George Sand a eu, toute sa
vie, à combattre le préjugé ; et il est curieux de suivre dans ses lettres
ses luttes continuelles contre ses plus fidèles amis, qui ne pouvaient
s'accoutumer aux allures libres, à la large indépendance d'esprit et de mœurs, de
cette femme en qui la nature s'était trompée.
Que la société, cette portière à cancans, que les gens
du monde, ces « sépulcres blanchis », aient fait un crime à cette
révoltée de ses allures cavalières et de son profond mépris de l'opinion, on le
comprend ; mais il est curieux que les hommes d'esprit eux-mêmes aient
presque tous montré cette étroitesse, ces crises de sainte prud'homie.
L'homme, en jugeant la femme, n'est jamais juste ;
il la considère toujours comme une sorte de propriété réservée au mâle, qui
conserve le droit absolu de la gouverner, moraliser, séquestrer à sa
guise ; et une femme indépendante l'exaspère comme un socialiste peut
exaspérer un roi.
« L'opinion, dit George Sand, c'est, d'un côté,
l'intolérance des femmes laides, froides ou lâches ; de l'autre, c'est la
censure railleuse ou insultante des hommes qui ne veulent plus de femmes
dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours
des femmes fidèles. Or, il n'est pas facile que la femme soit philosophe et
chaste à la fois...
« L'opinion, c'est la règle des gens sans âme et
sans vertu... L'opinion que je respecte, c'est celle de mes amis. »
Dans une fort belle lettre à sa mère,
elle dit : " Vous, ma chère maman, vous avez
souffert de l'intolérant
des fausses vertus des gens à grands
principes... »
Et d'autre part :
« Mon esprit antisocial et ma mépris pour tout ce que la plupart
des homme respectent. »
Et on trouve,
en effet, dans toute la correspondant de cette femme une série d'axiomes philosophiques d'une surprenante largeur, d'une vérité inflexible et d'une tranquille sérénité dont on pourrait faire un Manuel des rapports sociaux.
Peu d'êtres assurément ont eu un plus vif sentiment de la liberté, un plus profond respect
de la nature des autres et une
plus complète tolérance
pour les défauts ou plutôt pour les divergences de tempérament
de ses amis. Elle établit des principes
d'amitié et de camaraderie avec une
sagesse rare et souriante.
Elle dit :
« J'accepte tous les caractères, tels qu'ils sont,
parce que je ne crois
guère qu'il soit au pouvoir de l'homme de refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le sanguin ou le bilieux sur
le lymphatique. Je crois que notre manière
d'être dans l'habitude de la vie tient essentiellement à notre organisation
physique, et je ne ferai un crime à personne d'être semblable à moi ou
différent de moi. Ce dont je m'occupe,
c'est du fond des pensées
et des sentiments sérieux...
« Mon Dieu ! quelle
rage avons-nous donc ici-bas nous tourmenter
mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner sans pitié tout qui n'est pas taillé sur notre patron ?... »
Et toujours
reparaît son invincible besoin
d'indépendance. « Être
toute seule dans la rue et me dire à moi-même :
Je dînerai à quatre heures
ou à sept
heures, suivant mon bon plaisir. Je passerai par le Luxembourg pour
aller aux Tuileries, au
lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel est mon caprice... »
Or, l'innombrable armée des Prudhommes moralisants pardonne volontiers les fautes couvertes, les péchés que lave l'eau bénite ;
mais qu'une femme, une simple femme, leur ose dire : « Je dînerai à quatre
heures ou à sept heures
suivant mon bon plaisir... » ils s'écrieront :
« Miséricorde ! quelle déréglée ! »
Avec cette nature, il n'est pas
étonnant que la vie conjugale lui ait été bientôt insupportable. Son mari avait, sans doute, l'instinct dominateur de tous les hommes ; elle avait,
de son côté, l'instinct de révolte de tous les forts, et l'existence commune leur devint impossible. Un peu nonchalante jusque-là, elle ne semble pas avoir
songé à quitter le baron Dudevant, jusqu'au jour où elle découvrit
dans un tiroir un testament
de lui, destiné à n'être ouvert
qu'après sa mort. Comme elle était
femme, elle l'ouvrit tout
de suite, et y trouva un vrai réquisitoire à son endroit. Sa
résolution fut prise en un
instant. Ils se séparèrent à l'amiable, et elle vint à Paris avec une
rente de trois mille francs.
Trois mille francs, c'était bien peu. Elle songea aux
moyens d'augmenter ses revenus, et c'est alors que la pensée d'écrire la
saisit. « Je m'embarque, dit-elle, sur la mer orageuse de la littérature. Il faut
vivre. »
Voici une
des plus curieuses observations à
faire sur ce
remarquable écrivain, c'est qu'il ne
fut pas travaillé dès l'enfance, comme tous les grands artistes, par l'impérieux besoin de traduire ses pensées, ses
visions, ses sensations, ses
rêves. Jamais elle n'a ce frisson
d'art, :l'émotion du sujet trouvé, de la scène qui se dessine, d'ivresse
de la création, le bonheur de l'enfantement. La joie profonde de la page
écrite, et qu'on croit toujours parfaite, dans cette griserie du travail, ne
met jamais du feu dans ses veines et un peu de folie dans sa tête. Elle ne pense
toujours qu'à l'argent dont elle a besoin, et ne .désire pas même de gros
bénéfices, un modeste salaire lui suffit - de quoi vivre aisément. Elle
accomplit ce métier superbe de pondeur d'idées, comme un menuisier fait des
tables, avec la pensée constante de l'argent gagné. Et nous trouvons là, en face de son large
besoin d'indépendance, un vif instinct de ménagère, un côté pot-au-feu très marqué.
