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Guy de Maupassant La vie errante IntraText CT - Lecture du Texte |
On est convaincu, en France, que la Sicile est un pays
sauvage, difficile et même dangereux à visiter. De temps en temps, un voyageur
qui passe pour un audacieux, s'aventure jusqu'à Palerme, et il revient en
déclarant que c'est une ville très intéressante. Et voilà tout. En quoi Palerme
et la Sicile tout entière sont-elles intéressantes ? On ne le sait pas au
juste chez nous. A la vérité, il n'y a là qu'une question de mode. Cette île,
perle de la Méditerranée, n'est point au nombre des contrées qu'il est d'usage
de parcourir, qu'il est de bon goût de connaître, qui font partie, comme
l'Italie, de l'éducation d'un homme bien élevé.
A deux points de vue cependant, la Sicile devrait
attirer les voyageurs, car ses beautés naturelles et ses beautés artistiques
sont aussi particulières que remarquables. On sait combien est fertile et
mouvementée cette terre, qui fut appelée le grenier de l'Italie, que tous les
peuples envahirent et possédèrent l'un après l'autre, tant fut violente leur
envie de la posséder, qui fit se battre et mourir tant d'hommes, comme une
belle fille ardemment désirée. C'est, autant que l'Espagne, le pays des
oranges, le sol fleuri dont l'air, au printemps, n'est qu'un parfum ; et
elle allume, chaque soir, au-dessus des mers, le fanal monstrueux de l'Etna, le
plus grand volcan d'Europe. Mais ce qui fait d'elle, avant tout, une terre
indispensable à voir et unique au monde, c'est qu'elle est, d'un bout à
l'autre, un étrange et divin musée d'architecture.
L'architecture est morte aujourd'hui, en ce siècle
encore artiste, pourtant, mais qui semble avoir perdu le don de faire de la
beauté avec des pierres, le mystérieux secret de la séduction par les lignes,
le sens de la grâce dans les monuments. Nous paraissons ne plus comprendre, ne
plus savoir que la seule proportion d'un mur peut donner à l'esprit la même
sensation de joie artistique, la même émotion secrète et profonde qu'un
chef-d'oeuvre de Rembrandt, de Vélasquez ou de Véronèse. La Sicile a eu le
bonheur d'être possédée, tour à tour, par des peuples féconds, venus tantôt du
nord et tantôt du sud, qui ont couvert son territoire d'oeuvres infiniment
diverses, où se mêlent, d'une façon inattendue et charmante, les influences les
plus contraires. De là est né un art spécial, inconnu ailleurs, où domine
l'influence arabe, au milieu des souvenirs grecs et même égyptiens, où les
sévérités du style gothique, apporté par les Normands, sont tempérées par la
science admirable de l'ornementation et de la décoration byzantines.
Et c'est un bonheur délicieux de rechercher dans ces
exquis monuments, la marque spéciale de chaque art, de discerner tantôt le
détail venu d'Égypte, comme l'ogive lancéolée qu'apportèrent les Arabes, les
voûtes en relief, ou plutôt en pendentifs, qui ressemblent aux stalactites des
grottes marines, tantôt le pur ornement byzantin, ou les belles frises
gothiques qui éveillent soudain le souvenir des hautes cathédrales des pays
froids, dans ces églises un peu basses, construites aussi par des princes
normands.
Quand on a vu tous ces monuments qui ont, bien
qu'appartenant à des époques et à des genres différents, un même caractère, une
même nature, on peut dire qu'ils ne sont ni gothiques, ni arabes, ni byzantins,
mais siciliens, on peut affirmer qu'il existe un art sicilien et un style
sicilien, toujours reconnaissable, et qui est assurément le plus charmant, le
plus varié, le plus coloré et le plus rempli d'imagination de tous les styles
d'architecture.
C'est également en Sicile qu'on retrouve les plus
magnifiques et les plus complets échantillons de l'architecture grecque
antique, au milieu de paysages incomparablement beaux.
La traversée la plus facile est celle de Naples à
Palerme On demeure surpris, en quittant le bateau, par le mouvement et la
gaieté de cette grande ville de deux cent cinquante mille habitants, pleine de
boutiques et de bruit, moins agitée que Naples, bien que tout aussi vivante. Et
d'abord, on s'arrête devant la première charrette aperçue. Ces charrettes, de
petites boîtes carrées haut perchées sur des roues jaunes, sont décorées de
peintures naïves et bizarres qui représentent des faits historiques ou
particuliers, des aventures de toute espèce, des combats, des rencontres de
souverains, mais surtout, les batailles de Napoléon Ier et des Croisades. Une
singulière découpure de bois et de fer les soutient sur l'essieu ; et les
rayons de leurs roues sont ouvragés aussi.
La bête qui les
traîne porte un pompon sur la tète et un autre au milieu du des, et elle est
vêtue d'un harnachement coquet et coloré, chaque morceau de cuir étant garni
d'une sorte de laine rouge et de menus grelots. Ces voitures peintes passent
par les rues, drôles et différentes, attirent l'oeil et l'esprit, se promènent
comme des rébus qu'on cherche toujours à deviner.
La forme de Palerme est très particulière. La ville,
couchée au milieu d'un vaste cirque de montagnes nues, d'un gris bleu nuancé
parfois de rouge, est divisée en quatre parties par deux grandes rues droites
qui se coupent en croix au milieu. De ce carrefour, on aperçoit par trois
côtés, la montagne, là-bas, au bout de ces immenses corridors de maisons, et,
par le quatrième, on voit la mer, une tache bleue, d'un bleu cru, qui semble
tout près, comme si la ville était tombée dedans ! Un désir hantait mon
esprit en ce jour d'arrivée. Je voulus voir la chapelle Palatine, qu'on m'avait
dit être la merveille des merveilles.
La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au monde,
le plus surprenant bijou religieux rêvé par la pensée humaine et exécuté par
des mains d'artiste, est enfermée dans la lourde construction du Palais royal,
ancienne forteresse construite par les Normands.
Cette chapelle n'a point de dehors. On entre dans le
palais, où l'on est frappé tout d'abord par l'élégance de la cour intérieure
entourée de colonnes. Un bel escalier à retours droits fait une perspective
d'un grand effet inattendu. En face de la porte d'entrée, une autre porte,
crevant le mur du palais et donnant sur la campagne lointaine, ouvre, soudain,
un horizon étroit et profond, semble jeter l'esprit dans des pays infinis et
dans des songes illimités, par ce trou cintré qui prend l'oeil et l'emporte
irrésistiblement vers la cime bleue du mont aperçu là-bas, si loin, si loin,
au-dessus d'une immense plaine d'orangers.
Quand on pénètre dans la chapelle, on demeure d'abord
saisi comme en face d'une chose surprenante dont on subit la puissance avant de
l'avoir comprise. La beauté colorée et calme, pénétrante et irrésistible de
cette petite église qui est le plus absolu chef-d'oeuvre imaginable, vous
laisse immobile devant ces murs couverts d'immenses mosaïques à fond d'or,
luisant d'une clarté douce et éclairant le monument entier d'une lumière
sombre, entraînant aussitôt la pensée en des paysages bibliques et divins où l'on
voit, debout dans un ciel de feu, tous ceux qui furent mêlés à la vie de
l'Homme-Dieu.
Ce qui fait si violente Impression produite par ces
monuments siciliens, c'est que l'art de la décoration y est plus saisissant au
premier coup d'oeil que l'art de l'architecture.
L'harmonie des lignes et des proportions n'est qu'un
cadre à l'harmonie des nuances.
On éprouve, en entrant dans nos cathédrales gothiques,
une sensation sévère, presque triste. Leur grandeur est imposante, leur majesté
frappe, mais ne séduit pas. Ici, on est conquis, ému par ce quelque chose de
presque sensuel que la couleur ajoute à la beauté des formes.
Les hommes qui conçurent et exécutèrent ces églises
lumineuses et sombres pourtant, avaient certes une idée tout autre du sentiment
religieux que les architectes des cathédrales allemandes ou françaises ;
et leur génie spécial s'inquiéta surtout de faire entrer le jour dans ces nefs
si merveilleusement décorées, de façon qu'on ne le sentit pas, qu'on ne le vit
point, qu'il s'y glissât, qu'il effleurât seulement les murs, qu'il y produisit
des effets mystérieux et charmants, et que la lumière semblât venir des
murailles elles-mêmes, des grands ciel d'or peuplés d'apôtres.
La chapelle
Palatine, construite en 1132 par le roi Roger II, dans le style gothique
normand, est une petite basilique à trois nefs. Elle n'a que trente-trois
mètres de long et treize mètres de large, c'est donc un joujou, un bijou de
basilique.
Deux lignes d'adorables colonnes de marbre, toutes
différentes de couleur, conduisent sous la coupole, d'où vous regarde un Christ
colossal, entouré d'anges aux ailes déployées. La
mosaïque, qui forme le fond de la chapelle latérale de gauche, est un
saisissant tableau. Elle représente saint Jean prêchant dans le désert. On dirait un Puvis
de Chavannes plus coloré, plus puissant, plus naïf, moins voulu, fait dans des
temps de foi violente par un artiste inspiré. L'apôtre parle à quelques
personnes. Derrière lui, le désert, et, tout au fond, quelques montagnes bleuâtres,
de ces montagnes aux lignes douces et perdues dans une brume, que connaissent
bien tous ceux qui ont parcouru l'Orient. Au-dessus
du saint, autour du saint, derrière le saint, un ciel d'or, un vrai ciel de
miracle où Dieu semble présent.
En revenant vers la porte de sortie, on s'arrête sous
la chaire, un simple carré de marbre roux, entouré d'une frise de marbre blanc
incrustée de menues mosaïques, et porté sur quatre colonnes finement ouvragées.
Et on s'émerveille de ce que peut faire le goût, le goût pur d'un artiste, avec
si peu de chose.
Tout l'effet admirable de ces églises vient,
d'ailleurs, du mélange et de l'opposition des marbres et des mosaïques. C'est
là leur marque caractéristique. Tout le bas des murs, blanc et orné seulement
de petits dessins, de fines broderies de pierre, fait ressortir puissamment,
par le parti pris de simplicité, la richesse colorée des larges sujets qui
couvrent le dessus.
Mais on découvre même dans ces menues broderies qui
courent comme des dentelles de couleur sur la muraille inférieure, des choses
délicieuses, grandes comme le fond de la main : ainsi deux paons qui,
croisant leurs becs, portent une croix.
On retrouve dans plusieurs églises de Palerme ce même
genre de décoration. Les mosaïques de la Martorana sont même, peut-être, d'une
exécution plus remarquable que celle de la chapelle Palatine, mais on ne peut
rencontrer, dans aucun mouvement, l'ensemble merveilleux qui rend unique ce
chef-d'oeuvre divin. Je reviens lentement à l'Hôtel des Palmes, qui possède un
des plus beaux jardins de la ville, un de ces jardins de pays chauds, remplis
de plantes énormes et bizarres. Un voyageur, assis sur un banc, me raconte en
quelques instants les aventures de l'année, puis il remonte aux histoires des
années passées, et il dit, dans une phrase :
- C'était au moment où Wagner habitait ici.
