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Guy de Maupassant La vie errante IntraText CT - Lecture du Texte |
15 décembre.
Le jour ne parait pas encore quand un de mes
compagnons me réveille. Nous avons projeté de prendre un bain maure dès la
première heure, avant de visiter la ville.
On circule déjà par les rues, car les Orientaux se
lèvent avant le soleil, et nous apercevons entre les ma' sons un beau ciel
propre et pâle plein de promesses de chaleur et de lumière.
On suit des ruelles, encore des ruelles, on passe le
puits où le chameau emprisonné dans la coupole tourne sans fin pour monter
l'eau, et on pénètre dans une maison sombre, aux murs épais, où l'on ne voit
rien d'abord, et dont l'atmosphère humide et chaude suffoque un peu dès l'entrée.
Puis
on aperçoit des Arabes qui sommeillent sur des nattes ; et le propriétaire
du lieu, après nous avoir fait dévêtir, nous introduit dans les étuves, sortes
de cachots noirs et voûtés où le jour naissant tombe du sommet par une vitre
étroite et dont le sol est couvert d'une eau gluante dans laquelle on ne peut
marcher sans risquer, à chaque pas, de glisser et de tomber.
Or, après toutes les opérations du massage, quand nous
revenons au grand air, une ivresse de joie nous étourdit, car le soleil levé
illumine les rues et nous montre, blanche comme toutes les villes arabes, mais
plus sauvage, plus durement caractérisée, plus marquée de fanatisme,
saisissante de pauvreté visible, de noblesse misérable et hautaine, Kairouan la
sainte.
Les habitants viennent de passer par une horrible
disette, et on reconnaît bien partout cet air de famine qui semble répandu sur
les maisons mêmes. On vend, comme dans les bourgades du centre africain, toutes
sortes d'humbles choses en des boutiques grandes comme des boites, où les
marchands sont accroupis à la turque. Voici des dattes de Gafsa ou du Souf,
agglomérées en gros paquets de pâte visqueuse, dont le vendeur, assis sur la
même planche, détache les fragments avec ses doigts. Voici des légumes, des
piments, des pâtes, et, dans les souks, longs bazars tortueux et voûtés, des
étoffes, des tapis, de la sellerie ornementée de broderies d'or et d'argent, et
une inimaginable quantité de savetiers qui fabriquent des babouches de cuir
jaune. Jusqu'à l'occupation française, les juifs n'avaient pu s'établir en
cette ville impénétrable. Aujourd'hui ils y pullulent et la rongent. Ils
détiennent déjà les bijoux des femmes et les titres de propriété d'une partie
des maisons, sur lesquelles ils ont prêté de l'argent, et dont ils deviennent
vite possesseurs, par suite du système de renouvellement et de multiplication
de la dette qu'ils pratiquent avec une adresse et une rapacité infatigables.
Nous allons vers la mosquée Djama-Kebir ou de
Sidi-Okba, dont le haut minaret domine la ville et le désert qui l'isole du
monde. Elle nous apparaît soudain, au détour d'une rue. C'est un immense et
pesant bâtiment soutenu par d'énormes contreforts, une masse blanche, lourde,
imposante, belle d'une beauté inexplicable et sauvage. En y pénétrant apparaît d'abord une cour
magnifique enfermée par un double cloître que supportent deux lignes élégantes
de colonnes romaines et romanes. On se croirait dans l'intérieur d'un beau
monastère d'Italie.
La mosquée proprement dite est à droite, prenant jour
sur cette cour par dix-sept portes à double battant, que nous faisons ouvrir
toutes grandes avant d'entrer. Je ne connais par le monde que trois édifices
religieux qui m'aient donné l'émotion inattendue et foudroyante de ce barbare
et surprenant monument : le mont Saint-Michel, Saint-Marc de Venise, et la
chapelle Palatine à Palerme.
