un peu de confiance ou un peu d'intérêt, un peu de bonne grâce ou
même de perfide malice.
Il aime, dans la rue, la femme qui passe et dont le
regard le frôle. Il aime la fillette en cheveux qui va, un noeud bleu sur la
tête, une fleur sur le sein, l'oeil timide ou hardi, d'un pas lent ou pressé, à
travers la foule des trottoirs. Il aime les inconnues coudoyées, la petite
marchande qui rêve sur sa porte, la belle nonchalante étendue dans sa voiture
découverte.
Dès qu'il se trouve en face d'une femme il a le coeur
ému et l'esprit en éveil. Il pense à elle, parle pour elle, tâche de lui plaire
et de lui faire comprendre qu'elle lui plaît. Il a des tendresses qui lui
viennent aux lèvres, des caresses dans le regard, une envie de lui baiser la
main, de toucher l'étoffe de sa robe. Pour lui, les femmes parent le monde et
rendent séduisante la vie. Il aime s'asseoir à leurs pieds pour le seul plaisir
d'être là ; il aime rencontrer leur oeil, rien que pour y chercher leur
pensée fuyante et voilée ; il aime écouter leur voix uniquement parce que
c'est une voix de femme.
C'est
par elles et pour elles que le Français a appris à causer, et avoir de l'esprit
toujours.
Causer, qu'est cela ? Mystère ! C'est
l'art de ne jamais paraître ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de
plaire avec n'importe quoi, de séduire avec rien du tout.
Comment
définir ce vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquette avec
des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées, que doit être la
causerie.
Seul au monde, le Français a de l'esprit, et
seul il le goûte et le comprend.
Il a l'esprit qui passe et l'esprit qui reste,
l'esprit, des rues et l'esprit des livres.
Ce qui demeure, c'est l'esprit, dans le sens large du
mot, ce grand souffle ironique ou gai répandu sur notre peuple depuis qu'il
pense et qu'il parle ; c'est la verve terrible de Montaigne et de
Rabelais, l'ironie de Voltaire, de Beaumarchais, de Saint-Simon et le
prodigieux rire de Molière.
La saillie, le mot est la monnaie très menue de cet
esprit-là. Et pourtant, c'est encore un côté, un caractère tout particulier de
notre intelligence nationale. C'est un de ses charmes les plus vifs. Il fait la
gaieté sceptique de notre vie parisienne, l'insouciance aimable de nos moeurs. Il est une partie de notre aménité.
Autrefois, on faisait en vers ces jeux plaisants ;
aujourd'hui on les fait en prose. Cela s'appelle, selon les temps, épigrammes,
bons mots, traits, pointes, gauloiseries. Ils courent la ville et les salons,
naissent partout, sur le boulevard, comme à Montmartre. Et ceux de Montmartre
valent souvent ceux du boulevard. On les imprime dans les journaux. D'un
bout à l'autre de la France, ils font rire. Car nous savons rire.
Pourquoi un mot plutôt qu'un autre, le rapprochement
imprévu, bizarre de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une
calembredaine quelconque, un coq-à-l'âne inattendu ouvrent-ils la vanne de
notre gaieté, font-ils éclater tout à coup, comme une mine qui sauterait, tout
Paris et toute la province ?
Pourquoi
tous les Français riront-ils ? alors que tous les Anglais et tous les
Allemands ne comprendront pas notre amusement ? Pourquoi ? Uniquement
parce que nous sommes Français, que nous avons l'intelligence française, que
nous possédons la charmante faculté du rire.
Chez nous, d'ailleurs, il suffit d'un peu d'esprit pour
gouverner. La bonne humeur tient lieu de génie, un bon mot sacre un homme et le
fait grand pour la postérité. Tout le reste importe peu. Le peuple aime
ceux qui l'amusent et pardonne à ceux qui le font rire.
Un seul coup d'oeil jeté sur le passé de notre patrie
nous fera comprendre que la renommée de nos grands hommes n'a jamais été faite
que par des mots heureux. Les
plus détestables princes sont devenus populaires par des plaisanteries
agréables, répétées et retenues de siècle en siècle.
Le trône de France est soutenu par des devises de
mirliton.
Des mots, des mots, rien que des mots, ironiques ou
héroïques, plaisants ou polissons, les mots surnagent sur notre histoire et la
font paraître comparable à un recueil de calembours.