Je m'étonne :
- Comment ici, dans cet hôtel ?
- Mais oui. C'est ici qu'il a écrit les dernières notes
de Parsifal et qu'il en a corrigé les épreuves.
Et j'apprends que l'illustre maître allemand a passé à
Palerme un hiver tout entier, et qu'il a quitté cette ville quelques mois
seulement avant sa mort. Comme partout, il a montré ici son caractère
intolérable, son invraisemblable orgueil, et il a laissé le souvenir du plus
insociable des hommes.
J'ai voulu voir
l'appartement occupé par ce musicien génial, car il me semblait qu'il avait dû
y mettre quelque chose de lui, et que je retrouverais un objet qu'il aimait, un
siège préféré, la table où il travaillait, un signe quelconque indiquant son
passage, la trace d'une manie ou la marque d'une habitude. Je ne vis rien
d'abord qu'un bel appartement d'hôtel. On m'indiqua les changements qu'il y
avait apportés, on me montra, juste au milieu de la chambre, la place du grand
divan où il entassait les tapis brillants et brodés d'or.
Mais j'ouvris la
porte de l'armoire à glace.
Un parfum délicieux et puissant s'envola comme la
caresse d'une brise qui aurait passé sur un champ de rosiers.
Le maître de l'hôtel qui me guidait me dit :
- C'est là-dedans qu'il serrait son linge après l'avoir
mouillé d'essence de roses. Cette odeur ne s'en ira jamais maintenant.
Je respirais cette haleine de fleurs, enfermée en ce
meuble, oubliée là, captive ; et il me semblait y retrouver, en effet,
quelque chose de Wagner, dans ce souffle qu'il aimait, un peu de lui, un peu de
son désir, un peu de son âme, dans ce rien des habitudes secrètes et chères qui
font la vie intime d'un homme.
Puis je sortis pour errer par la ville.
Personne ne ressemble moins à un Napolitain qu'un
Sicilien. Dans le Napolitain du peuple on trouve toujours trois quarts de
polichinelle. Il gesticule, s'agite, s'anime sans cause, s'exprime par les
gestes autant que par les paroles, mime tout ce qu'il dit, se montre toujours
aimable par intérêt, gracieux par ruse autant que par nature, et il répond par
des gentillesses aux compliments désagréables.
Mais, dans le Sicilien, on trouve déjà beaucoup de
l'Arabe. Il en a la gravité d'allure,
bien qu'il tienne de l'Italien une grande vivacité d'esprit. Son orgueil natal,
son amour des titres, la nature de sa fierté et la physionomie même de son
visage le rapprochent aussi davantage de l'Espagnol que de l'Italien. Mais, ce
qui donne sans cesse, dès qu'on pose le pied en Sicile, l'impression profonde
de l'Orient, c'est le timbre de voix, l'intonation nasale des crieurs des rues.
On la retrouve partout, la note aiguë de l'Arabe, cette note qui semble
descendre du front dans la gorge, tandis que, dans le Nord, elle monte de la
poitrine à la bouche. Et la chanson traînante, monotone et douce, entendue en
passant par la porte ouverte d'une maison, est bien la même, par le rythme e et
l'accent, que celle chantée par le cavalier vêtu de blanc qui guide les
voyageurs à travers les grands espaces nus du désert.
Au théâtre, par exemple, le Sicilien redevient tout à
fait Italien et il est fort curieux pour nous d'assister, à Rome, Naples ou
Palerme, à quelque représentation d'opéra.
Toutes les impressions du public éclatent, aussitôt
qu'il les éprouve. Nerveuse à l'excès,
douée d'une oreille aussi délicate que sensible, aimant à la folie la musique,
la foule entière devient une sorte de bête vibrante, qui sent et qui ne raisonne
pas. En cinq minutes, elle applaudit avec enthousiasme et siffle avec frénésie
le même acteur ; elle trépigne de joie ou de colère, et si quelque note
fausse s'échappe de la gorge du chanteur, un cri étrange, exaspéré, suraigu,
sort de toutes les bouches en même temps. Quand les avis sont partagés,
les « chut » et les applaudissements se mêlent. Rien ne passe inaperçu de la salle attentive et
frémissante qui témoigne, à tout instant, son sentiment, et qui parfois, saisie
d'une colère soudaine, se met à hurler comme ferait une ménagerie de bêtes
féroces.
Carmen, en ce moment, passionne le peuple sicilien et on
entend, du matin au soir, fredonner par les rues le fameux
« Toréador ».
La rue, à Palerme, n'a rien de particulier. Elle est
large, et belle dans les quartiers riches et ressemble, dans les quartiers
pauvres, à toutes les ruelles étroites, tortueuses et colorées des villes
d'Orient.
Les femmes, enveloppées de loques de couleurs
éclatantes, rouges, bleues ou jaunes, causent devant leurs portes et vous
regardent passer avec leurs yeux noirs, qui brillent sous la forêt de leurs
cheveux sombres.
Parfois, devant le bureau de la loterie officielle qui
fonctionne en permanence comme un service religieux et rapporte à l'État de
gros revenus, on assiste à une petite scène drôle et typique.
En face est la
madone, dans sa niche, accrochée au mur, avec la lanterne qui brille à ses
pieds. Un homme sort du bureau, son billet de loterie à la main, met un sou
dans le tronc sacré qui ouvre sa petite bouche noire devant la statue, puis il
se signe avec le papier numéroté qu'il vient de recommander à la Vierge, en
l'appuyant d'une aumône.
On s'arrête de place en place, devant les marchands
des vues de Sicile, et l'oeil tombe sur une étrange photographie qui représente
un souterrain plein de morts, de squelettes grimaçants bizarrement vêtus. On
lit dessous : « Cimetière des Capucins ».
Qu'est-ce que cela ? Si on le demande à un habitant de Palerme, il répond
avec dégoût : « N'allez pas voir cette horreur. C'est une chose
affreuse, sauvage, qui ne tardera pas à disparaître, heureusement. D'ailleurs on
n'enterre plus là-dedans depuis plusieurs années. » Il est difficile
d'obtenir des renseignements plus détaillés et plus précis, tant la plupart des
Siciliens semblent éprouver d'horreur pour ces extraordinaires catacombes.
Voici pourtant ce
que je finis par apprendre. La terre sur laquelle est bâti le couvent des
Capucins possède la singulière propriété d'activer si fort la décomposition de
la chair morte, qu'en un an, il ne reste plus rien sur les os, qu'un peu de
peau noire, séchée, collée et qui garde, parfois, les poils de la barbe et des
joues. On enferme donc les cercueils en de petits caveaux latéraux qui
contiennent chacun huit ou dix trépassés, et l'année finie, on ouvre la bière,
d'où l'on en retire la momie, momie effroyable, barbue, convulsée, qui semble
hurler, qui semble travaillée par d'horribles douleurs. Puis on la suspend
dans une des galeries principales, où la famille vient la visiter de temps en
temps. Les gens qui voulaient être conservés par cette méthode de séchage le
demandaient avant leur mort, et ils resteront éternellement alignés sous ces
voûtes sombres, à la façon des objets qu'on garde dans les musées, moyennant une
rétribution annuelle versée par les parents. Si les parents cessent de payer,
on enfouit tout simplement le défunt, à la manière ordinaire.
J'ai voulu visiter aussitôt cette sinistre collection
de trépassés.
A la porte d'un petit couvent d'aspect modeste, un
vieux capucin, en robe brune, me reçoit et il me précède sans dire un mot,
sachant bien ce que veulent voir les étrangers qui viennent en ce lieu.
Nous traversons une pauvre chapelle et nous descendons
lentement un large escalier de pierre. Et tout à coup, j'aperçois devant nous
une immense galerie, large et haute, dont les murs portent tout un peuple de
squelettes habillés d'une façon bizarre et grotesque. Les uns sont pendus en
l'air côte à côte, les autres couchés sur cinq tablettes de pierre, superposées
depuis le sol jusqu'au plafond. Une ligne de morts est debout par terre, une
ligne compacte, dont les têtes affreuses semblent parler. Les unes sont rongées
par des végétations hideuses qui déforment davantage encore les mâchoires et
les os, les autres ont gardé leurs cheveux, d'autres un bout de moustache,
d'autres une mèche de barbe.
Celles-ci regardent en l'air de leurs yeux vides,
celles-là en bas ; en voici qui semblent rire atrocement, en voilà qui
sont tordues par la douleur, toutes paraissent affolées par une épouvante
surhumaine.
Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts hideux
et ridicules, vêtus par leur famille qui les a tirés du cercueil pour leur
faire prendre place dans cette effroyable assemblée. Ils ont, presque tous, des
espèces de robes noires dont le capuchon parfois est ramené sur la tête. Mais
il en est qu'on a voulu habiller plus somptueusement et le misérable squelette,
coiffé d'un bonnet grec à broderies et enveloppé d'une robe de chambre de
rentier riche, étendu sur le dos, semble dormir d'un sommeil terrifiant et
comique.
Une pancarte
d'aveugle, pendue à leur cou, porte leur nom et la date de leur mort. Ces dates font
passer des frissons dans les os. On lit : 1880-1881-1882.
Voici donc un homme, ce qui était un homme, il y a huit
ans ? Cela vivait, riait, parlait, mangeait, buvait, était plein de joie
et d'espoir. Et le voilà ! Devant cette double ligne d'êtres innombrables,
des cercueils et des caisses sont entassées, des cercueils de luxe en bois
noir, avec des ornements de cuivre et de petits carreaux pour voir dedans. On
croirait que ce sont des malles, des valises de sauvages achetées en quelque
bazar par ceux qui partent pour le grand voyage, comme on aurait dit autrefois.
Mais d'autres galeries s'ouvrent à droite et à gauche,
prolongeant indéfiniment cet immense cimetière souterrain. Voici les femmes
plus burlesques encore que les hommes, car on les a parées avec coquetterie.
Les têtes vous regardent, serrées en des bonnets à dentelles et à rubans, d'une
blancheur de neige autour de ces visages noirs, pourris, rongés par l'étrange
travail de la terre. Les mains, pareilles à des racines d'arbres coupées,
sortent des manches de la robe neuve, et les bas semblent vides qui enferment
les os des jambes. Quelquefois le mort ne porte que des souliers, de grands,
grands souliers pour ces pauvres pieds secs.
Voici les jeunes filles, les hideuses jeunes filles, en
leur parure blanche, portant autour du front une couronne de métal, symbole de
l'innocence. On dirait des vieilles, très vieilles, tant elles grimacent. Elles
ont seize ans, dix-huit ans, vingt ans. Quelle horreur !