Ceux-là sont les oeuvres raisonnées, étudiées,
admirables, de grands architectes sûrs de leurs effets, pieux sans doute, mais
artistes avant tout, qu'inspira l'amour des lignes, des formes et de la beauté
décorative, autant et plus que l'amour de Dieu. Ici c'est autre chose. Un
peuple fanatique, errant, à peine capable de construire des murs, venu sur une
terre couverte de ruines laissées par ses prédécesseurs, y ramassa partout ce
qui lui parut de plus beau, et, à son tour, avec ces débris de même style et de
même ordre, éleva, mû par une inspiration sublime, une demeure à son Dieu, une
demeure faite de morceaux arrachés aux villes croulantes, mais aussi parfaite
et aussi magnifique que les plus pures conceptions des plus grands tailleurs de
pierre.
Devant nous apparaît un temple démesuré, qui a l'air
d'une forêt sacrée, car cent quatre-vingts colonnes d'onyx, de porphyre et de
marbre supportent les voûtes de dix-sept nefs correspondant aux dix-sept
portes.
Le regard s'arrête, se perd dans cet emmêlement profond
de minces piliers ronds d'une élégance irréprochable, dont toutes les nuances
se mêlent et s'harmonisent, et dont les chapiteaux byzantins, de l'école
africaine et de l'école orientale, sont d'un travail rare et d'une diversité
infinie. Quelques-uns m'ont paru d'une beauté parfaite. Le plus original
peut-être représente un palmier tordu par le vent.
A mesure que j'avance en cette demeure divine, toutes
les colonnes semblent se déplacer, tourner autour de moi et former des figures
variées d'une régularité changeante.
Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet est
obtenu par la disproportion voulue de l'élévation avec la largeur. Ici, au contraire,
l'harmonie unique de ce temple bas vient de la proportion et du nombre de ces
fûts légers qui portent l'édifice, l'emplissent, le peuplent, le font ce qu'il
est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur multitude colorée donne à
l'oeil l'impression de l'illimité, tandis que l'étendue peu élevée de l'édifice
donne à l'âme une sensation de pesanteur. Cela est vaste comme un monde, et on
y est écrasé sous la puissance d'un Dieu. Le Dieu qui a inspiré cette oeuvre
d'art superbe est bien celui qui dicta le Coran, non point celui des Évangiles.
Sa morale ingénieuse s'étend plus qu'elle ne s'élève,
nous étonne par sa propagation plus qu'elle ne nous frappe par sa hauteur.
Partout on rencontre de remarquables détails. La
chambre du sultan, qui entrait par une porte réservée, est faite d'une muraille
en bois ouvragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi, en panneaux
curieusement fouillés, donne un effet très heureux, et la mihrab qui indique La
Mecque est une admirable niche de marbre sculpté, peint et doré, d'une
décoration et d'un style exquis.
A côté de cette mihrab, deux colonnes voisines laissent
à peine entre elles la place de glisser un corps humain. Les Arabes qui peuvent y passer sont guéris des
rhumatismes d'après les uns ; d'après les autres, ils obtiendraient
certaines faveurs plus idéales.
En face de la porte centrale de la mosquée, la
neuvième, à droite comme à gauche, se dresse, de l'autre côté de la cour, le
minaret. Il a cent vingt-neuf
marches. Nous les montons.
De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un damier de
terrasses de plâtre, d'où jaillissent de tous côtés les grosses coupoles
éblouissantes des mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte de vue, un
désert jaune, illimité, tandis que, près des murs, apparaissent çà et là les
plaques vertes des champs de cactus. Cet horizon est infiniment vide et triste
et plus poignant que le Sahara lui-même.
Kairouan, parait-il, était beaucoup plus grande. On
cite encore les noms des quartiers disparus.
Ce sont Drâa-el-Temmar, colline des marchands de
dattes ; Drâa-el-Ouiba, colline des mesureurs de blé ;
Drâa-el-Kerrouïa, colline des marchands d'épices ; Drâa-el-Gatrania,
colline des marchands de goudron ; Derb-es-Mesmar, le quartier des
marchands de clous.
Isolée, hors de la ville, distante à peine d'un
kilomètre, la zaouïa, ou plutôt la mosquée de Sidi-Sahab (le barbier du
Prophète), attire de loin le regard ; nous nous mettons en marche vers
elle.
