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Guy de Maupassant
La trahison de la comtesse de Rhune

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SCÈNE III



LES MÊMES, LA COMTESSE et SUZANNE D'ÉGLOU

LA COMTESSE


Messieurs, je vous salue, ayant voulu moi-même
Voir tous les défenseurs demeurés avec moi ;
Car le comte est parti joindre le camp du Roi.
Nous restons seuls avec quatre-vingts hommes d'armes ;
Mais votre grand courage empêche mes alarmes.

Elle s'assied sur un fauteuil que lui présente Kersac. Suzanne d'Eglou s'appuie au dossier.

Que faites-vous ici du matin jusqu'au soir ?
Vous maniez les dés, vous jouez blanc ou noir ?

YVES DE BOISROSÉ


Non, madame, nos mains sont souvent occupées
A manier les pieux et les lourdes épées,
Pour n'être point trop gros quand Monseigneur le Roi
Nous enverra là-bas, où l'on meurt. Et, ma foi,
Pour notre noble maître et pour notre maîtresse,
Après avoir fendu quelque face traîtresse

D'Anglais, j'irais au ciel sans grand chagrin.

 


LA COMTESSE, souriant.

 

 Merci.


Après un instant d'hésitation.

Vous, monsieur de Kersac, aimeriez-vous aussi

Mourir en combattant les Anglais ?

 


PIERRE DE KERSAC

 

 Oui, madame.

 

LA COMTESSE

 

Vous, Luc de Kerlevan ?

 


LUC DE KERLEVAN

 

 Certes, je n'ai qu'une âme,

Mais je la donnerais pour n'en plus voir un seul ;
Et, lorsque je serai roulé dans mon linceul,
S'il en vient par hasard à passer sur ma tombe,
Mes os tressailliront d'une douleur profonde.

LA COMTESSE


Vous êtes brave, exempt de toute trahison ;

Le comte me l'a dit, monsieur.

 


LUC DE KERLEVAN

 

 Il eut raison.

 

LA COMTESSE, à Valderose.


Et vous, aimeriez-vous une mort renommée ?

JACQUES DE VALDEROSE


Moi, je voudrais mourir pour une femme aimée.

LA COMTESSE, riant.


Vraiment ! vous n'avez point trop de barbe au menton,
Vous êtes jeune encor pour parler sur ce ton.
Vous, Lournye ? écoutons un peu messieurs les pages.

LUC DE KERLEVAN


Chaque vie est un livre. Il faut qu'à toutes pages
On écrive des faits. Je voudrais que pour moi
On pût lire : « Il mourut fidèle dans sa foi
Qu'il donna sans retour à sa première amie,
D'honneur intact, n'ayant laissé nulle infamie. »

LA COMTESSE


Très bien. Ainsi, l'Amour vous occupe à ce point !
Vous en parlez sans gêne et ne vous doutez point

De ce que c'est.

 


JACQUES DE VALDEROSE

 

 Ah ! si, je crois bien le comprendre.

 

ÉTIENNE DE LOURNYE

 

Moi, j'en suis sûr.

 


LA COMTESSE, riant.

 

 Messieurs, vous avez le cœur tendre,

Et vous êtes charmants. Pour m'amuser un peu,
Parlez-moi de l'Amour, mais surtout avec feu.

ÉTIENNE DE LOURNYE


N'avoir qu'un être à deux, qu'un cœur et qu'une vie,
Qu'une faim, qu'une soif, qu'un besoin, qu'une envie,
Être ensemble, mêlés l'un à l'autre, et chacun
Différent. Se savoir deux et ne faire qu'un.
Sentir son âme en vous, que la vôtre vous quitte
Dans ces profonds regards d'amour où l'âme habite ;
Haleter sous l'ardent bonheur qui vous emplit ;
Ne plus penser, et vivre en un immense oubli
De tout, l'un prés de l'autre, émus et pleins de fièvres ;
Et se tenir les mains et se baiser les lèvres ;
Et sourire toujours et ne parler jamais.
Ah ! je deviendrais fou, madame, si j'aimais.

LA COMTESSE


C'est fort bien dit. Parlez, maintenant, Valderose.

Comment aimeriez-vous ?

 


JACQUES DE VALDEROSE

 

 Oh ! moi, c'est autre chose.

J'aurais plus de désirs et plus de passion,
Et toutes les ardeurs de la possession.
Je voudrais être maître en même temps qu'esclave.
Je voudrais un rival, un mari, qu'il fût brave,
Noble et riche, afin d'être à quelqu'un préféré :
D'être le seul aimé, le seul choisi, sacré
Roi par la femme ainsi qu'un prince par le pape.
Alors, ne possédant que l'épée et la cape,
J'aurais plus de triomphe et de richesse au cœur
Que n'en trame à sa suite un conquérant vainqueur.
Car j'aurais tout, son œil, ses cheveux et sa bouche,
Et son geste, et sa voix, et son âme farouche.
Je l'envelopperais de longs baisers très doux
Comme d'un voile, et les anges seraient jaloux.
Puis, à l'heuredescend la nuit sombre,
Dieu même m'envierait quelquefois dans son bonheur suprême.

LA COMTESSE, se lève et, allant lentement vers la porte.


Enfants, vous vous trompez : ce n'est point tout cela.

Elle revient tout à coup riant.

Vous, monsieur de Kersac ?

 


PIERRE DE KERSAC

 

 Oh ! le cœur que voilà,

Madame, a maintenant trop porté la cuirasse ;
Il est mort là-dessous ; quoiqu'il garde la trace,
Comme une cicatrice au front d'un trépassé,
D'un amour douloureux qui l'a jadis blessé.

LA COMTESSE

 

Tiens, dites-moi cela ?

 


PIERRE DE KERSAC

 

 Toujours la même histoire :

J'aimais, je fus payé d'une trahison noire.
La femme qui m'avait tout son amour promis
Prit un amant parmi nos pires ennemis,
Puis l'épousa, s'étant de cœur prostituée.
Mais moi, lorsque je sus cela, je l'ai tuée.

LA COMTESSE, avec indignation

 

C'est infâme.

 


PIERRE DE KERSAC, avec hauteur.

 

 Aujourd'hui je le ferais encor,

Certes, car on est moins méprisable étant mort.
Une tombe vaut mieux qu'une vie infidèle,
Et l'honneur est plus grand qu'une femme n'est belle.

LA COMTESSE


Peut-être sont-ce là de nobles sentiments,
Mais qui conviennent mieux aux maris qu'aux amants.

Vous, Boisrosé ?

 


YVES DE BOISROSÉ, embarrassé et se grattant le nez.

 

 Ma foi... Je ne sais trop... madame,

C'est... comme un petit doigt... qui vous chatouille l'âme
Et la lèvre... et vous rend aussi gai qu'un pinson,
Ou bien vous met au corps un drôle de frisson,
Qui fait qu'on ne dort plus la nuit, et qu'on peut vivre
Sans manger, qu'on devient jaune comme du cuivre,
Qu'on a des maux de tête et des maux d'estomac,
Comme aux balancements des flots ou d'un hamac.
Mais j'ai trouvé remède à guérir cette fièvre,
C'est de boire au matin un grand coup de genièvre,
Sans quoi l'on deviendrait maigre comme un compas.

LA COMTESSE

 

Vous, Luc de Kerlevan ?

 


LUC DE KERLEVAN

 

 Oh ! moi, je ne sais pas.

 

 




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