Mais nous arrivons dans une galerie pleine de petits
cercueils de verre - ce sont les enfants. Les os, à peine durs, n'ont pas pu
résister. Et on ne sait pas bien ce qu'on voit, tant ils sont déformés, écrasés
et affreux, les misérables gamins. Mais les larmes vous montent aux yeux, car
les mères les ont vêtus avec les petits costumes qu'ils portaient aux derniers
jours de leur vie. Et elles viennent les revoir ainsi, leurs enfants !
Souvent, à côté du cadavre, est suspendue une
photographie, qui le montre tel qu'il était, et rien n'est plus saisissant,
plus terrifiant que ce contraste, que ce rapprochement, que les idées éveillées
en nous par cette comparaison.
Nous traversons une galerie plus sombre, plus basse,
qui semble réservée aux pauvres. Dans un coin noir, ils sont une vingtaine
ensemble, suspendus sous une lucarne, qui leur jette l'air du dehors par grands
souffles brusques. Ils sont vêtus d'une sorte de toile noire nouée aux pieds et
au cou, et penchés les uns sur les autres. On dirait qu'ils grelottent, qu'ils
veulent se sauver, qu'ils crient : « Au secours ! » On
croirait l'équipage noyé de quelque navire, battu encore par le vent, enveloppé
de la toile brune et goudronnée que les matelots portent dans les tempêtes, et
toujours secoués par la terreur du dernier instant quand la mer les a saisis.
Voici le quartier des prêtres. Une grande galerie
d'honneur ! Au premier regard, ils semblent plus terribles à voir que les
autres, couverts ainsi de leurs ornements sacrés, noirs, rouges et violets.
Mais en les considérant l'un après l'autre, un rire nerveux et irrésistible
vous saisit devant leurs attitudes bizarres et sinistrement comiques. En voici
qui chantent ; en voilà qui prient. On leur a levé la tête et croisé les
mains. Ils sont coiffés de la barrette de l'officiant qui, posée au sommet de
leur front décharné, tantôt se penche sur l'oreille d'une façon badine, tantôt
leur tombe jusqu'au nez. C'est le
carnaval de la mort que rend plus burlesque la richesse dorée des costumes
sacerdotaux.
De temps en temps, parait-il, une tête roule à terre,
les attaches du cou ayant été rongées par les souris. Des milliers de souris
vivent dans ce charnier humain. On me montre un homme mort en 1882. Quelques mois auparavant gai et bien portant, il était
venu choisir sa place, accompagné d'un ami :
- Je serai là, disait-il, et il riait.
L'ami revient seul maintenant et regarde pendant des
heures entières le squelette immobile, debout à l'endroit indiqué.
En certains jours de fête, les catacombes des Capucins
sont ouvertes à la foule. Un ivrogne s'endormit une fois en ce lieu et se
réveilla au milieu de la nuit, il appela, hurla, éperdu d'épouvante, courut de
tous les côtés, cherchant à fuir. Mais
personne ne l'entendit. On le trouva au matin, tellement cramponné aux barreaux
de la grille d'entrée, qu'il fallut de longs efforts pour l'en détacher. Il
était fou.
Depuis ce jour, on a suspendu une grosse cloche près de
la porte.
Après cette sinistre visite, j'éprouvai le désir de
voir des fleurs et je me fis conduire à la villa Tasca, dont les jardins,
situés au milieu d'un bois d'orangers, sont pleins d'admirables plantes
tropicales.
En revenant vers Palerme, je regardais, à ma gauche,
une petite ville vers le milieu d'un mont, et, sur le sommet, une ruine. Cette
ville, c'est Monreale, et cette ruine, Castellaccio, le dernier refuge où se
cachèrent les brigands siciliens, m'a-t-on dit.
Le maître poète Théodore de Banville a écrit un traité
de prosodie française, que devraient savoir par coeur tous ceux qui ont la
prétention de faire rimer deux mots ensemble. Un des chapitres de ce livre
excellent est intitulé : « Des licences poétiques » ; on
tourne la page et on lit : « Il n'y en a pas. »
Ainsi, quand on arrive en Sicile, on demande tantôt
avec curiosité, et tantôt avec inquiétude : « Où sont les
brigands ? » et tout le monde vous répond : « Il n'y en a
plus. »
Il n'y en a plus, en effet, depuis cinq ou six ans.
Grâce à la complicité cachée de quelques grands propriétaires dont ils
servaient souvent les intérêts et qu'ils rançonnaient souvent aussi, ils ont pu
se maintenir dans les montagnes de Sicile jusqu'à l'arrivée du général
Palavicini, qui commande encore à Palerme. Mais cet officier les a pourchassés
et traités avec tant d'énergie que les derniers ont disparu en peu de temps.
Il y a souvent, il est vrai, des attaques à main armée
et des assassinats dans ce pays ; mais ce sont là des crimes communs,
provenant de malfaiteurs isolés et non de bandes organisées comme jadis.
En somme, la
Sicile est aussi sûre pour le voyageur que l'Angleterre, la France, l'Allemagne
ou l'Italie, et ceux qui désirent des aventures à la Fra Diavolo devront aller
les chercher ailleurs.
En vérité, l'homme est presque en sûreté partout,
excepté dans les grandes villes. Si on comptait les voyageurs arrêtés et
dépouillés par les bandits dans les contrées sauvages, ceux assassinés par les
tribus errantes du désert, et si on comparait les accidents arrivés dans les
pays réputés dangereux avec ceux qui ont lieu, en un mois, à Londres, Paris ou
New York, on verrait combien sont innocentes les régions redoutées.
Moralité : si vous recherchez les coups de couteau
et les arrestations, allez à Paris ou à Londres, mais ne venez pas en Sicile.
On peut, en ce pays, courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte et
sans armes ; on ne rencontre que des gens pleins de bienveillance pour
l'étranger, à l'exception de certains employés des postes et des télégraphes.
Je dis cela seulement pour ceux de Catane, d'ailleurs.
Donc une des montagnes qui dominent Palerme porte à
mi-hauteur une petite ville célèbre par ses monuments anciens, Monreale :
et c'est aux environs de cette cité haut perchée qu'opéraient les derniers
malfaiteurs de l'île. On a conservé l'usage de placer des sentinelles tout le
long de la route qui y conduit. Veut-on par là rassurer ou effrayer les
voyageurs ? je l'ignore.
Les soldats, espacés à tous les détours du chemin, font
penser à la sentinelle légendaire du Ministère de la guerre, en France. Depuis
dix ans, sans qu'on sût pourquoi, on plaçait chaque jour un soldat en faction
dans le corridor qui conduisait aux appartements du ministre, avec mission
d'éloigner du mur tous les passants. Or,
un nouveau ministre, d'esprit inquisiteur, succédant à cinquante autres qui
avaient passé sans étonnement devant le factionnaire, demanda la cause de cette
surveillance. Personne ne put la lui dire, ni le chef de cabinet, ni les chefs
de bureau collés à leur fauteuil depuis un demi-siècle. Mais un huissier, homme
de souvenir, qui écrivait peut-être ses mémoires, se rappela qu'on avait mis là
un soldat autrefois, parce qu'on venait de repeindre la muraille et que la
femme du ministre, non prévenue, y avait taché sa robe. La peinture avait
séché, mais la sentinelle était restée.
Ainsi les brigands ont disparu, mais les factionnaires
demeurent sur la route de Monreale. Elle tourne le long de la montagne, cette
route, et arrive enfin dans la ville fort originale, fort colorée et fort
malpropre. Les rues en escaliers semblent pavées avec des dents pointues. Les
hommes ont la tête enveloppée d'un mouchoir rouge à la manière espagnole.
Voici la cathédrale, grand monument, long de plus de
cent mètres, en forme de croix latine, avec trois absides et trois nefs,
séparées par dix-huit colonnes de granit oriental qui s'appuient sur une base
en marbre blanc et sur un socle carré en marbre gris. Le portail, vraiment
admirable, encadre de magnifiques portes de bronze, faites par Bonannus,
civis Pisanus.
L'intérieur de ce monument montre ce qu'on peut voir de
plus complet, de plus riche et de plus saisissant, comme décoration en mosaïque
à fond d'or.
Ces mosaïques, les plus grandes de Sicile, couvrent
entièrement les murs sur une surface de six mille quatre cents mètres. Qu'on se
figure ces immenses et superbes décorations mettant, en toute cette église,
l'histoire fabuleuse de l'Ancien Testament, du Messie et des Apôtres. Sur le
ciel d'or qui ouvre, tout autour des nefs, un horizon fantastique, on voit se
détacher, plus grands que nature, les prophètes annonçant Dieu, et le Christ
venu, et ceux qui vécurent autour de lui. Au fond du choeur, une figure immense
de jésus, qui ressemble à François Ier, domine l'église entière, semble
l'emplir et l'écraser, tant est énorme et puissante cette étrange image.
Il est à
regretter que le plafond, détruit par un incendie, soit refait de la façon la
plus maladroite. Le ton criard des dorures et des couleurs trop vives est des plus
désagréables à l'oeil.
Tout près de la cathédrale, on entre dans le vieux
cloître des bénédictins.
Que ceux qui aiment les cloîtres aillent se promener
dans celui-là et ils oublieront presque tous les autres avant lui.
Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres, ces lieux
tranquilles, fermés et frais, inventés, semble-t-il, pour faire naître la
pensée qui coule des lèvres, profonde et claire, pendant qu'on va à pas lents
sous les longues arcades mélancoliques ?
Comme elles paraissent bien créées pour engendrer la
songerie, ces allées de pierre, ces allées de menues colonnes enfermant un
petit jardin qui repose l'oeil sans l'égarer, sans l'entraîner, sans le
distraire !
Mais les cloîtres de nos pays ont parfois une sévérité
un peu trop monacale, un peu trop triste, même les plus jolis, comme celui de
Saint-Wandrille, en Normandie. Ils serrent le coeur et assombrissent l'âme.
Qu'on aille visiter le cloître désolé de la chartreuse
de la Verne, dans les sauvages montagnes des Maures. Il donne froid jusque dans
les moelles.
Le merveilleux cloître de Monreale jette, au contraire,
dans l'esprit une telle sensation de grâce qu'on y voudrait rester presque
indéfiniment. Il est très grand, tout à fait carré, d'une élégance délicate et
jolie ; et qui ne l'a point vu ne peut pas deviner ce qu'est l'harmonie
d'une colonnade. L'exquise proportion, l'incroyable sveltesse de toutes ces légères
colonnes, allant deux par deux, côte à côte, toutes différentes, les unes
vêtues de mosaïques, les autres nues ; celles-ci couvertes de sculptures
d'une finesse incomparable, celles-là ornées d'un simple dessin de pierre qui
monte autour d'elles en s'enroulant comme grimpe une plante, étonnent le
regard, puis le charment, l'enchantent, y engendrent cette joie artiste que les
choses d'un goût absolu font entrer dans l'âme par les yeux.