Toute différente de Djama-Kebir, dont nous sortons,
celle-ci, nullement imposante, est bien la plus gracieuse, la plus colorée, la
plus coquette des mosquées, et le plus parfait échantillon de l'art décoratif
arabe que j'aie VU.
On pénètre par un escalier de faïences antiques, d'un
style délicieux, dans une petite salle d'entrée pavée et ornée de la même
façon. Une longue cour la suit, étroite, entourée d'un cloître aux arcs en fer
à cheval retombant sur des colonnes romaines et donnant, quand on y entre par
un jour éclatant, l'éblouissement du soleil coulant en nappe dorée sur tous ces
murs recouverts également de faïences aux tons admirables et d'une variété
infinie. La grande cour carrée où l'on arrive ensuite en est aussi entièrement
décolorée. La lumière luit, ruisselle, et vernit de feu cet immense palais d'émail
où s'illuminent sous le flamboiement du ciel saharien tous les dessins et
toutes les colorations de la céramique orientale. Au-dessus courent des
fantaisies d'arabesques inexprimablement délicates. C'est dans cette cour de
féerie que s'ouvre la porte du sanctuaire qui contient le tombeau de
Sidi-Sahab, compagnon et barbier du Prophète, dont il garda trois poils de
barbe sur sa poitrine jusqu'à sa mort.
Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en marbre
blanc et noir, où s'enroulent des inscriptions, plein de tapis épais et de
drapeaux, m'a paru moins beau et moins imprévu que les deux cours inoubliables
par où l'on y parvient.
En
sortant, nous traversons une troisième cour peuplée de jeunes gens. C'est une
sorte de séminaire musulman, une école de fanatiques.
Toutes ces zaouïas dont le sol de l'Islam est couvert
sont pour ainsi dire les oeufs innombrables des ordres et confréries entre
lesquels se partagent les dévotions particulières des croyants.
Les principales de Kairouan (je ne parle pas des
mosquées qui appartiennent à Dieu seul) sont : zaouïa de
Si-Mohammed-Elouani ; zaouïa de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus
grand saint de l'Islam et le plus vénéré ; zaouïa et-Tidjani ; zaouïa
de Si-Hadid-el-Khrangani ; zaouïa de Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès,
qui contient des tambourins, des derboukas, sabres, pointes de fer et autres
instruments indispensables aux cérémonies sauvages des Aïssaoua.
Ces innombrables ordres et confréries de l'Islam, qui
rappellent par beaucoup de points nos ordres catholiques, et qui, placés sous
l'invocation d'un marabout vénéré, se rattachent au Prophète par une chaîne de
pieux docteurs que les Arabes nomment "Selselat", ont pris, depuis le
commencement du siècle surtout, une extension considérable et sont le plus
redoutable rempart de la religion mahométane contre la civilisation et la
domination européennes.
Sous ce titre : Marabouts et Khouan, M. le
commandant Rinn les a énumérés et analysés d'une façon aussi complète que
possible.
Je trouve en ce livre quelques textes des plus curieux
sur les doctrines et pratiques de ces confédérations. Chacune d'elle affirme
avoir conservé intacte l'obéissance aux cinq commandements du Prophète et tenir
de lui la seule voie pour atteindre l'union avec Dieu, qui est le but de tous
les efforts religieux des musulmans. Malgré cette prétention à l'orthodoxie
absolue et à la pureté de la doctrine, tous ces ordres et confréries ont des
usages, des enseignements et des tendances fort divergents.
Les uns forment de puissantes associations pieuses,
dirigées par de savants théologiens de vie austère, hommes vraiment supérieurs,
aussi instruits théoriquement que redoutables diplomates dans leurs relations
avec nous, et qui gouvernent avec une rare habileté ces écoles de science
sacrée, de morale élevée et de combat contre l'Européen. Les autres, formant de
bizarres assemblages de fanatiques ou de charlatans, ont l'air de troupes de
bateleurs religieux, tantôt exaltés, convaincus, tantôt purs saltimbanques
exploitant la bêtise et la foi des hommes.
