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Guy de Maupassant La vie errante IntraText CT - Lecture du Texte |
Sortis du port de Cannes à trois heures du matin, nous
avons pu recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent
vers la mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du large est venu, poussant
le yacht couvert de toile vers la côte italienne.
C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc, avec un
imperceptible fil doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc
de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d'août qui jette
des flammes sur l'eau, ont l'air d'ailes de soie argentée déployées dans le
firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en avant, triangles légers
qu'arrondit l'haleine du vent, et la grande misaine est molle, sous la flèche
aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au-dessus du pont, sa pointe éclatante par
le ciel. Tout à l'arrière, la dernière
voile, l'artimon, semble dormir.
Et tout le monde bientôt sommeille sur le pont. C'est
une après-midi d'été, sur la Méditerranée. La dernière brise est tombée. Le
soleil féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuâtre,
sans mouvement et sans frisson, endormie aussi, sous un miroitant duvet de
brume qui semble la sueur de l'eau.
Malgré les tentes que j'ai fait établir pour me mettre
à l'abri, la chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter
sur un divan.
Il fait toujours frais dans l'intérieur. Le bateau est
profond, construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros
temps. On peut vivre, un peu à l'étroit, équipage et passagers, à six ou sept
personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir huit convives
autour de la table du salon.
L'intérieur est en pin du nord verni, avec encadrements
de teck, éclairé par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers,
tous les cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.
Comme c'est bizarre, ce changement, après la clameur de
Paris ! Je n'entends plus rien, mais rien, rien. De quart d'heure en quart d'heure, le matelot qui
s'assoupit a la barre, toussote et crache. La petite pendule suspendue contre
la cloison de bois fait un bruit qui semble formidable dans ce silence du ciel
et de la mer.
Et ce minuscule battement troublant seul l'immense
repos des éléments me donne soudain la surprenante sensation des solitudes
illimitées où les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leurs
surfaces, demeurent imperceptibles dans le silence universel !
Il semble que
quelque chose de ce calme éternel de l'espace descend et se répand sur la mer
immobile, par ce jour étouffant d'été. C'est quelque chose d'accablant,
d'irrésistible, d'endormeur, d'anéantissant comme le contact du vide infini.
Toute la volonté défaille, toute pensée s'arrête, le sommeil s'empare du corps
et de l'âme.
Le soir venait quand je me réveillai. Quelques souffles
de brise crépusculaire, très inespérés d'ailleurs, nous poussèrent encore
jusqu'au soleil couché.
Nous étions assez près des côtes, en face d'une ville,
San Remo, sans espoir de l'atteindre. D'autres villages ou petites cités,
s'étalant au pied de la haute montagne grise, ressemblaient à des tas de linge
blanc mis à sécher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des
Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les sommets dont les crêtes
dessinaient une immense ligne dentelée dans un ciel rose et lilas.
Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des
feux s'allumèrent au ras de l'eau tout le long de la grande côte.
Une bonne odeur
de cuisine sortit de l'intérieur du yacht, se mêlant agréablement à la bonne et
franche odeur de l'air marin.
Lorsque j'eus dîné, je m'étendis sur le pont. Ce jour
tranquille de flottement avait nettoyé mon esprit comme un coup d'éponge sur
une vitre ternie ; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pensée,
des souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus,
observés ou aimés.
Être seul, sur l'eau, et sous le ciel, par une nuit
chaude, rien ne fait ainsi voyager l'esprit et vagabonder l'imagination. Je me
sentais surexcité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respiré de
l'éther ou aimé une femme.
Une petite fraîcheur nocturne mouillait la peau d'un
imperceptible bain de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède
refroidissement de l'air courait sur les membres, entrait dans les poumons,
béatifiait le corps et l'esprit en leur immobilité.
Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui
reçoivent leurs sensations par toute la surface de leur chair autant que par
leurs yeux, leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles ?
C'est une faculté rare et redoutable, peut-être, que
cette excitabilité nerveuse et maladive de l'épiderme et de tous les organes
qui fait une émotion des moindres impressions physiques et qui, suivant les
températures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour, impose des
souffrances, des tristesses et des joies.
Ne pas pouvoir entrer dans une salle de théâtre, parce
que le contact des foules agite inexplicablement l'organisme entier, ne pas
pouvoir pénétrer dans une salle de bal parce que la gaîté banale et le
mouvement tournoyant des valses irritent comme une insulte, se sentir lugubre à
pleurer ou joyeux sans raison suivant la décoration, les tentures et la
décomposition de la lumière dans un logis, et rencontrer quelquefois par des
combinaisons de perceptions, des satisfactions physiques que rien ne peut
révéler aux gens d'organisme grossier, est-ce un bonheur ou un malheur ?