Ainsi que tous ces mignons couples de colonnettes, tous
les chapiteaux, d'un travail charmant, sont différents. Et on s'émerveille en
même temps, chose bien rare, de l'effet admirable de l'ensemble et de la
perfection du détail.
On ne peut regarder ce vrai chef-d'oeuvre de beauté
gracieuse sans songer aux vers de Victor Hugo sur l'artiste grec qui sut mettre
Quelque chose de
beau comme un sourire humain
Sur le profil des Propylées.
Ce divin promenoir est enclos en de hautes murailles,
très vieilles, à arcades ogivales ; c'est là tout ce qui reste aujourd'hui
du couvent.
La Sicile est la patrie, la vraie, la seule
patrie des colonnades. Toutes
les cours intérieures des vieux palais et des vieilles maisons de Palerme en
renferment d'admirables, qui seraient célèbres ailleurs que dans cette île si
riche en monuments.
Le petit cloître de l'église San Giovanni degli
Eremiti, une des plus anciennes églises normandes de caractère oriental, bien
que moins remarquable que celui de Monreale, est encore bien supérieur à tout
ce que je connais de comparable.
En sortant du couvent, on pénètre dans le jardin, d'où
l'on domine toute la vallée pleine d'orangers en fleur. Un souffle continu
monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l'esprit et trouble les sens.
Le désir indécis et poétique qui hante toujours l'âme humaine, qui rôde autour,
affolant et insaisissable, semble sur le point de se réaliser. Cette senteur
vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate sensation des parfums à la joie
artiste de l'esprit, vous jette pendant quelques secondes dans un bien-être de
pensée et de corps qui est presque du bonheur.
Je lève les yeux vers la haute montagne dominant
la ville et j'aperçois, sur le sommet, la ruine que j'avais vue la veille. Un
ami qui m'accompagne interroge les habitants et on nous répond que ce vieux
château fut, en effet, le dernier refuge des brigands siciliens. Encore
aujourd'hui, presque personne ne monte jusqu'à cette antique forteresse, nommée
Castellaccio. On n'en connaît
même guère le sentier, car elle est sur une cime peu abordable. Nous y voulons
aller. Un Palermitain, qui nous fait les honneurs de son pays, s'obstine à nous
donner un guide, et ne pouvant en découvrir un qui lui semble sûr du chemin,
s'adresse, sans nous prévenir, au chef de la police. Et bientôt un
agent, dont nous ignorons la profession, commence à gravir avec nous la
montagne.
Mais il hésite lui-même et s'adjoint, en route, un
compagnon, nouveau guide qui conduira le premier. Puis, tous deux demandent des indications aux
paysans rencontrés, aux femmes qui passent en poussant un âne devant elles. Un
curé conseille enfin d'aller droit devant nous. Et nous grimpons, suivis de nos
conducteurs. Le chemin devient presque impraticable. Il faut escalader des
rochers, s'enlever à la force des poignets. Et cela dure longtemps. Un
soleil ardent, un soleil d'Orient nous tombe d'aplomb sur la tête.
Nous atteignons enfin le faite, au milieu d'un
surprenant et superbe chaos de pierres énormes qui sortent du sol, grises,
chauves, rondes ou pointues, et emprisonnent le château sauvage et délabré dans
une étrange armée de rocs s'étendant au loin, de tous les côtés, autour des
murs. La vue, de ce sommet,
est une des plus saisissantes qu'on puisse trouver. Tout autour du mont
hérissé se creusent de profondes vallées qu'enferment d'autres monts,
élargissant, vers l'intérieur de la Sicile, un horizon infini de pics et de
cimes. En face de nous, la mer ; à nos pieds, Palerme. La ville est
entourée par ce bois d'orangers qu'on nomme la Conque d'or, et ce bois de
verdure noire s'étend, comme une tache sombre, au pied des montagnes grises,
des montagnes rousses, qui semblent brûlées, rongées et dorées par le soleil,
tant elles sont nues et colorées.
Un de
nos guides a disparu. L'autre nous suit dans les ruines. Elles sont d'une belle
sauvagerie et fort vastes. On sent, en y pénétrant, que personne ne les visite.
Partout, le sol creusé sonne sous les pas ; par places, on voit l'entrée
des souterrains. L'homme les examine avec curiosité et nous dit que beaucoup de
brigands ont vécu là-dedans, quelques années plus tôt. C'était là leur meilleur
refuge, et le plus redouté. Dès que nous voulons redescendre, le premier guide
reparaît ; mais nous refusons ses services, et nous découvrons sans peine
un sentier fort praticable qui pourrait même être suivi par des femmes.
Les Siciliens semblent avoir pris plaisir à grossir et
à multiplier les histoires de bandits pour effrayer les étrangers ; et,
encore aujourd'hui, on hésite à entrer dans cette île aussi tranquille que la
Suisse.
Voici une des dernières aventures à mettre au compte
des rôdeurs malfaisants. Je la garantis vraie.
Un entomologiste fort distingué de Palerme, M. Ragusa,
avait découvert un coléoptère qui fut longtemps confondu avec le Polyphylla
Olivieri. Or, un savant allemand, M. Kraatz, reconnaissant qu'il
appartenait à une espèce bien distincte, désira en posséder quelques spécimens
et écrivit à un de ses amis de Sicile, M. di Stephani, qui s'adressa à son tour
à M. Giuseppe Miraglia, pour le prier de lui capturer quelques-uns de ces
insectes. Mais ils avaient disparu de la côte. Juste à ce moment, M. Lombardo
Martorana, de Trapani, annonça à M. di Stephani qu'il venait de saisir plus de
cinquante polyphylla.
M. di Stephani s'empressa de prévenir M. Miraglia par
la lettre suivante :
Mon cher Joseph,
Le Polyphylla Olivieri, ayant eu connaissance de
tes intentions meurtrières, a pris une autre route et il est allé se réfugier
sur la côte de Trapani, où mon ami Lombardo en a déjà capturé plus de cinquante
individus.
Ici, l'aventure prend des allures tragi-comiques d'une
invraisemblance épique.
A cette époque, les environs de Trapani étaient
parcourus, paraît-il, par un brigand nommé Lombardo.
Or, M. Miraglia jeta au panier la lettre de son ami. Le
domestique vida le panier dans la rue, puis le ramasseur d'ordures passa et
porta dans la plaine ce qu'il avait recueilli. Un paysan, voyant dans la
campagne un beau papier bleu à peine froissé, le ramassa et le mit dans sa
poche, par précaution ou par un besoin instinctif de lucre.
Plusieurs mois se passèrent, puis cet homme, ayant été
appelé à la questure, laissa glisser cette lettre à terre. Un gendarme la
saisit et la présenta au juge qui tomba en arrêt sur les mots : intentions
meurtrières, pris une autre route, réfugiés, capturés, Lombardo. Le paysan
fut emprisonné, interrogé, mis au secret. Il n'avoua rien. On le garda et une
enquête sévère fut ouverte. Les magistrats publièrent la lettre suspecte mais,
comme ils avaient lu « Petronilla Olivieri » au lieu de
« Polyphylla », les entomologistes ne s'émurent pas.
Enfin on finit par déchiffrer la signature de M. di
Stephani, qui fut appelé au tribunal. Ses explications ne furent pas admises. M. Miraglia, cité à son tour,
finit par éclaircir le mystère.
Le paysan était demeuré trois mois en prison.
Un des derniers brigands siciliens fut donc, en vérité,
une espèce de hanneton connu par les hommes de science sous le nom de Polyphylla
Ragusa.
Rien de moins dangereux aujourd'hui que de parcourir
cette Sicile redoutée, soit en voiture, soit à cheval, soit même à pied. Toutes
les excursions les plus intéressantes, d'ailleurs, peuvent être accomplies
presque entièrement en voiture. La première à faire est celle du temple
de Ségeste.
Tant de poètes ont chanté la Grèce que chacun de nous
en porte l'image en soi ; chacun croit la connaître un peu, chacun
l'aperçoit en songe telle qu'il la désire. Pour moi, la Sicile a réalisé ce
rêve ; elle m'a montré la Grèce ; et quand je pense à cette terre si
artiste, il me semble que j'aperçois de grandes montagnes aux lignes douces, au
lignes classiques, et, sur les sommets, des temples, ces temples sévères, un
peu lourds peut-être, mais admirablement majestueux, qu'on rencontre partout
dans cette île.
Tout le monde a vu Paestum et admiré les trois ruines
superbes jetées dans cette plaine nue que la mer continue au loin, et
qu'enferme, de l'autre côté, un large cercle de monts bleuâtres. Mais si le
temple de Neptune est plus parfaitement conservé et plus pur (on le dit) que
les temples de Sicile, ceux-ci sont placés en des paysages si merveilleux, si
imprévus, que rien au monde ne peut faire imaginer l'impression qu'ils laissent
à l'esprit.
Quand on quitte Palerme, on trouve d'abord le vaste
bois d'orangers qu'on nomme la Conque d'or ; puis le chemin de fer suit le
rivage, un rivage de montagnes rousses et de rochers rouges. La voie enfin
s'incline vers l'intérieur de l'île et on descend à la station
d'Alcamo-Calatafimi.
Ensuite
on s'en va, à travers un pays largement soulevé, comme une mer, de vagues
monstrueuses et immobiles. Pas de bois, peu d'arbres, mais des vignes et des
récoltes ; et la route monte entre deux lignes ininterrompues d'aloès
fleuris. On dirait qu'un mot d'ordre a passé parmi eux pour leur faire pousser
vers le ciel, la même année, presque au même jour, l'énorme et bizarre colonne
que les poètes ont tant chantée. On suit, à perte de vue, la troupe infinie de
ces plantes guerrières, épaisses, aiguës, armées et cuirassées, qui semblent porter
leur drapeau de combat.
Après deux heures de route environ, on aperçoit tout à
coup deux hautes montagnes, reliées par une pente douce, arrondie en croissant
d'un sommet à l'autre, et, au milieu de ce croissant, le profil d'un temple
grec, d'un de ces puissants et beaux monuments que le peuple divin élevait à
ses dieux humains.
Il faut, par un long détour, contourner l'un de ces
monts, et en découvre de nouveau le temple qui se présente alors de face. Il
semble maintenant appuyé à la montagne, bien qu'un ravin profond l'en
sépare ; mais elle se déploie derrière lui, et au-dessus de lui,
l'enserre, l'entoure, semble l'abriter, le caresser. Et il se détache
admirablement avec ses trente-six colonnes doriques, sur l'immense draperie
verte qui sert de fond à l'énorme monument, debout, tout seul, dans cette
campagne illimitée.
On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple,
qu'on ne pouvait placer là qu'un temple grec, et qu'on ne pouvait le placer que
là. Les maîtres décorateurs qui ont appris l'art à l'humanité, montrent,
surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de l'effet
et de la mise en scène. Je parlerai tout à l'heure des temples de Girgenti.
Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette montagne par un homme
de génie qui avait eu la révélation du point unique où il devait être élevé. Il
anime, à lui seul, l'immensité du paysage ; il la fait vivante et
divinement belle.
Sur le
sommet du mont, dont on a suivi le pied pour aller au temple, on trouve les
ruines du théâtre.
Quand on visite un pays que les Grecs ont habité ou
colonisé, il suffit de chercher leurs théâtres pour trouver les plus beaux
points de vue. S'ils plaçaient leurs temples juste à l'endroit où ils pouvaient
donner le plus d'effet, où ils pouvaient le mieux orner l'horizon, ils
plaçaient, au contraire, leurs théâtres juste à l'endroit d'où l'oeil pouvait
le plus être ému par les perspectives. Celui de Ségeste, au sommet d'une
montagne, forme le centre d'un amphithéâtre de monts dont la circonférence
atteint au moins cent cinquante à deux cents kilomètres. On découvre encore d'autres sommets au loin,
derrière les premiers ; et, par une large baie en face de vous, la mer
apparaît, bleue entre les cimes vertes.
Le lendemain du jour où l'on a vu Ségeste, on peut
visiter Sélinonte, immense amas de colonnes éboulées, tombées tantôt en ligne,
et côte à côte, comme des soldats morts, tantôt écroulées en chaos.
Ces ruines de temples géants, les plus vastes qui
soient en Europe, emplissent une plaine entière et couvrent encore un coteau,
au bout de la plaine. Elles suivent le rivage, un long rivage de sable pâle, où
sont échouées quelques barques de pêche, sans qu'on puisse découvrir où
habitent les pêcheurs. Cet amas informe de pierres ne peut intéresser,
d'ailleurs, que les archéologues ou les âmes poétiques, émues par toutes les
traces du passé.
Mais Girgenti, l'ancienne Agrigente, placée,
comme Sélinonte, sur la côte sud de la Sicile, offre le plus étonnant ensemble
de temples qu'il soit donné de contempler.
Sur
l'arrête d'une côte longue, pierreuse, toute nue, et rouge, d'un rouge ardent,
sans une herbe, sans un arbuste, et dominant la mer, la plage et le port, trois
temples superbes profilent, vus d'en bas, leurs grandes silhouettes de pierre
sur le ciel bleu des pays chauds.
Ils semblent debout dans l'air, au milieu d'un paysage
magnifique et désolé. Tout est mort, aride et jaune, autour d'eux, devant eux
et derrière eux. Le soleil a brûlé, mangé la terre. Est-ce même le
soleil qui a rongé ainsi le sol, ou le feu profond qui brûle toujours les
veines de cette île de volcans ? Car, partout, autour de Girgenti, s'étend
la contrée singulière des mines de soufre. Ici, tout est du soufre, la terre,
les pierres, le sable, tout.
Eux,
les temples, demeures éternelles des dieux, morts comme leurs frères les
hommes, restent sur leur colline sauvage, loin l'un de l'autre d'un
demi-kilomètre environ. Voici d'abord celui de Junon Lacinienne, qui renferma,
dit-on, le fameux tableau de Junon par Zeuxis, qui avait pris pour modèles les
cinq plus belles filles d'Acragas.
Puis le temple de la Concorde, un des mieux
conservés de l'Antiquité, parce qu'il servit d'église au Moyen Age. Plus loin
les restes du temple d'Hercule.
Et, enfin, le gigantesque temple de Jupiter, vanté par
Polybe et décrit par Diodore, construit au Ve siècle, et contenant trente-huit
demi-colonnes de six mètres cinquante de circonférence. Un homme peut se tenir debout dans chaque
cannelure.
Assis au bord de la route qui court au pied de cette
côte surprenante, on reste à rêver devant ces admirables souvenirs du plus
grand des peuples artistes. Il semble qu'on ait devant soi l'Olympe entier,
l'Olympe d'Homère, d'Ovide, de Virgile, l'Olympe des dieux charmants, charnels,
passionnés comme nous, faits comme nous, qui personnifiaient poétiquement
toutes les tendresses de notre coeur, tous les songes de notre âme, et tous les
instincts de nos sens.
C'est l'Antiquité tout entière qui se dresse sur
ce ciel antique. Une émotion
puissante et singulière pénètre en vous, ainsi qu'une envie de s'agenouiller
devant ces restes augustes, devant ces restes laissés par les maîtres de nos
maîtres.
Certes, cette Sicile est, avant tout, une terre divine,
car si l'on y trouve ces dernières demeures de Junon, de Jupiter, de Mercure ou
d'Hercule, on y rencontre aussi les plus remarquables églises chrétiennes qui
soient au monde. Et le souvenir qui vous reste des cathédrales de Cefalu, ou de
Monreale, ainsi que la chapelle Palatine, cette unique merveille, est plus
puissant et plus vif encore que le souvenir des monuments grecs.
Au bout de la colline aux temples de Girgenti commence
une surprenante contrée qui semble le vrai royaume de Satan, car si, comme on
le croyait jadis, le diable habite dans un vaste pays souterrain, plein de
soufre en fusion, où il fait bouillir les damnés, c'est en Sicile assurément
qu'il a établi son mystérieux domicile.
La Sicile fournit presque tout le soufre du monde.
C'est par milliers qu'on trouve les mines de soufre dans cette île de feu.
Mais d'abord, à quelques kilomètres de la ville, on
rencontre une bizarre colline appelée Maccaluba, composée d'argile et de
calcaire, et couverte de petits cônes de deux à trois pieds de haut. On dirait
des pustules, une monstrueuse maladie de la nature ; car tous les cônes
laissent couler de la boue chaude, pareille à une affreuse suppuration du
sol ; et ils lancent parfois des pierres à une grande hauteur, et ils
ronflent étrangement en soufflant des gaz. Ils semblent grogner, sales,
honteux, petits volcans bâtards et lépreux, abcès crevés.
Puis nous allons visiter les mines de soufre. Nous
entrons dans les montagnes. C'est devant nous un vrai pays de
désolation, une terre misérable qui semble maudite, condamnée par la nature.
Les vallons s'ouvrent, gris, jaunes, pierreux, sinistres, portant la marque de
la réprobation divine, avec un superbe caractère de solitude et de pauvreté.
On
aperçoit enfin, de place en place, quelques vilains bâtiments, très bas. Ce
sont les mines. On en compte, parait-il, plus de mille dans ce bout de pays.
En pénétrant dans l'enceinte de l'une d'elles,
on remarque d'abord un monticule singulier, grisâtre et fumant. C'est une vraie
source de soufre, due au travail humain.
Voici comment on l'obtient. Le soufre, tiré des mines,
est noirâtre, mélangé de terre, de calcaire, etc., et forme une sorte de pierre
dure et cassante. Aussitôt
apporté des galeries, on en construit une haute butte, puis on met le feu dans
le milieu. Alors un incendie lent, continu, profond, ronge, pendant des
semaines entières, le centre de la montagne factice et dégage le soufre pur,
qui entre en fusion et coule ensuite, comme de l'eau, au moyen d'un petit
canal.
On traite de nouveau le produit ainsi obtenu en des
cuves où il bout et achève de se nettoyer.
La mine où a lieu l'extraction ressemble à toutes les
mines. On descend par un escalier étroit, aux marches énormes et inégales, en
des puits creusés en plein soufre. Les étages superposés communiquent par de
larges trous qui donnent de l'air aux plus profonds. On étouffe, cependant, au
bas de la descente ; on étouffe et on suffoque asphyxié par les émanations
sulfureuses et par l'horrible chaleur d'étuve qui fait battre le coeur et
couvre la peau de sueur.
De temps en temps, on rencontre, gravissant le rude
escalier, une troupe d'enfants chargés de corbeilles. Ils halètent et râlent,
ces misérables gamins accablés sous la charge. Ils ont dix ans, douze ans, et
ils refont, quinze fois en un seul jour, l'abominable voyage, moyennant un sou
par descente. Ils sont petits, maigres, jaunes, avec des yeux énormes et
luisants, des figures fines aux lèvres minces qui montrent leurs dents,
brillantes comme leurs regards. Cette exploitation révoltante de l'enfance est
une des choses les plus pénibles qu'on puisse voir.
Mais il existe sur une autre côte de l'île, ou plutôt à
quelques heures de la côte, un si prodigieux phénomène naturel, qu'on oublie,
quand on l'a vu, ces mines empoisonnées où l'on tue des enfants. Je veux parler
du Volcano, fantastique fleur de soufre, éclose en pleine mer. On part de
Messine, à minuit, dans un malpropre bateau à vapeur, où les passagers des
premières ne trouvent même pas de bancs pour s'asseoir sur le pont. Aucun
souffle de brise ; seule la marche du bâtiment trouble l'air calme endormi
sur l'eau.
Les rives de Sicile et les rives de la Calabre exhalent
une si puissante odeur d'orangers fleuris, que le détroit tout entier en est
parfumé comme une chambre de femme. Bientôt, la ville s'éloigne, nous passons
entre Charybde et Scylla, les montagnes s'abaissent derrière nous, et,
au-dessus d'elles, apparaît la cime écrasée et neigeuse de l'Etna, qui semble
coiffé d'argent sous la clarté de la pleine lune.
Puis on sommeille un peu, bercé par le bruit
monotone de l'hélice, pour rouvrir les yeux à la lumière du jour naissant.
Voici, là-bas, en face de nous, les Lipari. La
première, à gauche, et la dernière à droite, jettent sur le ciel une épaisse
fumée blanche. Ce sont le Volcano et le Stromboli. Entre ces deux volcans, on
aperçoit Lipari, Filicuri, Alicuri, et quelques îlots très bas.
Et le bâtiment sera bientôt devant la petite île et la
petite ville de Lipari.
Quelques maisons blanches au pied d'une grande côte
verte. Rien de plus, pas d'auberge, aucun étranger n'abordant sur cette île.
Elle
est fertile, charmante, entourée de rochers admirables, aux formes bizarres,
d'un rouge puissant et doux. On y trouve des eaux thermales qui furent autrefois
fréquentées, mais l'évêque Todaso fit détruire les bains qu'on avait
construits, afin de soustraire son pays à l'influence des étrangers.
Lipari est terminée, au nord, par une singulière
montagne blanche, qu'on prendrait de loin pour une montagne de neige, sous un
ciel plus froid. C'est de là qu'on tire la pierre ponce pour le monde entier.
Mais je loue une barque pour aller visiter Volcano.
Entraînée par quatre rameurs, elle suit la côte
fertile, plantée de vignes. Les
reflets des rochers rouges sont étranges dans la mer bleue. Voici le
petit détroit qui sépare les deux îles. Le cône du Volcano sort des flots,
comme un volcan noyé jusqu'à sa tête.