Comme je l'ai dit, le but unique des efforts de tout
bon musulman est l'union intime avec Dieu. Divers procédés mystiques conduisent
à cet état parfait, et chaque confédération possède sa méthode d'entraînement.
En général, cette méthode mène le simple adepte à un état d'abrutissement
absolu, qui en fait un instrument aveugle et docile aux mains du chef.
Chaque ordre a, à sa tête, un cheik, maître de
l'ordre :
"Tu seras entre les mains de ton cheik comme le
cadavre entre les mains du laveur des morts. Obéis-lui en tout ce qu'il a
ordonné, car c'est Dieu même qui commande par sa voix. Lui désobéir, c'est
encourir la colère de Dieu. N'oublie pas que tu es son esclave et que tu ne
dois rien faire sans son ordre.
"Le
cheik est l'homme chéri de Dieu ; il est supérieur à toutes les autres
créatures et prend rang après les prophètes. Ne vois donc que lui, lui
partout. Bannis de ton coeur toute autre pensée que celle qui aurait Dieu ou le
cheik pour objet."
Au-dessous
de ce personnage sacré sont les moquaddem, vicaires du cheik,
propagateurs de la doctrine.
Enfin, les simples initiés à l'ordre s'appellent les khouan,
les frères.
Chaque confrérie, pour atteindre l'état d'hallucination
où l'homme se confond avec Dieu, a donc son oraison spéciale, ou plutôt sa
gymnastique d'abrutissement. Cela se nomme le dirkr.
C'est presque toujours une invocation très courte, ou
plutôt l'énoncé d'un mot ou d'une phrase qui doit être répété un nombre infini
de fois.
Les adeptes prononcent, avec des mouvements réguliers
de la tête et du cou, deux cents, cinq cents, mille fois de suite, soit le mot
Dieu, soit la formule qui revient en toutes les prières : "Il n'y a
de divinité que Dieu", en y ajoutant quelques versets dont l'ordre est le
signe de reconnaissance de la confrérie.
Le néophyte, au moment de son initiation, s'appelle talamid,
puis après l'initiation il devient mourid, puis faqir, puis soufi,
puis satek, puis med jedoub (le ravi, l'halluciné). C'est à ce moment
que se déclare chez lui l'inspiration ou la folie, l'esprit se séparant de la
matière et obéissant à la poussée d'une sorte d'hystérie mystique. L'homme, dès
lors, n'appartient plus à la vie physique. La vie spirituelle seule existe pour
lui, et il n'a plus besoin d'observer les pratiques du culte.
Au-dessus de cet état, il n'y a plus que celui de touhid,
qui est la suprême béatitude, l'identification avec Dieu. L'extase aussi a ses
degrés, qui sont très curieusement décrits par Cheik-Snoussi, affilié à l'ordre
des Khelouatya, visionnaires interprètes des songes. On remarquera les rapprochements étranges qu'on
peut faire entre ces mystiques et les mystiques chrétiens.
Voici ce qu'écrit Cheik-Snoussi : "...
L'adepte jouit ensuite de la manifestation d'autres lumières qui sont pour lui
le plus parfait des talismans.
"Le nombre de ces lumières est de soixante-dix
mille ; il se subdivise en plusieurs séries, et compose les sept degrés
par lesquels on parvient à l'état parfait de l'âme. Le premier de ces degrés
est l'humanité. On y aperçoit dix mille lumières, perceptibles seulement pour
ceux qui peuvent y arriver : leur couleur est terne. Elles s'entremêlent
les unes dans les autres... Pour atteindre le second, il faut que le coeur se
soit sanctifié. Alors en découvre dix mille autres lumières inhérentes à ce
second degré, qui est celui de l'extase passionnée ; leur couleur
est bleu clair... On arrive au troisième degré, qui est l'extase du
coeur. Là on voit l'enfer et ses attributs, ainsi que dix mille autres
lumières dont la couleur est aussi rouge que celle produite par une flamme
pure... Ce point est celui qui
permet de voir les génies et tous leurs attributs, car le coeur peut jouir de
sept états spirituels accessibles seulement à certains affiliés.
"S'élevant ensuite à un autre degré, on voit dix
mille lumières nouvelles, inhérentes à l'état d'extase de l'âme immatérielle.
