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Guy de Maupassant La vie errante IntraText CT - Lecture du Texte |
16 décembre.
La sortie de Kairouan vers Sousse augmente encore
l'impression de tristesse de la ville sainte.
Après
de longs cimetières, vastes champs de pierres, voici des collines d'ordures
faites des détritus de la ville, accumulés depuis des siècles ; puis
recommence la plaine marécageuse, où on marche souvent sur des carapaces de
petites tortues, puis toujours la lande où pâturent des chameaux. Derrière
nous, la ville, les dômes, les mosquées, les minarets se dressent dans cette
solitude morne comme un mirage du désert, puis peu à peu s'éloignent et
disparaissent. Après plusieurs heures de marche, la première halte a lieu près
d'une koubba, dans un massif d'oliviers, nous sommes à Sidi-L'Hanni, et je n'ai
jamais vu le soleil faire d'une coupole blanche une plus étonnante merveille de
couleur. Est-elle blanche ? - Oui, blanche à aveugler ! et pourtant
la lumière se décompose si étrangement sur ce gros oeuf, qu'on y distingue une
féerie de nuances mystérieuses, qui semblent évoquées plutôt qu'apparues,
illusoires plus que réelles, et si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc
de neige qu'elles ne s'y montrent pas tout de suite, mais après l'éblouissement
et la surprise du premier regard. Alors on n'aperçoit plus qu'elles, si
nombreuses, si diverses, si puissantes et presque invisibles pourtant !
Plus on regarde, plus elles s'accentuent. Des ondes d'or coulent sur ces contours,
secrètement éteintes dans un bain lilas léger comme une buée, que traversent
par places des traînées bleuâtres. L'ombre immobile d'une branche est
peut-être grise, peut-être verte, peut-être jaune ? je ne sais pas. Sous
l'abri de la corniche, le mur, plus bas, me semble violet : et je devine
que l'air est mauve autour de ce dôme aveuglant qui me parait à présent presque
rose, oui, presque rose, quand on le contemple trop, quand la fatigue de son
rayonnement mêle tous ces tons si fins et si clairs qu'ils affolent les yeux.
Et l'ombre, l'ombre de cette koubba sur ce sol, de quelle nuance
est-elle ? Qui pourra le savoir, le montrer, le peindre ? Pendant
combien d'années faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée dans ces
colorations insaisissables, si nouvelles pour nos organes instruits à voir
l'atmosphère de l'Europe, ses effets et ses reflets avant de comprendre
celles-ci, de les distinguer et de les exprimer jusqu'à donner à ceux qui
regarderont les toiles où elles seront fixées par un pinceau d'artiste la
complète émotion de la vérité ?
Nous
entrons à présent dans une région moins nue, où l'olivier pousse. A Moureddin,
auprès d'un puits, une superbe fille rit et montre ses dents en nous voyant
passer et, un peu plus loin, nous devançons un élégant bourgeois de Sousse qui
rentre à la ville monté sur son âne et suivi de son nègre qui porte son fusil.
Il vient sans doute de visiter son champ d'oliviers ou sa vigne. Dans le chemin
encaissé entre les arbres c'est un tableautin charmant. L'homme est jeune, vêtu
d'une veste verte et d'un gilet rose en partie cachés sous un burnous de soie
drapant les reins et les épaules. Assis comme une femme sur son âne qui
trottine, il lui tambourine le flanc de ses deux jambes moulées sous des bas
d'une blancheur parfaite, tandis qu'il retient, fixés à ses pieds, on ne sait
comment, deux brodequins vernis qui n'adhèrent point à ses talons.
Et le petit nègre, habillé tout de rouge, court, son
fusil sur l'épaule, avec une belle souplesse sauvage, derrière l'âne de son
maître.
Voici Sousse.
Mais, je l'ai vue, cette ville ! Oui, oui, j'ai eu
cette vision lumineuse autrefois, dans ma toute jeune vie, au collège, quand
j'apprenais les croisades dans l'Histoire de France de Burette.
Oh ! je la connais depuis si longtemps ! Elle est pleine de
Sarrasins, derrière ce long rempart crénelé, si haut, si mince, avec ses tours
de loin en loin, ses portes rondes, et les hommes à turban qui rôdent à son
pied. Oh ! cette muraille, c'est bien celle dessinée dans le livre
à images, si régulière et si propre qu'on la dirait en carton découpé. Que c'est joli, clair et
grisant ! Rien que pour voir Sousse, on devrait faire ce long voyage.
Dieu ! l'amour de muraille qu'il faut suivre jusqu'à la mer, car les
voitures ne peuvent entrer dans les rues étroites et capricieuses de cette cité
des temps passés. Elle va toujours, la muraille, elle va jusqu'au rivage,
pareille et crénelée, armée de ses tours carrées, puis elle fait une courbe,
suit la rive, tourne encore, remonte et continue sa ronde, sans modifier une
fois, pendant quelques mètres seulement, son coquet aspect de rempart sarrasin.