C'est
un îlot sauvage, dont le sommet atteint environ quatre cents mètres et dont la
surface est d'environ vingt kilomètres carrés. On contourne, avant de
l'atteindre, un autre îlot, le Volcanello, qui sortit brusquement de la mer
vers l'an 200 avant J.-C. et qu'une étroite langue de terre, balayée par les
vagues aux jours de tempête, unit à son frère aine.
Nous voici au fond d'une baie plate, en face du cratère
qui fume. A son pied, une maison habitée par un Anglais qui dort, parait-il, en
ce moment, sans quoi je ne pourrais gravir le volcan que cet industriel
exploite ; mais il dort, et je traverse un grand jardin potager, puis
quelques vignes, propriété de l'Anglais, puis un vrai bois de genêts d'Espagne
en fleur. On dirait une immense écharpe jaune, enroulée autour du cône pointu,
dont la tête aussi est jaune, d'un jaune aveuglant sous l'éclatant soleil. Et
je commence à monter par un étroit sentier qui serpente dans la cendre et dans
la lave, va, vient et revient, escarpé, glissant et dur. Parfois, comme on voit
en Suisse des torrents tomber des sommets, on aperçoit une immobile cascade de
soufre qui s'est épanchée par une crevasse.
On
dirait des ruisseaux de féerie, de la lumière figée, des coulées de soleil.
J'atteins enfin, sur le faite, une large plate-forme
autour du grand cratère. Le sol tremble, et, devant moi, par un trou gros comme
la tête d'un homme, s'échappe avec violence un immense jet de flamme et de
vapeur, tandis qu'on voit s'épandre des lèvres de ce trou le soufre liquide,
doré par le feu. Il forme, autour de cette source fantastique, un lac
jaune bien vite durci.
Plus
loin, d'autres crevasses crachent aussi des vapeurs blanches qui montent
lourdement dans l'air bleu.
J'avance avec crainte sur la cendre chaude et la lave
jusqu'au bord du grand cratère. Rien de plus surprenant ne peut frapper l'oeil
humain.
Au fond de cette cuve immense, appelée « la
Fossa », large de cinq cents mètres et profonde de deux cents mètres
environ, une dizaine de fissures géantes et de vastes trous ronds vomissent du
feu, de la fumée et du soufre, avec un bruit formidable de chaudières. On
descend, le long des parois de cet abîme, et on se promène jusqu'au bord des
bouches furieuses du volcan. Tout est jaune autour de moi, sous mes pieds et
sur moi, d'un jaune aveuglant, d'un jaune affolant. Tout est
jaune : le sol, les hautes murailles et le ciel lui-même. Le soleil jaune
verse dans ce gouffre mugissant sa lumière ardente, que la chaleur de cette
cuve de soufre rend douloureuse comme une brûlure. Et l'on voit bouillir le liquide jaune qui
coule, on voit fleurir d'étranges cristaux, mousser des acides éclatants et
bizarres au bord des lèvres rouges des foyers.
L'Anglais qui dort au pied du mont cueille, exploite et
vend ces acides, ces liquides, tout ce que vomit le cratère ; car tout
cela, parait-il, vaut de l'argent, beaucoup d'argent. Je reviens lentement,
essoufflé, haletant, suffoqué par l'haleine irrespirable du volcan ; et
bientôt, remonté au sommet du cône, j'aperçois toutes les Lipari égrenées sur
les flots.
Là-bas, en face, se dresse le Stromboli : tandis
que, derrière moi, l'Etna gigantesque semble regarder au loin ses enfants et
ses petits-enfants.
De la barque, en revenant, j'avais découvert une
île cachée derrière Lipari. Le batelier la nomma : « Salina ».
C'est sur elle qu'on récolte le vin de Malvoisie.
je
voulus boire à sa source même une bouteille de ce vin fameux. On dirait du
sirop de soufre. C'est bien le vin des volcans, épais, sucré, doré et tellement
soufré, que le goût vous en reste au palais jusqu'au soir : le vin du
diable.
Le sale vapeur qui m'a amené me remmène.
D'abord, je regarde le Stromboli, montagne ronde et haute, dont la tête fume et
dont le pied s'enfonce dans la mer. Ce n'est rien qu'un cône énorme qui sort de
l'eau. Sur ses flancs, on
distingue quelques maisons accrochées comme des coquilles marines au dos d'un
rocher. Puis mes yeux se tournent vers la Sicile, où je reviens, et ils ne
peuvent plus se détacher de l'Etna accroupi sur elle, l'écrasant de son poids
formidable, monstrueux, et dominant de sa tète couverte de neige toutes les
autres montagnes de l'île.
Elles ont l'air de naines, ces grandes montagnes,
au-dessous de lui ; et lui-même il semble bas, tant il est large et
pesant. Pour comprendre les dimensions de ce lourd géant, il faut le voir de la
pleine mer.
A gauche, se montrent les rives montueuses de la
Calabre, et le détroit de Messine s'ouvre comme l'embouchure d'un fleuve. On y
pénètre pour entrer bientôt dans le port. La ville n'a rien d'intéressant. On
prend, dès le jour même, le chemin de fer pour Catane. Il suit une côte
admirable, contourne des golfes bizarres que peuplent, au fond des baies, au
bord des sables, de petits villages blancs. Voici Taormine.
Un homme n'aurait à passer qu'un jour en Sicile et
demanderait : « Que faut-il y voir ? » Je lui répondrais
sans hésiter : « Taormine ».
Ce n'est rien qu'un paysage, mais un paysage où l'on
trouve tout ce qui semble fait sur la terre pour séduire les yeux, l'esprit et
l'imagination.
Le village est accroché sur une grande montagne, comme
s'il eût roulé du sommet, mais on ne fait que le traverser, bien qu'il
contienne quelques jolis restes du passé, et l'on va au théâtre grec, pour y
voir le coucher du soleil.
J'ai
dit, en parlant du théâtre de Ségeste, que les Grecs savaient choisir, en
décorateurs incomparables, le lieu unique où devait être construit le théâtre,
cet endroit fait pour le bonheur des sens artistes.
Celui de Taormine est si merveilleusement placé qu'il
ne doit pas exister, par le monde entier, un autre point comparable. Quand on a
pénétré dans l'enceinte, visité la scène, la seule qui soit parvenue jusqu'à
nous en bon état de conservation, on gravit les gradins éboulés et couverts
d'herbe, destinés autrefois au public, et qui pouvaient contenir trente-cinq
mille spectateurs, et on regarde.
On voit d'abord la ruine, triste, superbe, écroulée, où
restent debout, toutes blanches encore, de charmantes colonnes de marbre blanc
coiffées de leurs chapiteaux ; puis, par-dessus les murs, on aperçoit
au-dessous de soi la mer à perte de vue, la rive qui s'en va jusqu'à l'horizon,
semée de rochers énormes, bordée de sables dorés, et peuplée de villages
blancs ; puis à droite, au-dessus de tout, dominant tout, emplissant la
moitié du ciel de sa masse, l'Etna couvert de neige, et qui fume, là-bas.
Où sont donc les peuples qui sauraient, aujourd'hui,
faire des choses pareilles ? Où sont donc les hommes qui sauraient
construire, pour l'amusement des foules, des édifices comme celui-ci ?
Ces hommes-là, ceux d'autrefois, avaient une âme et des
yeux qui ne ressemblaient point aux nôtres, et dans leurs veines, avec leur
sang, coulait quelque chose de disparu : l'amour et l'admiration du Beau.
Mais nous repartons vers Catane, d'où je veux gravir le
volcan.
De temps en temps, entre deux monts, on l'aperçoit
coiffé d'un nuage immobile de vapeurs sorties du cratère. Partout, autour de
nous, le sol est brun, d'une couleur de bronze. Le train court sur un rivage de
lave.
Le monstre est loin, pourtant, à trente-six ou quarante
kilomètres, peut-être. On comprend alors combien il est énorme. De sa gueule
noire et démesurée, il a vomi, de temps en temps, un flot brûlant de bitume
qui, coulant sur ses pentes douces ou rapides, comblant des vallées,
ensevelissant des villages, noyant des hommes comme un fleuve, est venu
s'éteindre dans la mer en la refoulant devant lui. Ils ont fait des falaises,
des montagnes, des ravins, ces flots lents, pâteux et rouges devenus sombres en
se durcissant, ils ont étendu, tout autour de l'immense volcan, un pays noir et
bizarre, crevassé, bosselé, tortueux, invraisemblable, dessiné par le hasard
des éruptions et la fantaisie effrayante des laves chaudes.
Quelquefois, l'Etna demeure tranquille pendant des
siècles, soufflant seulement dans le ciel la fumée pesante de son cratère.
Alors, sous les pluies et sous le soleil, les laves des anciennes coulées se
pulvérisent, deviennent une sorte de cendre, de terre sablonneuse et noire, où
poussent des oliviers, des orangers, des citronniers, des grenadiers, des
vignes, des récoltes.
Rien de plus vert, de plus joli, de plus charmant que
Aci-Reale, au milieu d'un bois d'orangers et d'oliviers. Puis, parfois, à
travers les arbres, on aperçoit de nouveau un large flot noir qui a résisté au
temps, qui a gardé les formes de tous les bouillonnements, des contours
extraordinaires, des apparences de bêtes enlacées, de membres tordus.
Voici Catane, une vaste et belle ville,
construite entièrement sur la lave. Des fenêtres du Grand-Hôtel nous découvrons toute la cime de l'Etna.
Avant d'y monter, écrivons en quelques lignes son
histoire.
Les anciens en faisaient l'atelier de Vulcain. Pindare
décrit l'éruption de 476, mais Homère ne le mentionne pas comme volcan. Il
avait cependant forcé déjà, avant l'époque historique, les Sicanes à fuir loin
de lui. On connaît environ quatre-vingts éruptions.
Les plus violentes furent celles de 396, 126 et 122
avant J.-C., puis celles de 1169, 1329, 1537, et, surtout celle de 1669, qui
chassa de leurs habitations plus de vingt-sept mille personnes et en fit périr
un grand nombre.
C'est alors que sortirent brusquement de terre deux
hautes montagnes, les monts Rossi.
En 1693, une éruption, accompagnée d'un terrible
tremblement de terre, détruisit quarante villes environ et ensevelit sous les
décombres près de cent mille personnes. En 1755, une autre éruption causa, de
nouveau, d'épouvantables ravages. Celles de 1792, 1843, 1852, 1865, 1874, 1879
et 1882 furent également violentes et meurtrières. Tantôt les laves s'élancent
du grand cratère ; tantôt elles s'ouvrent des issues de cinquante à
soixante mètres de large sur les flancs de la montagne et s'échappent de ces
crevasses en coulant vers la plaine. Le 26 mai 1879, la lave, sortie d'abord du
cratère de 1874, a jailli bientôt d'un nouveau cône de cent soixante-dix mètres
de haut, soulevé, sous leur effort, à une altitude de 2450 mètres environ. Elle
est descendue rapidement, traversant la route de Linguaglossa à Rondazzo, et
s'est arrêtée près de la rivière d'Alcantara. La superficie de cette coulée est de vingt-deux
mille huit cent soixante hectares, bien que l'éruption n'ait pas duré plus de
dix jours.