Ces lumières sont d'un couleur jaune très accentuée. On y aperçoit les âmes des
prophètes et des saints.
"Le cinquième degré est celui de l'extase
mystérieuse. On y contemple les anges et dix mille autres lumières d'un blanc
éclatant.
"Le sixième est celui de l'extase d'obsession. On
y jouit aussi de dix mille autres lumières dont la couleur est celle des
miroirs limpides. Parvenu à ce point, on ressent un délicieux
ravissement d'esprit qui a pris le nom d'el-Khadir et qui est le
principe de la vie spirituelle. Alors
seulement on voit notre prophète Mohammed.
"Enfin, on arrive aux dix mille dernières lumières
cachées en atteignant ce septième degré, qui est la béatitude. Ces lumières
sont vertes et blanches ; mais elles subissent des transformations
successives : ainsi elles passent par la couleur des pierres précieuses
pour prendre ensuite une teinte qui n'a pas de similitude avec une autre, qui
est sans ressemblance, qui n'existe nulle part, mais qui est répandue dans tout
l'univers... Parvenu à cet état, les attributs de Dieu se dévoilent... Il ne
semble plus alors qu'on appartienne à ce monde. Les choses terrestres
disparaissent pour vous."
Ne voilà-t-il pas les sept châteaux du ciel de sainte
Thérèse et les sept couleurs correspondant aux sept degrés de l'extase ?
Pour atteindre cet affolement, voici le procédé spécial employé par les
Khelouatya :
On s'assoit les jambes croisées et on répète pendant un
certain temps : "Il n'y a de dieu qu'Allah", en portant la
bouche alternativement de dessus l'épaule droite, au-devant du coeur, sous le
sein gauche. Ensuite on récite l'invocation qui consiste à articuler les noms
de Dieu, qui implique l'idée de sa grandeur et de sa puissance, en ne citant
que les dix suivants, dans l'ordre où ils se trouvent placés : Lui, Juste,
Vivant, Irrésistible, Donneur par excellence, Pourvoyeur par excellence, Celui
qui ouvre à la vérité les coeurs des hommes endurcis, Unique, Éternel,
Immuable.
Les adeptes, à la suite de chacune des invocations,
doivent réciter cent fois de suite ou même plus certaines oraisons.
Ils se forment en cercle pour faire leurs prières
particulières. Celui qui les récite, en disant Lui, avance la
tête au milieu du rond en l'obliquant à droite, puis il la reporte en arrière,
du cote gauche, vers la partie extérieure. Un seul d'entre eux commence à dire
le mot Lui ; après quoi tous les autres en choeur, en faisant aller
la tête à droite, puis à gauche.
Comparons ces pratiques avec celles des Quadrya.
"S'étant assis, les jambes croisées, ils touchent
l'extrémité du pied droit, puis l'artère principale nommée el-Kias qui
contourne les entrailles ; ils placent la main ouverte, les doigts
écartés, sur le genou, portent la face vers l'épaule droite en disant ha,
puis vers l'épaule gauche en disant hou, puis la baissent en disant hi,
puis recommencent. Il importe, et cela est indispensable, que celui qui les
prononce s'arrête sur le premier de ces noms aussi longtemps que son haleine le
lui permet ; puis, quand il s'est purifié, il appuie de la même manière
sur le nom de Dieu, tant que son âme peut être sujette au reproche ;
ensuite il articule le nom hou quand la personne est disposée à
l'obéissance ; enfin, lorsque l'âme a atteint le degré de perfection
désirable, il peut dire le dernier nom hi."
Ces prières, qui doivent amener l'anéantissement de
l'individualité de l'homme, absorbé dans l'essence de Dieu (c'est-à-dire l'état
à la suite duquel on arrive à la contemplation de Dieu en ses attributs),
s'appellent ouerd-debered.
Mais parmi toutes les confréries algériennes, c'est
assurément celle des Aïssaoua qui attire le plus violemment la curiosité des
étrangers.
