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Guy de Maupassant La vie errante IntraText CT - Lecture du Texte |
Nous quittons Tunis par une belle
route qui longe d'abord un coteau, suit un instant le lac, puis traverse une
plaine. L'horizon large, fermé par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est nu,
tout nu, taché seulement de place en place par des villages blancs, où l'on
aperçoit de loin, dominant la masse indistincte des maisons, les minarets
pointus et les petits dômes des koubbas. Sur toute cette terre fanatique, nous
les retrouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants des koubbas, soit dans
les plaines fertiles d'Algérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le dos
arrondi des montagnes, soit au fond des forêts de cèdres ou de pins, soit au
bord des ravins profonds dans les fourrés de lentisques et de chênes-lièges,
soit dans le désert jaune entre deux dattiers qui se penchent au-dessus, l'un à
droite, l'autre à gauche, et laissent tomber sur la coupole de lait l'ombre
légère et fine de leurs palmes.
Ils contiennent, comme une semence sacrée, les os de
marabouts qui fécondent le sol illimité de l'islam, y font germer de Tanger à
Tombouctou, du Caire à La Mecque, de Tunis à Constantinople, de Khartoum à
Java, la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice des religions qui
aient dompté la conscience humaine.
Petits, ronds, isolés, et si blancs qu'ils jettent une
clarté, ils ont bien l'air d'une graine divine jetée à poignée sur le monde par
ce grand semeur de foi, Mohammed, frère d'Aïssa et de Moïse.
Pendant longtemps, nous allons, au grand trot des
quatre chevaux attelés de front, par des plaines sans fin plantées de vignes ou
ensemence de céréales qui commencent à sortir de terre.
Puis soudain la route, la belle route établie par les
ponts et chaussées depuis le protectorat français, s'arrête net. Un pont
a cédé aux dernières pluies, un pont trop petit, qui n'a pu laisser passer la
masse d'eau venue de la montagne. Nous descendons à grand-peine dans le ravin,
et la voiture, remontée de l'autre côté, reprend la belle route, une des
principales artères de la Tunisie, comme on dit dans le langage officiel.
Pendant quelques kilomètres, nous pouvons trotter encore, jusqu'à ce qu'on
rencontre un autre petit pont qui a cédé également sous la pression des eaux.
Puis un peu plus loin, c'est au contraire le pont qui est resté, tout seul,
indestructible, comme un minuscule arc de triomphe, tandis que la route,
emportée des deux côtés, forme deux abîmes autour de cette ruine toute neuve.
Vers midi, nous apercevons devant nous une construction
singulière. C'est, au bord de la route presque disparue déjà, un large pâté
d'habitations soudées ensemble, à peine plus hautes que la taille d'un homme,
abritées sous une suite continue de voûtes dont les unes, un peu plus élevées,
dominent et donnent à ce singulier village l'aspect d'une agglomération de
tombeaux. Là-dessus courent,
hérissés, des chiens blancs qui aboient contre nous.
Ce hameau s'appelle Gorombalia et fut fondé par
un chef andalou mahométan, Mohammed Gorombali, chassé d'Espagne par Isabelle la
Catholique.
Nous
déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. Partout, au loin, avec la
lunette-jumelle, on aperçoit des ruines romaines. D'abord Vico Aureliano, puis
Siago, plus important, où restent des constructions byzantines et arabes. Mais
voilà que la belle route, la principale artère de la Tunisie, n'est plus qu'une
ornière affreuse. Partout l'eau des pluies l'a trouée, minée, dévorée. Tantôt
les ponts écroulés ne montrent plus qu'une masse de pierres dans un ravin,
tantôt ils demeurent intacts, tandis que l'eau, les dédaignant, s'est frayé
ailleurs une voie, ouvrant à travers le talus des ponts et chaussées des
tranchées larges de cinquante mètres.