Et sans finir, elle recommence, à la façon d'un chapelet dont chaque grain est
un créneau et chaque dizaine une tourelle, enfermant dans son cercle éblouissant,
comme dans une couronne de papier blanc, la ville serrée dans son étreinte et
qui étage ses maisons de plâtre entre le mur du bas, baigné dans le flot, et le
mur du haut, profilé sur le ciel.
Après avoir parcouru la cité, entremêlement de ruelles
étonnantes, comme il nous reste une heure de jour, nous allons visiter, à dix
minutes des portes, les fouilles que font les officiers sur l'emplacement de la
nécropole d'Hadrumète. On y a découvert de vastes caveaux contenant jusqu'à
vingt sépulcres et gardant des traces de peintures murales. Ces recherches sont
dues aux officiers, qui deviennent, en ces pays, des archéologues acharnés, et
qui rendraient à cette science de très grands services si l'Administration des
beaux-arts n'arrêtait leur zèle par des mesures vexatoires.
En 1860, on a mis au jour, en cette même nécropole, une
très curieuse mosaïque représentant le labyrinthe de Crète, avec le minotaure
au centre et, près de l'entrée, une barque amenant Thésée, Ariane et son fil.
Le bey voulut faire apporter à son musée cette pièce remarquable, qui fut
totalement détruite en route. On a bien voulu m'en offrir une photographie
faite sur un croquis de M. Larmande, dessinateur des Ponts et Chaussées. Il
n'en existe que quatre, exécutées tout récemment. Je ne crois pas qu'une
d'elles ait encore été reproduire. Nous revenons à Sousse au soleil couchant,
pour dîner chez le contrôleur civil de France, un des hommes les mieux
renseignés et les plus intéressants à écouter parler des moeurs et des coutumes
de ce pays.
De son habitation on domine la ville entière, cette
cascade de toits carrés, vernis de chaux, où courent des chats noirs et où se
dresse parfois le fantôme d'un être drapé en des étoffes pâles ou colorées. De
place en place, un grand palmier passe la tête entre les maisons et étale le
bouquet vert de ses branches au-dessus de leur blancheur unie.
Puis, quand la lune se fut levée, cela devint
une écume d'argent roulant à la mer, un rêve prodigieux de poète réalisé,
l'apparition invraisemblable d'une cité fantastique d'où montait une lueur au
ciel.
Puis
nous avons erré fort longtemps par les rues. La baie d'un café maure nous
tente. Nous entrons. Il est plein d'hommes assis ou accroupis, soit par terre,
soit sur les planches garnies de nattes, autour d'un conteur arabe. C'est
un vieux, gras, à l'oeil malin, qui parle avec une mimique si drôle qu'elle
suffirait à amuser. Il raconte une farce, l'histoire d'un imposteur qui voulut
se faire passer pour marabout, mais que l'iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis et suivent le
récit avec une attention ardente, qu'interrompent seuls des éclats de rire.
Puis nous nous remettons à marcher, ne pouvant, par cette nuit éblouissante,
nous décider au sommeil.
Et voilà qu'en une rue étroite je m'arrête devant une
belle maison orientale dont la porte ouverte montre un grand escalier droit,
tout décoré de faïences et éclairé, de haut en bas, par une lumière invisible,
une cendre, une poussière de clarté tombée on ne sait d'où. Sous cette lueur inexprimable,
chaque marche émaillée attend quelqu'un, peut-être un vieux musulman ventru,
mais je crois qu'elle appelle un pied d'amoureux. Jamais je n'ai mieux
deviné, vu, compris, senti l'attente que devant cette porte ouverte et cet
escalier vide où veille une lampe inaperçue. Au-dehors, sur le mur éclairé par la lune, est suspendu un de ces grands
balcons fermés qu'ils appellent une barmakli. Deux ouvertures sombres au
milieu, derrière les riches ferrures contournées des moucharabis. Est-elle
là-dedans qui veille, qui écoute et nous déteste, la Juliette arabe dont le
coeur frémit ? Oui,
peut-être ? Mais son désir tout sensuel n'est point de ceux qui, dans nos
pays à nous, monteraient aux étoiles par des nuits pareilles. Sur cette terre
amollissante et tiède, si captivante que la légende des Lotophages y est née
dans l'île de Djerba, l'air est plus savoureux que partout, le soleil plus
chaud, le jour plus clair, mais le coeur ne sait pas aimer. Les femmes belles
et ardentes, sont ignorantes de nos tendresses. Leur âme simple reste étrangère
aux émotions sentimentales, et leurs baisers, dit-on, n'enfantent point le
rêve.