On sait les pratiques épouvantables de ces jongleurs
hystériques qui, après s'être entraînés à l'extase en formant une sorte de
chaîne magnétique et en récitant leurs prières, mangent les feuilles épineuses
des cactus, des clous, du verre pilé, des scorpions, des serpents. Souvent ces fous dévorent avec des
convulsions affreuses un mouton vivant, laine, peau, chair sanglante et ne
laissent à terre que quelques os. Ils s'enfoncent des pointes de fer dans les
joues ou dans le ventre ; et on trouve après leur mort, quand on fait leur
autopsie, des objets de toute nature entrés dans les parois de l'estomac.
Eh bien ! on rencontre dans les textes des
Aïssaoua les plus poétiques prières et les plus poétiques enseignements de
toutes les confréries islamiques.
Je cite d'après M. le commandant Rinn quelques phrases
seulement :
"Le prophète dit un jour à
Abou-Dirr-el-R'ifari : Ô Abou-Dirr ! le rire des pauvres est une
adoration ; leurs jeux, la proclamation de la louange de Dieu ; leur
sommeil, l'aumône. "
Le cheik a encore dit :
"Prier et jeûner dans la solitude et n'avoir
aucune compassion dans le coeur, cela s'appelle, dans la bonne voie, de
l'hypocrisie.
"L'amour est le degré le plus complet de la
perfection. Celui qui n'aime pas n'est arrivé à rien dans la perfection. Il y a
quatre sortes d'amour : l'amour par l'intelligence, l'amour par le coeur,
l'amour par l'âme, l'amour mystérieux..."
Qui
donc a jamais défini l'amour d'une manière plus complète, plus subtile et plus
belle ?
On pourrait multiplier à l'infini les citations.
Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appartiennent
aux grands rites orthodoxes musulmans, existe une secte dissidente, celle des
Ibadites ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort curieuses.
Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos possessions
algériennes, dans la partie la plus aride du Sahara, un petit pays, le Mzab,
qu'ils ont rendu fertile par de prodigieux efforts.
On retrouve avec stupéfaction, dans la petite république
de ces puritains de l'Islam, les principes gouvernementaux de la commune
socialiste, en même temps que l'organisation de l'Église presbytérienne en
Écosse. Leur morale est dure, intolérante, inflexible. Ils ont l'horreur
de l'effusion du sang et ne l'admettent que pour la défense de la foi. La moitié des actes de la vie, le
contact accidentel ou volontaire de la main d'une femme, d'un objet humide,
sale ou défendu, sont des fautes graves qui réclament des ablutions
particulières et prolongées.
Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère, les
chants, la musique, le jeu, la danse, toutes les formes du luxe, le tabac, le
café pris dans un établissement public, sont des péchés qui peuvent faire
encourir, si on y persévère, une redoutable excommunication appelée la tebria.
Contrairement à la doctrine de la plupart des
congréganistes musulmans, qui déclarent les pratiques pieuses, les oraisons et
l'exaltation mystique suffisantes pour sauver le fidèle, quels que soient ses
actes, les Ibadites n'admettent le salut éternel de l'homme que par la pureté
de sa vie. Ils poussent à l'excès l'observation des prescriptions du Coran,
traitent en hérétiques les derviches et les fakirs, ne croient pas valable
auprès de Dieu, maître souverainement juste et inflexible, l'intervention des
prophètes ou saints, dont cependant ils vénèrent la mémoire. Ils nient les
inspirés et les illuminés, et ne reconnaissent pas même à l'iman le droit
d'amnistier son semblable, car Dieu seul peut être juge de l'importance des fautes
et de la valeur du repentir. Les Ibadites sont d'ailleurs des schismatiques,
qui appartiennent au plus ancien des schismes de l'Islam, et descendent des
assassins d'Ali, gendre du Prophète.
Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus
d'adhérents semblent être en première ligne, avec les Aïssaoua, ceux des
Tidjanya et des Quadrya, ce dernier fondé par Abd-el-Kader-el-Djinani, le plus
saint homme de l'islam, après Mohammed.
Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous visitons
après celle du Barbier, sont loin d'atteindre l'élégance et la beauté des deux
monuments que nous avons vus d'abord.