Pendant ce temps, le cratère du sommet lançait
seulement des vapeurs épaisses, du sable et des cendres.
Grâce à l'excessive complaisance de M. Ragusa, membre
du Club alpin, et propriétaire du Grand-Hôtel, nous avons fait, avec une
extrême facilité, l'ascension de ce volcan, ascension un peu fatigante, mais
nullement périlleuse.
Une voiture nous conduisit d'abord à Nicolosi, à
travers des champs et des jardins pleins d'arbres poussés dans la lave
pulvérisée. De temps en temps, on traverse d'énormes coulées que coupe
l'entaille de la route, et partout le sol est noir.
Après trois heures de marche et de montée douce, on
arrive au dernier village au pied de l'Etna, Nicolosi, situé déjà à sept cents
mètres d'altitude et à quatorze kilomètres de Catane.
Là, on laisse la voiture pour prendre des guides, des
mulets, des couvertures, des bas et des gants de laine, et on repart.
Il est quatre heures de l'après-midi. L'ardent
soleil des pays orientaux tombe sur cette terre étrange, la chauffe et la
brûle.
Les bêtes vont lentement, d'un pas accablé, dans la poussière
qui s'élève autour d'elles comme un nuage. La dernière, qui porte les paquets
et les provisions, s'arrête à tout instant, semble désolée par la nécessité de
refaire, encore une fois, ce voyage inutile et pénible.
Autour
de nous, maintenant, ce sont des vignes, des vignes plantées dans la lave, les
unes jeunes, les autres vieilles. Puis voici une lande, une lande de lave
couverte de genêts fleuris, une lande d'or ; puis nous traversons l'énorme
coulée de 1882 ; et nous demeurons effarés devant ce fleuve immense, noir
et immobile, devant ce fleuve bouillonnant et pétrifié, venu de là-haut, du
sommet qui fume, si loin, si loin, à vingt kilomètres environ. Il a suivi des
vallées, contourné des pics, traversé des plaines, ce fleuve ; et le voici
à présent près de nous, arrêté soudain dans sa marche quand sa source de feu
s'est tarie.
Nous montons, laissant à gauche les monts Rossi, et
découvrant sans cesse d'autres monts, innombrables, appelés par les guides les
fils de l'Etna, poussés autour du monstre, qui porte ainsi un collier de
volcans. Ils sont trois cent cinquante environ, ces noirs enfants de l'aïeul,
et beaucoup d'entre eux atteignent la taille du Vésuve.
Maintenant, nous traversons un maigre bois poussé
toujours dans la lave, et soudain le vent s'élève. C'est d'abord un
souffle brusque et violent qui suit un moment de calme, puis une rafale
furieuse, à peine interrompue, qui soulève et emporte un flot épais de
poussière.
Nous
nous arrêtons derrière une muraille de lave pour attendre, et nous demeurons là
jusqu'à la nuit. Il faut enfin repartir, bien que la tempête continue.
Et, peu à peu, le froid nous prend, ce froid pénétrant
des montagnes, qui gèle le sang et paralyse les membres. Il semble
caché, embusqué dans le vent ; il pique les yeux et mord la peau de sa
morsure glacée. Nous allons,
enveloppés dans nos couvertures, tout blancs comme des Arabes, des gants aux
mains, la tête encapuchonnée, laissant marcher nos mulets qui se suivent et
trébuchent dans le sentier raboteux et obscur.
Voici enfin la Casa del Bosco, sorte de hutte
habitée par cinq ou six bûcherons. Le guide déclare qu'il est impossible d'aller plus loin par cet ouragan
et nous demandons l'hospitalité pour la nuit. Les hommes se relèvent, allument
du feu et nous cèdent deux maigres paillasses qui semblent ne contenir que des
puces. Toute la cabane frissonne et tremble sous les secousses de la tempête,
et l'air passe avec furie par les tuiles disjointes du toit.
Nous ne verrons pas le lever du soleil sur le
sommet de la montagne.
Après
quelques heures de repos sans sommeil, nous repartons. Le jour est venu et le
vent se calme.
Autour de nous s'étend maintenant un pays noir et
vallonné, montant doucement vers la région des neiges qui brillent, aveuglantes,
au pied du dernier cône, haut de trois cents mètres.
Bien que le soleil s'élève au milieu d'un ciel tout
bleu, le froid, le cruel froid des grands sommets, nous engourdit les doigts et
nous brûle la peau. Nos mulets, l'un derrière l'autre, suivent lentement le
sentier tortueux qui contourne toutes les fantaisies de la lave.
Voici la première plaine de neige. On l'évite par un
crochet. Mais une autre la suit bientôt, qu'il faut traverser en ligne droite.
Les bêtes hésitent, la tâtent du pied, s'avancent avec précaution. Soudain,
j'ai la sensation brusque de m'engloutir dans le sol. Les deux jambes de devant
de mon mulet, crevant la croûte qui les porte, ont pénétré jusqu'au poitrail.
La bête se débat, affolée, se relève, enfonce de nouveau des quatre pieds, se
relève encore, pour retomber toujours.
Les autres en font autant. Nous devons sauter à terre,
les calmer, les aider, les traîner. A tout instant, elles plongent ainsi
jusqu'au ventre dans cette mousse blanche et froide où nos pieds aussi
pénètrent parfois jusqu'aux genoux. Entre ces passages de neige qui comble les
vallons, nous retrouvons la lave, de grandes plaines de lave pareilles à des
champs immenses de velours noir, brillant sous le soleil avec autant d'éclat
que la neige elle-même. C'est la région déserte, la région morte,
qui semble en deuil, toute blanche et toute noire, aveuglante, horrible et
superbe, inoubliable.
Après quatre heures de marche et d'efforts, nous
atteignons la Casa Inglese, petite maison de pierre, entourée de glace, presque
ensevelie sous la neige au pied du dernier cône qui se dresse derrière, énorme
et tout droit, couronné de fumée.
C'est ici qu'on passe ordinairement la nuit, sur la
paille, pour aller voir se lever le soleil au bord du cratère. Nous y laissons
les mulets et nous commençons à gravir ce mur effrayant de cendre durcie qui
cède sous le pied, où l'on ne peut s'accrocher, se retenir à rien, où l'on
redescend un pas sur trois. On va soufflant, haletant, enfonçant dans le sol
mou le bâton ferré, s'arrêtant à tout moment.
On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton, pour ne
point glisser et redescendre, car la pente est si rapide qu'on n'y peut même
tenir assis.
Il
faut une heure environ pour gravir ces trois cents mètres. Depuis quelque
temps, déjà, des vapeurs de soufre nous prennent à la gorge. Nous avons aperçu,
tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, de grands jets de fumée sortant par
des fissures du sol ; nous avons posé nos mains sur de grosses pierres
brûlantes. Enfin nous atteignons une étroite plate-forme. Devant nous, une nuée
épaisse s'élève lentement, comme un rideau blanc qui monte, qui sort de terre.
Nous avançons encore quelques pas, le nez et la bouche enveloppés, pour n'être
point suffoqués par le soufre et soudain, devant nos pieds, s'ouvre un
prodigieux, un effroyable abîme qui mesure environ cinq kilomètres de
circonférence. On distingue à peine, à travers les vapeurs suffocantes, l'autre
bord de ce trou monstrueux, large de mille cinq cents mètres, et dont la
muraille toute droite s'enfonce vers le mystérieux et terrible pays de feu.
La bête est calme. Elle dort au fond, tout au
fond. Seule la lourde fumée s'échappe de la prodigieuse cheminée, haute de 3312
mètres.
Autour de nous c'est plus étrange encore. Toute la
Sicile est cachée par des brumes qui s'arrêtent au bord des côtes, voilant
seulement la terre, de sorte que nous sommes en plein ciel, au milieu des mers,
au-dessus des nuages, si haut, si haut, que la Méditerranée, s'étendant partout
à perte de vue, a l'air d'être encore du ciel bleu. L'azur nous enveloppe donc de tous les côtés.
Nous sommes debout sur un mont surprenant, sorti des nuages et noyé dans le
ciel, qui s'étend sur nos têtes, sous nos pieds, partout.
Mais, peu à peu, les nuées répandues sur l'île
s'élèvent autour de nous, enfermant bientôt l'immense volcan au milieu d'un
cercle de nuages, d'un gouffre de nuages. Nous sommes maintenant, à notre tour,
au fond d'un cratère tout blanc, d'où l'on n'aperçoit plus que le firmament bleu,
là-haut, en regardant en l'air.
En d'autres jours, le spectacle est tout différent,
dit-on. On attend le lever du soleil qui apparaît derrière les côtes de
la Calabre. Elles jettent au loin leur ombre sur la mer, jusqu'au pied de
l'Etna, dont la silhouette sombre et demesurée couvre la Sicile entière de son
immense triangle, qui s'efface à mesure que l'astre s'élève. On découvre alors
un panorama ayant plus de quatre cents kilomètres de diamètre, et mille trois
cents de circonférence, avec l'Italie au nord et les îles Lipari, dont les deux
volcans semblent saluer leur père ; puis, tout au sud, Malte, à peine
visible. Dans les ports de la
Sicile, les navires ont l'air d'insectes sur la mer.
Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une
description très heureuse et très enthousiaste.
Nous redescendons, autant sur le dos que sur les pieds,
le cône rapide du cratère, et nous entrons bientôt dans l'épaisse ceinture de
nuages qui enveloppe la cime du mont. Après une heure de marche à travers les
brumes, nous l'avons enfin franchie et nous découvrons, sous nos pieds, l'île
dentelée et verte, avec ses golfes, ses caps, ses villes, et la grande mer
toute bleue qui l'enferme.
Revenus à Catane, nous partons le lendemain pour
Syracuse.
C'est par cette petite ville singulière et charmante
qu'il faut terminer une excursion en Sicile. Elle fut illustre autant que les
plus grandes cités ; ses tyrans eurent des règnes célèbres comme celui de
Néron ; elle produit un vin rendu fameux par les poètes ; elle a, sur
les bords du golfe qu'elle domine, un tout petit fleuve, l'Anapo, où pousse le
papyrus, gardien secret de la pensée ; et elle enferme dans ses murs une
des plus belles Vénus du monde.
Des gens traversent des continents pour aller en
pèlerinage à quelque statue miraculeuse - moi, j'ai porté mes dévotions à la
Vénus de Syracuse !
Dans l'album d'un voyageur, j'avais vu la photographie
de cette sublime femelle de marbre ; et je devins amoureux d'elle, comme
on est amoureux d'une femme. Ce fut elle, peut-être, qui me décida à faire ce
voyage ; je parlais d'elle et je rêvais d'elle à tout instant, avant de
l'avoir vue.