Clovis, le roi chrétien, s'écria, en entendant
lire la Passion : "Que n'étais-je là avec mes Francs !"
Ce
prince, pour régner seul, massacra ses alliés et ses parents, commit tous les
crimes imaginables. On le regarde cependant comme un monarque
civilisateur et pieux.
"Que
n'étais-je là avec mes Francs !"
Nous ne saurions rien du bon roi Dagobert, si la
chanson ne nous avait appris quelques particularités, sans doute erronées, de
son existence.
Pépin, voulant déposséder du trône le roi Childéric,
posa au pape Zacharie l'insidieuse question que voici : "Lequel
des deux est le plus digne de régner, celui qui remplit dignement toutes les
fonctions de roi, sans en avoir le titre, ou celui qui porte ce titre sans
savoir gouverner ?"
Que savons-nous de Louis VI ? Rien. Pardon. Au
combat de Brenneville, comrne un Anglais posait la main sur lui en
s'écriant : "Le roi est pris !", ce prince, vraiment
français, répondit : "Ne sais-tu pas qu'on ne prend jamais un roi
même aux échecs !"
Louis IX, bien que saint, ne nous laisse pas un seul
mot à retenir. Aussi son règne nous apparaît-il comme horriblement ennuyeux,
plein d'oraisons et de pénitences.
Philippe VI, ce niais, battu et blessé à Crécy,
alla frapper à la porte du château de l'Arbroie, en criant :
"Ouvrez, c'est la fortune de la France !" Nous lui savons encore
gré de cette parole de mélodrame.
Jean II, prisonnier du prince de Galles, lui dit, avec
une bonne grâce chevaleresque et une galanterie de troubadour français :
"Je comptais vous donner à souper aujourd'hui ; mais la fortune en
dispose autrement et veut que je soupe chez vous."
On n'est pas plus gracieux dans l'adversité.
"Ce n'est pas au roi de France à venger les
querelles du duc d'Orléans", déclara Louis XII avec générosité. Et c'est là, vraiment, un grand mot
de roi, un mot digne d'être retenu par tous les princes.
François Ier, ce grand nigaud, coureur de filles et
général malheureux, a sauvé sa mémoire en entourant son nom d'une auréole
impérissable, en écrivant à sa mère ces quelques mots superbes, après la
défaite de Pavie : Tout est perdu, madame, fors l'honneur.
Est-ce que cette parole, aujourd'hui, ne nous
semble pas aussi belle qu'une victoire ? N'a-t-elle pas illustré le prince
plus que la conquête d'un royaume ? Nous avons oublié les noms de la plupart des grandes batailles livrées à
cette époque lointaine ; oubliera-t-on jamais : "Tout est perdu,
fors l'honneur..." ?
Henri IV ! Saluez, messieurs, c'est le
maître ! Sournois, sceptique, malin, faux bonhomme, rusé comme pas un, plus
trompeur qu'on ne saurait croire, débauché, ivrogne, et sans croyance à rien,
il a su, par quelques mots heureux, se faire dans l'histoire une admirable
réputation de roi chevaleresque, généreux, brave homme, loyal et probe.
Oh ! le fourbe, comme il savait jouer, celui-là,
avec la bêtise humaine.
"Pends-toi, brave Crillon, nous avons vaincu sans
toi !"
Après une parole semblable un général est toujours prêt
à se faire pendre ou tuer pour son maître.
Au moment de livrer la fameuse bataille d'Ivry :
"Enfants, si les cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache
blanc ; vous le trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la
victoire !"
Pouvait-il n'être pas toujours victorieux, celui qui
savait parler ainsi à ses capitaines et à ses troupes.
Il veut Paris, le roi sceptique ; il le
veut mais il faut choisir entre sa foi et la belle ville :
"Baste ! murmura-t-il, Paris vaut bien une messe !"
Et il changea de religion comme il aurait changé d'habit. N'est-il pas vrai
cependant, que le mot fit accepter la chose ? "Paris vaut bien une
messe !" fit rire les gens d'esprit, et l'on ne se fâcha pas trop.
N'est-il pas devenu le patron des pères de famille en demandant à l'ambassadeur
d'Espagne, qui le trouva jouant au cheval avec le dauphin : "Monsieur
l'ambassadeur, êtes-vous père ?"
L'Espagnol répondit :
"Oui, sire."
"En ce cas, dit le roi, je continue."