Je l'ignore ; mais, si le système nerveux n'est
pas sensible jusqu'à la douleur ou jusqu'à l'extase, il ne nous communique que
des commotions moyennes, et des satisfactions vulgaires.
Cette brume de la
mer me caressait comme un bonheur. Elle s'étendait sur le ciel, et je regardais
avec délices les étoiles enveloppées d'ouate, un peu pâlies dans le firmament
sombre et blanchâtre. Les côtes avaient disparu derrière cette vapeur qui
flottait sur l'eau et nimbait les astres.
On eût dit qu'une main surnaturelle venait d'empaqueter
le monde, en des nuées fines de coton, pour quelque voyage inconnu.
Et tout à coup, à travers cette ombre neigeuse, une
musique lointaine venue on ne sait d'où passa sur la mer. Je crus qu'un
orchestre aérien errait dans l'étendue pour me donner un concert. Les sons
affaiblis, mais clairs, d'une sonorité charmante, jetaient par la nuit douce un
murmure d'opéra.
Une voix parla
près de moi.
- Tiens, disait un marin, c'est aujourd'hui dimanche et
voilà la musique de San Remo qui joue dans le jardin public.
J'écoutais, tellement surpris que je me croyais le
jouet d'un joli songe. J'écoutai
longtemps, avec un ravissement infini, le chant nocturne envolé à travers
l'espace. Mais voilà qu'au milieu d'un morceau il s'enfla, grandit, parut accourir
vers nous. Ce fut d'un effet si
fantastique et si surprenant que je me dressai pour écouter. Certes, il venait,
plus distinct et plus fort de seconde en seconde. Il venait à moi, mais comment ? Sur quel radeau
fantôme allait-il apparaître ? Il arrivait, si rapide, que, malgré moi, je
regardai dans l'ombre avec des yeux émus ; et tout à coup je fus noyé dans
un souffle chaud et parfumé d'aromates sauvages qui s'épandait comme un flot
plein de la senteur violente des myrtes, des menthes, des citronnelles, des
immortelles, des lentisques, des lavandes, des thyms, brûlés sur la montagne
par le soleil d'été.
C'était le vent de terre qui se levait, chargé des
haleines de la côte et qui emportait ainsi vers le large, en la mêlant à
l'odeur des plantes alpestres, cette harmonie vagabonde.
Je demeurais haletant, si grisé de sensations, que le
trouble de cette ivresse fit délirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si je
respirais de la musique, ou si j'entendais des parfums, ou si je dormais dans
les étoiles.
Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine mer en
s'évaporant par la nuit. La musique alors lentement s'affaiblit, puis se tut,
pendant que le bateau s'éloignait dans les brumes.
Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais comment un
poète moderniste, de l'école dite symboliste, aurait rendu la confuse vibration
nerveuse dont je venais d'être saisi et qui me paraît, en langage clair,
intraduisible. Certes, quelques-uns de ces laborieux exprimeurs de la multiforme
sensibilité artiste s'en seraient tirés à leur honneur, disant en vers
euphoniques, pleins de sonorités intentionnelles, incompréhensibles et
perceptibles cependant, ce mélange inexprimable de sons parfumés, de brume
étoilée et de brise marine, semant de la musique par la nuit.
Un sonnet de leur
grand patron Baudelaire me revint à la mémoire :
La
nature est un temple où de vivants piliers |
Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu'aux moelles ce vers mystérieux :
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. |
Et non seulement ils se répondent dans la nature, mais ils se répondent en nous et se confondent quelquefois
Dans une ténébreuse et profonde unité, |
ainsi que le dit le poète, par des répercussions
d'un organe sur l'autre.
Ce phénomène, d'ailleurs, est connu médicalement. On a
écrit, cette année même, un grand nombre d'articles en le désignant par ces
mots : l'audition colorée. Il a été prouvé que, chez les natures très
nerveuses et très surexcitées, quand un sens reçoit un choc qui l'émeut trop
fortement, l'ébranlement de cette impression se communique, comme une onde, aux
sens voisins qui le traduisent à leur manière. Ainsi, la musique, chez certains êtres, éveille
des visions de couleurs. C'est donc une sorte de contagion de
sensibilité, transformée suivant la fonction normale de chaque appareil
cérébral atteint.
Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet d'Arthur
Rimbaud, qui raconte les nuances des voyelles, vraie déclaration de foi,
adoptée par l'école symboliste.