Mais nous arrivions trop tard pour pénétrer dans le
musée confié aux soins du savant professeur Francesco Saverio Cavalari, qui,
Empédocle moderne, descendit boire une tasse de café dans le cratère de l'Etna.
Il me faut donc parcourir la ville bâtie sur un îlot et
séparée de la terre par trois enceintes, entre lesquelles passent trois bras de
mer. Elle est petite, jolie, assise au bord du golfe, avec des jardins et des
promenades qui descendent jusqu'aux flots.
Puis nous allons aux Latomies, immenses excavations à
ciel ouvert, qui furent d'abord des carrières et devinrent ensuite des prisons
où furent enfermés, pendant huit mois, après la défaite de Nicias, les
Athéniens capturés, torturés par la faim, la soif, l'horrible chaleur de cette
cuve et la fange grouillante où ils agonisaient.
Dans l'une d'elles, la Latomie du Paradis, on remarque,
au fond d'une grotte, une ouverture bizarre, appelée oreille de Denys, qui
venait écouter au bord de ce trou, disait-on, les plaintes de ses victimes.
D'autres versions ont cours aussi. Certains savants ingénieux prétendent que
cette grotte, mise en communication avec le théâtre, servait de salle
souterraine pour les représentations auxquelles elle prêtait l'écho de sa
sonorité prodigieuse ; car les moindres bruits y prennent une surprenante
résonance.
La plus curieuse des Latomies est assurément celle des
Capucins, vaste et profond jardin divisé par des voûtes, des arches, des rocs
énormes et enfermé en des falaises blanches.
Un peu plus loin, on visite les catacombes, dont
l'étendue atteindrait deux cents hectares, et où M. Cavalari découvrit un des
plus beaux sarcophages chrétiens qui soient connus.
Et puis on rentre dans l'humble hôtel qui domine la mer
et on reste tard à rêver, en regardant l'oeil rouge et l'oeil bleu d'un navire
à l'ancre.
Aussitôt le matin venu, comme notre visite est
annoncée, on nous ouvre les portes du ravissant petit palais qui renferme les
collections et les oeuvres d'art de la ville.
En pénétrant dans le musée, je l'aperçus au fond d'une
salle, et belle comme je l'avais devinée.
Elle n'a point de tête, un bras lui manque ; mais
jamais la forme humaine ne m'est apparue plus admirable et plus troublante.
Ce n'est point la femme poétisée, la femme
idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme la Vénus de Milo, c'est la
femme telle qu'elle est, telle qu'on l'aime, telle qu'on la désire, telle qu'on
la veut étreindre.
Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche
puissante et la jambe un peu lourde, c'est une Vénus charnelle, qu'on rêve
couchée en la voyant debout. Son bras tombé cachait ses seins ; de la main
qui lui reste elle soulève une draperie dont elle couvre, avec un geste
adorable, les charmes les plus mystérieux. Tout le corps est fait, conçu, penché pour ce mouvement, toutes les
lignes s'y concentrent, toute la pensée y va. Ce geste simple et
naturel, plein de pudeur et d'impudicité, qui cache et montre, voile et révèle,
attire et dérobe, semble définir toute l'attitude de la femme sur la terre.
Et le marbre est vivant. On le voudrait palper avec la
certitude qu'il cédera sous la main, comme de la chair. Les reins, surtout,
sont inexprimablement animés et beaux. Elle se déroule avec tout son charme,
cette ligne onduleuse et grasse des dos féminins qui va de la nuque aux talons,
et qui montre dans le contour des épaules, dans la rondeur décroissante des
cuisses et dans la légère courbe du mollet aminci jusqu'aux chevilles, toutes
les modulations de la grâce humaine. Une oeuvre d'art n'est supérieure que si
elle est, en même temps, un symbole et l'expression exacte d'une réalité. La
Vénus de Syracuse est une femme, et c'est aussi le symbole de la chair.
Devant la tête de la Joconde, on se sent obsédé par on
ne sait quelle tentation d'amour énervant et mystique. Il existe aussi des femmes vivantes dont les
yeux nous donnent ce rêve d'irréalisable et mystérieuse tendresse. On cherche
en elles autre chose derrière ce qui est, parce qu'elles paraissent contenir et
exprimer un peu de l'insaisissable idéal. Nous le poursuivons sans jamais
l'atteindre, derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de
la pensée, dans l'infini du regard qui n'est qu'une nuance de l'iris, dans le
charme du sourire venu du pli de la lèvre et d'un éclair d'émail, dans la grâce
du mouvement né du hasard et de l'harmonie des formes.
Ainsi les poètes, impuissants décrocheurs d'étoiles,
ont toujours été tourmentés par la soif de l'amour mystique. L'exaltation
naturelle d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation artistique, pousse ces
êtres d'élite à concevoir une sorte d'amour nuageux éperdument tendre,
extatique, jamais rassasié, sensuel sans être charnel, tellement délicat qu'un
rien le fait s'évanouir, irréalisable et surhumain. Et ces poètes sont,
peut-être, les seuls hommes qui n'aient jamais aimé une femme, une vraie femme
en chair et en os, avec ses qualités de femme, ses défauts de femme, son esprit
de femme restreint et charmant, ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.
Toute créature devant qui s'exalte leur rêve est le
symbole d'un être mystérieux, mais féerique : l'être qu'ils chantent, ces
chanteurs d'illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque
chose comme la statue peinte, image d'un dieu devant qui s'agenouille le
peuple. Où est ce dieu ? Quel est ce dieu ? Dans quelle partie du
ciel habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le premier
rêveur jusqu'au dernier ? Sitôt quels touchent une main qui répond à leur
pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe, loin de la charnelle
réalité.
La
femme qu'ils étreignent, ils la transforment, la complètent, la défigurent avec
leur art de poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu'ils baisent, ce sont les
lèvres rêvées. Ce n'est pas au fond de ses yeux bleus ou noirs que se perd
ainsi leur regard exalté, c'est dans quelque chose d'inconnu et
d'inconnaissable ! L'oeil de leur maîtresse n'est que la vitre par
laquelle ils cherchent à voir le paradis de l'amour idéal.
Mais
si quelques femmes troublantes peuvent donner à nos âmes cette rare illusion,
d'autres ne font qu'exciter en nos veines l'amour impétueux d'où sort notre
race.
La Vénus de Syracuse est la parfaite expression de
cette beauté puissante, saine et simple. Ce torse admirable, en marbre de
Paros, est, dit-on la Vénus Callipyge décrite par Athénée et Lampride, qui fut
donnée par Héliogabale aux Syracusains.
Elle n'a pas de tête ! Qu'importe ! Le
symbole en est devenu plus complet. C'est un corps de femme qui exprime toute
la poésie réelle de la caresse.
Schopenhauer a dit que la nature, voulant perpétuer
l'espèce, a fait de la reproduction un piège.
Cette forme de marbre, vue à Syracuse, c'est bien le
piège humain deviné par l'artiste antique, la femme qui cache et montre
l'affolant mystère de la vie.
Est-ce un piège ? Tant pis ! Elle appelle la
bouche, elle attire la main, elle offre aux baisers la palpable réalité de la
chair admirable, de la chair élastique et blanche, ronde et ferme et délicieuse
sous l'étreinte.
Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime une
pensée, mais seulement parce qu'elle est belle.
Et on songe, en l'admirant, au bélier de bronze de
Syracuse, le plus beau morceau du Musée de Palerme, qui, lui aussi, semble
contenir toute l'animalité du monde. La bête puissante est couchée, le corps
sur ses pattes et la tête tournée à gauche. Et cette tête d'animal semble une
tête de dieu, de dieu bestial, impur et superbe. Le front est large et frisé, les yeux écartés,
le nez en bosse, long, fort et ras, d'une prodigieuse expression brutale. Les
cornes, rejetées en arrière, tombent, s'enroulent et se recourbent, écartant
leurs pointes aiguës sous les oreilles minces qui ressemblent elles-mêmes à
deux cornes. Et le regard de la bête vous pénètre, stupide, inquiétant
et dur. On sent le fauve en
approchant de ce bronze.
Quels sont donc les deux artistes merveilleux qui ont
ainsi formulé sous deux aspects si différents, la simple beauté de la
créature ?
Voilà les deux seules statues qui m'aient laissé, comme
des êtres, l'envie ardente de les revoir.
Au moment de sortir, je donne encore à cette croupe de
marbre ce dernier regard de la porte qu'on jette aux femmes aimées, en les
quittant, et je monte aussitôt en barque pour aller saluer, devoir d'écrivain,
les papyrus de l'Anapo.
On traverse le golfe d'un bord à l'autre et on
aperçoit, sur la rive plate et nue, l'embouchure d'une très petite rivière,
presque un ruisseau, où le bateau s'engage. Le courant est fort et dur à remonter. Tantôt on rame, tantôt on se sert
de la gaffe pour glisser sur l'eau qui court, rapide, entre deux berges
couvertes de fleurs jaunes, petites, éclatantes, deux berges d'or.
Voici des roseaux que nous froissons en passant, qui se
penchent et se relèvent, puis, le pied dans l'eau, des iris bleus, d'un bleu
violent, sur qui voltigent d'innombrables libellules aux ailes de verre,
nacrées et frémissantes, grandes comme des oiseaux-mouches. Maintenant, sur les
deux talus qui nous emprisonnent, poussent des chardons géants et des liserons
démesurés, enlaçant ensemble les plantes de la terre et les roseaux du
ruisseau.
Sous nous, au fond de l'eau, c'est une forêt de grandes
herbes onduleuses qui remuent, flottent, semblent nager dans le courant qui les
agite.
Puis l'Anapo se sépare de l'antique Cyané, son
tributaire. Nous allons toujours à coups de perche entre les berges. Le
ruisseau serpente avec de charmants points de vue de perspectives fleuries et
coquettes. Une île apparaît enfin, pleine d'arbustes étranges. Les tiges frêles
et triangulaires, hautes de neuf à douze pieds, portent à leur sommet des
touffes rondes de fils verts, longs, minces et souples comme des cheveux. On
dirait des têtes humaines devenues plantes, jetées dans l'eau sacrée de la
source par un des dieux païens qui vivaient là jadis. C'est le papyrus antique.
Les paysans, d'ailleurs, appellent ce roseau :
parruca. En voici d'autres plus loin, un bois entier. Ils frémissent,
murmurent, se penchent, mêlent leurs fronts poilus, les heurtent, semblent
parler de choses inconnues et lointaines.
N'est-il pas étrange que l'arbuste vénérable qui nous
apporta la pensée des morts, qui fut le gardien du génie humain, ait, sur son
corps infime d'arbrisseau, une grosse crinière épaisse et flottante, ainsi que
celle des poètes ? Nous revenons à Syracuse alors que le soleil se
couche ; et nous regardons, dans la rade, un paquebot qui vient d'arriver
et qui, ce soir même, nous emportera vers l'Afrique.