Mais il a conquis pour l'éternité le coeur français, le
coeur des bourgeois et le coeur du peuple par le plus beau mot qu'ait jamais
prononcé un prince, un met de génie, plein de profondeur, de bonhomie, de
malice et de sens.
"Si Dieu m'accorde vie, je veux qu'il n'y ait si
pauvre paysan en mon royaume qui ne puisse mettre la poule au pot le
dimanche."
C'est avec
ces paroles-là qu'on prend, qu'on gouverne, qu'on domine les foules
enthousiastes et niaises. Par deux paroles, Henri IV a dessiné sa
physionomie pour la postérité. On
ne peut prononcer son nom sans avoir aussitôt une vision de panache blanc, et
une saveur de poule au pot.
Louis XIII ne fit pas de mots. Ce triste roi eut
un triste règne.
Louis XIV donna la formule du pouvoir personnel absolu.
"L'Etat, c'est moi !"
Il donna la mesure de l'orgueil royal dans son complet
épanouissement : "J'ai failli attendre."
Il donna l'exemple des ronflantes paroles politiques
qui font les alliances entre deux peuples. "Il n'y a plus de
Pyrénées."
Tout son règne est dans ces quelques mots.
Louis XV, le roi corrompu, élégant et spirituel, nous a
laissé la note charmante de sa souveraine insouciance : "Après moi,
le déluge !"
Si Louis XVI avait eu l'esprit de faire un mot, il
aurait peut-être sauvé la monarchie. Avec une saillie, n'aurait-il pas évité la
guillotine ?
Napoléon Ier jeta à poignées les mots qu'il fallait aux
coeurs de ses soldats.
Napoléon
III éteignit avec une courte phrase toutes les colères futures de la nation en
promettant : "L'Empire, c'est la paix !" L'Empire,
c'est la paix ! affirmation superbe, mensonge admirable ! Après avoir
dit cela, il pouvait déclarer la guerre à toute l'Europe sans rien craindre de
son peuple. Il avait trouvé
une formule simple, nette, saisissante, capable de frapper les esprits, et
contre laquelle les faits ne pouvaient plus prévaloir.
Il a fait la guerre à la Chine, au Mexique, à la
Russie, à l'Autriche, à tout le monde. Qu'importe ? Certaines gens parlent encore avec conviction des
dix-huit ans de tranquillité qu'il nous donna. "L'Empire, c'est la
paix."
Mais c'est aussi avec des mots, des mots plus mortels
que des balles, que M. Rochefort abattit l'Empire, le crevant de ses traits, le
déchiquetant et l'émiettant.
Le maréchal de Mac-Mahon lui-même nous a laissé un
souvenir de son passage au pouvoir : "J'y suis, j'y
reste !" Et c'est par un mot de Gambetta qu'il fut à son tour
culbuté : "Se soumettre ou se démettre."
Avec
ces deux verbes, plus puissants qu'une révolution, plus formidables que des
barricades, plus invincibles qu'une armée, plus redoutables que tous les votes,
le tribun renversa le soldat, écrasa sa gloire, anéantit sa force et son
prestige.
Quant à ceux qui nous gouvernent aujourd'hui, ils
tomberont, car ils n'ont pas d'esprit ; ils tomberont, car au jour du
danger, au jour de l'émeute, au jour de la bascule inévitable, ils ne sauront
pas faire rire la France et la désarmer.
De toutes ces paroles historiques, il n'en est pas dix
qui soient authentiques. Qu'importe pourvu qu'on les croie prononcées
par ceux à qui on les prête :
Dans
le pays des bossus
Il faut l'être
Ou le paraître.
dit la
chanson populaire.
Cependant les commis voyageurs parlaient maintenant de
l'émancipation des femmes, de leurs droits et de la place nouvelle qu'elles
voulaient prendre dans la société.
Les uns approuvaient, d'autres se fichaient ; le
petit gros plaisantait sans repos, et termina en même temps ce déjeuner et la
discussion par cette anecdote assez plaisante :
"Dernièrement, disait-il, un grand meeting avait
eu lieu en Angleterre, où cette question avait été traitée.
Comme un orateur venait de développer de
nombreux arguments en faveur des femmes et terminait par cette phrase :
"En résumé, messieurs, elle est bien petite la
différence qui distingue l'homme de la femme."
Une voix forte, enthousiaste, convaincue, s'éleva dans
la foule et cria :
"Hurrah pour la petite
différence !"