Pourquoi
donc ces dégâts, ces ruines ? Un enfant, du premier coup d'oeil, le
saurait. Tous les ponceaux, trop étroits d'ailleurs, sont au-dessous du niveau
des eaux dès qu'arrivent les pluies. Les uns donc, recouverts par le torrent,
obstrués par les branches qu'il traîne, sont renversés, tandis que le courant
capricieux refusant de se canaliser sous les suivants, qui ne sont point sur
son cours ordinaire, reprend le chemin des autres années, en dépit des
ingénieurs. Cette route de Tunis à Kairouan est stupéfiante à voir. Loin
d'aider au passage des gens et des voitures, elle le rend impossible, crée des
dangers sans nombre. On a détruit le vieux chemin arabe qui était bon, et on
l'a remplacé par une série de fondrières, d'arches démolies, d'ornières et de
trous. Tout est à refaire avant d'avoir fini. On recommence à chaque pluie les
travaux, sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre qu'il faudra toujours
recommencer ce chapelet de ponts croulants. Celui d'Enfidaville a été
reconstruit deux fois. Il vient encore d'être emporté. Celui d'Oued-el-Hammam
est détruit pour la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs, des ponts
plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls les vieux ponts arabes résistent à tout.
On commence par se fâcher, car la voiture doit descendre en des ravins presque
infranchissables où dix fois par heure on croit verser, puis on finit par en
rire comme d'une incroyable cocasserie. Pour éviter ces ponts redoutables, il
faut faire d'immenses détours, aller au nord, revenir au sud, tourner à l'est,
repasser à l'ouest. Les pauvres indigènes ont dû, à coups de pioche, à coups de
hache, à coups de serpe, se frayer un passage nouveau à travers le maquis de
chênes verts, de thuyas, de lentisques, de bruyères et de pins d'Alep, l'ancien
passage étant détruit par nous.
Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne voyons
plus qu'une étendue onduleuse, crevassée par les ravines, où, de place en
place, apparaissent, soit les os clairs d'une carcasse aux côtes soulevées,
soit une charogne à moitié dévorée par les oiseaux de proie et les chiens.
Pendant quinze mois, il n'est point tombé une goutte d'eau sur cette terre, et
la moitié des bêtes y sont mortes de faim. Leurs cadavres restent semés
partout, empoisonnent le vent, et donnent à ces plaines l'aspect d'un pays
stérile, rongé par le soleil et ravagé par la peste. Seuls les chiens sont gras,
nourris de cette viande en putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou trois,
acharnés sur la même pourriture. Les pattes raides, ils tirent sur la longue
jambe d'un chameau ou sur la courte patte d'un bourriquet, ils dépècent le
poitrail d'un cheval ou fouillent le ventre d'une vache. Et on en découvre au
loin qui errent, en quête de charognes, le nez dans la brise, le poil épais,
tendant leur museau pointu.
Et il est bizarre de songer que ce sol calciné depuis
deux ans par un soleil implacable, noyé depuis un mois sous des pluies de
déluge, sera, vers mars et avril, une prairie illimitée, avec des herbes
montant aux épaules d'un homme, et d'innombrables fleurs comme nous n'en voyons
guère en nos jardins. Chaque année, quand il pleut, la Tunisie entière passe, à
quelques mois de distance, par la plus affreuse aridité et par la plus
fougueuse fécondité. De Sahara sans un brin d'herbe, elle devient tout à coup,
presque en quelques jours, comme par miracle, une Normandie follement verte,
une Normandie ivre de chaleur, jetant en ces moissons de telles poussées de
sève qu'elles sortent de terre, grandissent, jaunissent et mûrissent à vue
d'oeil.
Elle est cultivée, de place en place, d'une façon très
singulière, par les Arabes.
Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au loin,
soit les gourbis, huttes de branchages, soit les tentes brunes et pointues
cachées, comme d'énormes champignons, derrière des broussailles sèches ou des
bois de cactus. Quand la dernière moisson a été abondante, ils se décident de
bonne heure à préparer les labours ; mais, quand la sécheresse les a
presque affamés, ils attendent en général les premières pluies pour risquer
leurs derniers grains ou pour emprunter au gouvernement la semence qu'il leur
prête assez facilement.
Or, dès que les lourdes ondées d'automne ont détrempé
la contrée, ils vont trouver tantôt le caïd qui détient le territoire fertile,
tantôt le nouveau propriétaire européen qui ' loue souvent plus cher, mais ne
les vole pas, et leur rend dans leurs contestations une justice plus stricte,
qui n'est point vénale, et ils désignent les terres choisies par eux, en
marquent les limites, les prennent à bail pour une seule saison, puis se
mettent à les cultiver.
Alors on voit un étonnant spectacle. Chaque fois que,
quittant les régions pierreuses et arides, on arrive aux parties fécondes,
apparaissent au loin les invraisemblables silhouettes des chameaux laboureurs
attelés aux charrues. La haute bête fantastique traîne, de son pas lent, le
maigre instrument de bois que pousse l'Arabe, vêtu d'une sorte de chemise.
