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Guy de Maupassant
La vie errante

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13 décembre.    


    Nous passons d'abord au milieu des vignes de la Société franco-africaine, puis nous atteignons des plaines démesurées où errent, par tout l'horizon, ces apparitions inoubliables faites d'un chameau, d'une charrue et d'un Arabe. Puis le sol devient aride, et devant nous j'aperçois, avec la jumelle, un grand désert de pierres énormes, debout, dans tous les sens, à droite, à gauche, à perte de vue. En approchant, on reconnaît des dolmens. C'est là une nécropole de proportions inimaginables, car elle couvre quarante hectares ! Chaque tombeau est composé de quatre pierres plates. Trois debout forment le fond et les deux côtés, une autre, posée dessus, sert de toit. Pendant longtemps, toutes les fouilles faites par le régisseur de l'Enfida pour découvrir des caveaux sous ces monuments mégalithiques sont demeurées inutiles. Il y a dix-huit mois ou deux ans, M. Hamy, conservateur du Musée d'ethnographie de Paris, après beaucoup de recherches, parvint à découvrir l'entrée de ces tombes souterraines, cachée avec beaucoup d'adresse sous un lit de roches épaisses. Il a trouvé dedans quelques ossements et des vases de terre révélant des sépultures berbères. D'un autre côté, M. Mangiavacchi, régisseur de l'Enfida, a indiqué, non loin de là, les traces presque disparues d'une vaste cité berbère. Quelle pouvait être cette ville qui a couvert de ses morts une étendue de quarante hectares ?
    Chez les Orientaux, d'ailleurs, on est frappé sans cesse par la place abandonnée aux ancêtres dans ce monde. Les cimetières sont immenses, innombrables. On en rencontre partout. Les tombes dans la ville du Caire tiennent plus de place que les maisons. Chez nous, au contraire, la terre coûte cher et les disparus ne comptent plus. On les empile, on les entasse l'un contre l'autre, l'un sur l'autre, l'un dans l'autre, en un petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre quatre murs. Les dalles de marbre et les croix de bois couvrent des générations enfouies là depuis des siècles. C'est un fumier de morts à la porte des villes. On leur donne tout juste le temps de perdre leur forme dans la terre engraissée déjà par la pourriture humaine, le temps de mêler encore leur chair décomposée à cette argile cadavérique ; puis, comme d'autres arrivent sans cesse, et qu'on cultive dans les champs voisins des plantes potagères pour les vivants, on fouille à coups de pioche ce sol mangeur d'hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes, bras, jambes, côtes, de mâles, de femelles et d'enfants, oubliés et confondus ensemble ; on les jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on offre aux morts récents, aux morts dont on sait encore le nom, la place volée aux autres que personne ne connaît plus, que le néant a repris tout entiers ; car il faut être économe dans les sociétés civilisées.
    En sortant de ce cimetière antique et démesuré, nous apercevons une maison blanche. C'est El-Menzel, l'intendance sud de l'Enfida, où finit notre étape.
    Comme nous étions restés longtemps à causer après dîner, l'idée nous vint de sortir quelques minutes avant de nous mettre au lit. Un clair de lune magnifique éclairait la steppe et, glissant entre les écailles de cactus énormes poussés à quelques mètres devant nous, leur donnait l'aspect surnaturel d'un troupeau de bêtes infernales éclatant tout à coup et jetant en l'air, en tous sens, les plaques rondes de leurs corps affreux.
    Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit lointain, continu, puissant, nous frappa. C'étaient des voix innombrables, aiguës ou graves, de tous les timbres imaginables, des sifflements, des cris, des appels, la rumeur inconnue et terrifiante d'une foule affolée, d'une foule innommable, irréelle, qui devait se battre quelque part, on ne savait où, dans le ciel ou sur la terre. Tendant l'oreille vers tous les points de l'horizon, nous finîmes par découvrir que cette clameur venait du sud. Alors quelqu'un s'écria :
    - Mais ce sont les oiseaux du lac Triton
    Nous devions, en effet, le lendemain, passer à côté de ce lac, appelé par les Arabes El-Kelbia (la chienne), d'une superficie de dix mille à treize mille hectares, dont certains géographes modernes font l'ancienne mer intérieure d'Afrique, qu'on avait placée jusqu'ici dans les chotts Fedjedj, R'arsa et Melr'ir.
    C'était bien, en effet, le peuple piaillard des oiseaux d'eau, campé, comme une armée de tribus diverses, sur les bords du lac, éloigné cependant de seize kilomètres, qui faisait dans la nuit ce grand vacarme confus, car ils sont là des milliers, de toute race, de toute forme, de toute plume, depuis le canard au nez plat, jusqu'à la cigogne au long bec. Il y a des armées de flamants et de grues, des flottes de macreuses et de goélands, des régiments de grèbes, de pluviers, de bécassines, de mouettes. Et sous les doux clairs de lune, toutes ces bêtes, égayées par la belle nuit, loin de l'homme, qui n'a point de demeure près de leur grand royaume liquide, s'agitent, poussent leurs cris, causent sans doute en leur langue d'oiseaux, emplissent le ciel lumineux de leurs voix perçantes, auxquelles répondent seulement l'aboiement lointain des chiens arabes ou le jappement des chacals.




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