A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles |
A-t-il tort, a-t-il raison ? Pour le casseur de pierres des
routes, même pour beaucoup de nos grands hommes, ce poète est un fou ou un
fumiste. Pour d'autres, il a découvert et exprimé une absolue vérité, bien que
ces explorateurs d'insaisissables perceptions doivent toujours différer un peu
d'opinion sur les nuances et les images que peuvent évoquer en nous les
vibrations mystérieuses des voyelles ou d'un orchestre.
S'il est reconnu par la science - du jour - que les
notes de musique agissant sur certains organismes font apparaître des colorations,
si sol peut être rouge, fa lilas ou vert, pourquoi ces mêmes sons ne
provoqueraient-ils pas aussi des saveurs dans la bouche et des senteurs dans
l'odorat ? Pourquoi les délicats un peu hystériques ne goûteraient-ils pas
toutes choses avec tous leurs sens en même temps, et pourquoi aussi les
symbolistes ne révéleraient-ils point des sensibilités délicieuses aux êtres de
leur race, poètes incurables et privilégiés ? C'est là une simple question
de pathologie artistique bien plus que de véritable esthétique.
Ne se peut-il en effet que quelques-uns de ces
écrivains intéressants, névropathes par entraînement, soient arrivés à une
telle excitabilité que chaque impression reçue produise en eux une sorte de
concert de toutes les facultés perceptrices ?
Et n'est-ce pas bien cela qu'exprime leur bizarre
poésie de sons qui, tout en ayant l'air inintelligible, essaie de chanter en
effet la gamme entière des sensations et de noter par les voisinages des mots,
bien plus que par leur accord rationnel et leur signification connue,
d'intraduisibles sens, qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux ?
Car les artistes sont à bout de ressources, à court
d'inédit, d'inconnu, d'émotion, d'images, de tout. On a cueilli depuis
l'antiquité toutes les fleurs de leur champ.
Et voilà que, dans leur impuissance, ils sentent
confusément qu'il pourrait y avoir peut-être pour l'homme un élargissement de
l'âme et de la sensation. Mais l'intelligence a cinq barrières entrouvertes et
cadenassées qu'on appelle les cinq sens, et ce sont ces cinq barrières que les
hommes épris d'art nouveau secouent aujourd'hui de toute leur force.
L'Intelligence, aveugle et laborieuse inconnue,
ne peut rien savoir, rien comprendre, rien découvrir que par les sens. Ils sont ses uniques pourvoyeurs,
les seuls intermédiaires entre l'Universelle Nature et Elle. Elle ne travaille
que sur les renseignements fournis par eux, et ils ne peuvent eux-mêmes les
recueillir que suivant leurs qualités, leur sensibilité, leur force et leur
finesse. La valeur de la pensée dépend donc évidemment d'une façon
directe de la valeur des organes, et son étendue est limitée par leur nombre.
M. Taine, d'ailleurs, a magistralement traité et
développé cette idée.
Les sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils
nous révèlent, en les interprétant, quelques propriétés de la matière
environnante qui peut, qui doit recéler un nombre illimité d'autres phénomènes
que nous sommes incapables de percevoir.
Supposons que l'homme ait été créé sans oreilles ;
il vivrait tout de même à peu près de la même façon, mais pour lui, l'Univers
serait muet ; il n'aurait aucun soupçon du bruit et de la musique, qui
sont des vibrations transformées.
Mais
s'il avait reçu en don d'autres organes, puissants et délicats, doués aussi de
cette propriété de métamorphoser en perceptions nerveuses les actions et les
attributs de tout l'inexploré qui nous entoure, combien plus varié serait le
domaine de notre savoir et de nos émotions !
C'est en ce domaine impénétrable que chaque
artiste essaie d'entrer, en tourmentant, en violentant, en épuisant le
mécanisme de sa pensée. Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire,
Balzac, Byron, vagagabond, à la recherche de la mort, inconsolable du malheur
d'être un grand poète, Musset, Jules de Goncourt et tant d'autres, n'ont-ils
pas été brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle qui
emprisonne l'intelligence humaine ?
Oui,
nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste. C'est
l'oreille qui engendre le musicien, l'oeil qui fait naître le peintre. Tous
concourent aux sensations du poète. Chez le romancier, la vision, en général,
domine. Elle domine tellement qu'il devient facile de reconnaître, à la lecture
de toute oeuvre travaillée et sincère, les qualités et les propriétés physiques
du regard de l'auteur. Le
grossissement du détail, son importance ou sa minutie, son empiètement sur le
plan et sa nature spéciale indiquent d'une façon certaine tous les degrés et
les différences des myopies. La coordination de l'ensemble, la proportion des
lignes et des perspectives préférées à l'observation menue, l'oubli même des
petits renseignements qui sont souvent les caractéristiques d'une personne ou
d'un milieu, ne dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu, mais lâche, d'un
presbyte ?