Bientôt ces groupes surprenants se multiplient, car on approche d'un centre
recherché. Ils vont, viennent, se croisent par toute la plaine, y promenant
l'inexprimable profil de l'animal, de l'instrument et de l'homme, qui semblent
soudés ensemble, ne faire qu'un seul être apocalyptique et solennellement
drôle.
Le chameau est remplacé de temps en temps par des
vaches, par des ânes, quelquefois même par des femmes. J'en ai vu une
accouplée avec un bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que le mari
poussait et excitait ce lamentable attelage.
Le sillon de l'Arabe n'est point ce beau sillon profond
et droit du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène
capricieusement à fleur de terre autour des touffes de jujubiers. Jamais ce
nonchalant cultivateur ne s'arrête ou ne se baisse pour arracher une plante
parasite poussée devant lui. Il l'évite par un détour, la respecte, l'enferme
comme si elle était capricieuse, comme si elle était sacrée, dans les circuits
tortueux de son labour. Ses
champs sont donc pleins de touffes d'arbrisseaux, dont quelques-unes si petites
qu'un simple effort de la main les pourrait extirper. La vue seule de cette
culture mixte de broussailles et de céréales finit par tant énerver l'oeil
qu'on a envie de prendre une pioche et de défricher les terres où circulent, à
travers les jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de chameaux, de
charrues et d'Arabes.
On retrouve bien, dans cette indifférence tranquille,
dans ce respect pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l'âme fataliste de
l'Oriental. Si elle a grandi là, cette plante, c'est que le Maître l'a voulu,
sans doute. Pourquoi défaire son oeuvre et la détruire ? Ne vaut-il pas
mieux se détourner et l'éviter ? Si elle croît jusqu'à couvrir le champ
entier, n'y a-t-il point d'autres terres plus loin ? Pourquoi prendre
cette peine, faire un geste, un effort de plus, augmenter d'une fatigue, si
légère soit-elle, la besogne indispensable ?
Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre plus
que de sa femme, se jetterait, la pioche aux mains, sur l'ennemi poussé chez
lui et, sans repos jusqu'à ce qu'il l'eût vaincu, il frapperait, avec de grands
gestes de bûcheron, la racine tenace enfoncée au sol.
Ici, que leur importe ? Jamais non plus ils
n'enlèvent la pierre rencontrée ; ils la contournent aussi. En une heure,
certains champs pourraient être débarrassés, par un seul homme, des rochers
mobiles qui forcent le soc de charrue à des ondulations sans nombre. Ils ne le
feront jamais. La pierre est là, qu'elle y reste. N'est-ce pas la volonté de
Dieu ?
Quand les nomades ont ensemencé le territoire choisi
par eux, ils s'en vont, cherchant ailleurs des pâturages pour leurs troupeaux
et laissant une seule famille à la garde des récoltes.
Nous sommes à présent dans un immense domaine de cent
quarante mille hectares, qu'on nomme l'Enfida, et qui appartient à des
Français. L'achat de cette propriété démesurée, vendue par le général
Kheir-ed-Din, ex-ministre du bey, a été une des causes déterminantes de
l'influence française en Tunisie.
Les
circonstances qui ont accompagné cet achat sont amusantes et caractéristiques.
Quand les capitalistes français et le général se furent mis d'accord sur le
prix, on se rendit chez le cadi pour rédiger l'acte ; mais la loi
tunisienne contient une disposition spéciale qui permet aux voisins limitrophes
d'une propriété vendue de réclamer la préférence à prix égal.
Chez nous, par prix égal, on entendrait exprimer une
somme égale en n'importe quelles espèces ayant cours ; mais le code
oriental, qui laisse toujours ouverte une porte pour les chicanes, prétend que
le prix sera payé par le voisin réclamant en monnaies identiquement
pareilles : même nombre de titres de même nature, de billets de banque de
même valeur, de pièces d'or, d'argent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, en
certains cas, insoluble cette difficulté, il permet au cadi d'autoriser le
premier acheteur à ajouter aux sommes stipulées une poignée de menues piécettes
indéterminées, par conséquent inconnues, ce qui met les voisins limitrophes
dans il impossibilité absolue de fournir une somme strictement et
matériellement semblable.
Devant l'opposition d'un Israélite, M. Lévy, voisin de
l'Enfida, les Français demandèrent au cadi l'autorisation d'ajouter au prix
convenu cette poignée de menues monnaies. L'autorisation leur fut refusée.