Elle est bonne maman, dans le sens commun
du mot. Elle n'a pas, enfin, la grandeur qu'on voudrait en cette femme
émancipée et si supérieure.
Elle dit, en vingt endroits
différents de ses lettres :
« Je songe donc uniquement à augmenter mon bien par quelques profits. Comme je n'ai
nulle ambition d'être connue
je ne le serai point... » - Et, un peu
plus tard :
« Et puis, voyez l'étrange chose, la littérature devient une passion... Vous
vous trompez pourtant si vous croyez que l'amour de la gloire me possède. J'ai
le désir de gagner quelque argent. »
« J'ai au moins le bonheur d'être tout à fait
étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »
C'est donc la nécessité seule qui l'a faite artiste, et
non l'éclosion normale du talent qui perce et grandit, malgré tous les
obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.
Mais c'est peut-être seulement dans
son sexe qu'il faut chercher la cause de cette indifférence pour l'art
lui-même. De toutes les passions, l'amour de l'art pour l'art est assurément
la plus désintéressée. A côté
du désir très légitime de gagner de l'argent, à côté
du besoin tout naturel de renommée, l'artiste aime et doit
aimer frénétiquement ce qu'il enfante. Aux heures
de production, il ne songe ni à l'or ni à la gloire, mais à l'excellence de son
œuvre. Il frémit aux trouvailles qu'il fait, s'exalte, comme hors de lui-même,
devenu une sorte de machine intellectuelle à produire le beau, et il aime son
ouvrage uniquement parce qu'il le croit bien.
Or il est à remarquer que dans ses lettres George Sand
oppose souvent l'idée de l'argent à l'idée de gloire, mais jamais à l'idée d'art.
Il est en outre une
observation constante à
faire chez toutes les femmes, c'est
qu'elles sont obstinément fermées à tout sentiment qui ne les intéresse pas directement.
Jamais elles
ne peuvent être juge impartial d'une chose ou d'une idée, se soustraire à leurs tendances,
à leurs affections, à leurs sympathies ou à leurs
antipathies, pour apprécier quoi que
ce soit
avec une complète indifférence. Une chose leur plaît ou
ne leur plaît
pas, les séduit ou les repousse ; mais toujours leur personnalité
persiste invinciblement, et
jamais elles ne pourront sortir
d'elles-mêmes pour déclarer
beau ce qui choque leur nature ou même ce qui ne
s'adresse en rien à leur personne,
à leurs croyances,
ou à leurs
intimes sentiments.
L'au-delà d'elles-mêmes leur est étranger.
Elles sont, en un mot, passionnelles, inconsciemment mais constamment personnelles, enfermées en elles-mêmes, condamnées à elles-mêmes.
Eh bien, dans
ces cent quarante lettres de George Sand, jamais on
ne trouve une ligne qui ne
se rapporte à des choses personnelles. Jamais d'envolement dans les ides pures, jamais de réflexions étrangères à elle
ou à ses
amis ;
jamais elle n'est sortie d'elle-même une minute, pour devenir un
simple esprit qui voit, rêve,
raisonne et parle, sans croyances préconçues et
sentiments intéressés.
Elle ne semble même pas avoir connu cette
sensation singulière et puissante de cesser d'être soi pour devenir ce qu'on écrit,
pour revivre dans un personnage rêvé. Et quand, épuisée de fatigue après un
jour de travail, elle s'adresse à ses amis, elle se plaint presque :
« J'attendrai pour cela un jour où j'aurai de l'âme, un jour où je serai
Othello. Pour aujourd'hui je suis chien...
J'ai mis tout ce que j'avais
de cœur et d'énergie sur des feuilles de papier Weyneu ; mon âme
est sous presse, mes facultés
sont dans la main du prote. Infâme métier ! Les jours où je le fais,
il ne me reste plus rien le soir. »
Une femme, la passion toujours la
domine et lui fait proclamer parfois de singulières choses : « Il est
bien vrai que le roi Louis-Philippe est l'ennemi de l'humanité »,
dit-elle. Le roi d'Yvetot ne l'était-il pas autant ? Elle écrit à son
fils : « Mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux
conséquences des liaisons avec les aristocrates. » Elle écrit à la
comtesse d'Agoult (Daniel Stern) : « Il faut que vous soyez, en
effet ; bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes
comtesse. » Voilà la
femme avec ses petitesses
et ses préjugés.
Puis, soudain,
un de ses amis se mariant :
« Vous vous mariez, mon bon camarade. Le bien et le mal n'existant pas par eux-mêmes, et le bonheur, comme le malheur, étant dans l'idée
qu'on s'en fait, vous vous croyez
content, donc vous l'êtes. »
Voilà l'esprit large et
libre.
Elle écrit à un autre ami : « Le mariage est
un état si contraire à toute espèce d'union et de bonheur, que j'ai peur avec
raison. »
Et à un autre, qui était saint-simonien :
« Un jour, vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti
politique, à aucun système social. »
Mais ces élans d'indépendance ne durent guère, et
toujours on la sent combattue, tiraillée entre les besoins de liberté de son
intelligence et les besoins de foi de la femme, foi en quelque chose, en
quelqu'un, foi dans la religion ou dans la Révolution.
Et, comme tous les grands esprits, toujours aussi on la
voit découragée, écœurée, révoltée, blessée par l'égoïsme, l'étroitesse,
l'intolérance et l'éternelle bêtise des hommes. « Voyez-vous, dit-elle souvent, l'espèce humaine est mon ennemie. »
13 mai 1882
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