Mais le code musulman est fécond en moyens, et un autre
se présenta. Ce fut d'acheter cet énorme bloc de terres de cent quarante mille
hectares, moins un ruban d'un mètre, sur tout le contour. Dès lors, il n'y
avait plus contact avec un autre voisin ; et la société franco-africaine
demeura, malgré tous les efforts de ses ennemis et du ministère beylical, propriétaire
de l'Enfida.
Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes les
parties fertiles, a planté des vignes, des arbres, fondé des villages et divisé
les terres par portions régulières de dix hectares chacune, afin que les Arabes
eussent toute facilité pour choisir et indiquer leur choix sans erreur
possible.
Pendant deux jours, nous allons traverser cette
province tunisienne avant d'en atteindre l'autre extrémité. Depuis quelque
temps, la route, une simple piste à travers les touffes de jujubiers, était
devenue meilleure, et l'espoir d'arriver avant la nuit à Bou-Ficha, où nous
devions coucher, nous réjouissait, quand nous aperçûmes une armée d'ouvriers de
toute race occupés à remplacer ce chemin passable par une vole française,
c'est-à-dire par un chapelet de dangers, et nous devons reprendre le pas. Ils
sont surprenants, ces ouvriers. Le nègre lippu, aux gros yeux blancs, aux dents
éclatantes, pioche à côté de l'Arabe au fin profil, de l'Espagnol poilu, du
Marocain, du Maure, du Maltais et du terrassier français égaré, on ne sait
comment ni pourquoi, en ce pays ; il y a aussi là des Grecs, des Turcs,
tous les types de Levantins ; et on songe à ce que doit être la moyenne de
morale, de probité et d'aménité de cette horde.
Vers trois heures, nous atteignons le plus vaste
caravansérail que j'aie jamais vu. C'est toute une ville, ou plutôt un village
enfermé dans une seule enceinte, qui contient, l'une après l'autre, trois cours
immenses où sont parqués en de petites cases les hommes, boulangers, savetiers,
marchands divers, et, sous des arcades, les bêtes. Quelques cellules propres,
avec des lits et des nattes, sont réservées pour les passants de distinction.
Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs argentés
et luisants nous regardent avec des yeux rouges qui brillent comme des rubis.
Les chevaux ont bu. Nous repartons.
La route se rapproche un peu de la mer, dont nous
découvrons la traînée bleuâtre à l'horizon. Au bout d'un cap, une ville
apparaît, dont la ligne, droite, éblouissante sous le soleil couchant, semble
courir sur l'eau. C'est Hammamet, qui se nommait Put-Put sous les Romains. Au
loin, devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine ronde qui, par un effet
de mirage, semble gigantesque. C'est
encore un tombeau romain, haut seulement de dix mètres, qu'on nomme
Kars-el-Menara.
Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté
bleu, mais devant nous s'étale une nuée violette, opaque, derrière laquelle le
soleil s'enfonce. Au bas de cette couche de nuages s'allonge sur l'horizon et
sur la mer un mince ruban rose, tout droit, régulier, et qui devient, de minute
en minute, de plus en plus lumineux à mesure que descend vers lui l'astre
invisible. De lourds oiseaux
passent d'un vol lent ; ce sont, je crois, des buses. La sensation
du soir est profonde, pénètre l'âme, le coeur, le corps avec une rare
puissance, dans cette lande sauvage qui va ainsi jusqu'à Kairouan, à deux jours
de marche devant nous. Telle doit être, à l'heure du crépuscule, la steppe
russe. Nous rencontrons trois
hommes en burnous. De loin, je les prends pour des nègres, tant ils sont noirs
et luisants, puis je reconnais le type arabe. Ce sont des gens du Souf,
curieuse oasis presque enfouie dans les sables entre les Chotts et Touggourt.
La nuit bientôt s'étend sur nous. Les chevaux ne vont plus qu'au pas. Mais
soudain surgit dans l'ombre un mur blanc. C'est l'intendance nord de l'Enfida,
le bordj de Bou-Ficha, sorte de forteresse carrée, défendue par des murs sans
ouvertures et par une porte de fer contre les surprises des Arabes. On nous
attend. La femme de l'intendant, Mme Moreau, nous a préparé un fort bon dîner.
Nous avons fait quatre-vingts kilomètres, malgré les ponts et chaussées.