Texte
Une vieille maison
de toiles et de blanc bien connue à Rouen, la maison Renard et Carrière, a eu,
un jour, l’ingénieuse idée de faire revivre, dans une vitrine de son étalage,
rue de la République, l’ancienne industrie du tissage à la main, jadis si
florissante en Haute-Normandie. Dans un cadre campagnard et pittoresque, avec
son « vaisselier » garni d’assiettes fleuries, son horloge normande, ses murs
en bauge, où se détachent quelques gravures populaires, le métier à tisser avec
ses lames et son ensouple évoque une industrie rurale
dont les développements furent des plus intéressants.
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Le métier exposé sert au tissage des fils de lin, mais le
tissage à la main se répandit surtout dans les campagnes et dans le Pays de
Caux, quand le négociant Delarue - auquel Pierre Giffard voulait qu’on élevât
une statue en or - eut fait filer 40 balles de coton, avec une chaîne de soie,
bientôt remplacée par une chaîne de lin. Ne fut-il pas aussi l’inventeur de ces
« siamoises » qui furent les premières rouenneries, répandues bientôt dans le
monde entier, les Flandres, la Hollande, l’Espagne et ses colonies, nos
Antilles françaises, sans compter les traitants de la côte d’Afrique. En 1787,
la fabrique des toiles et des cotonnades de la Généralité était estimée à
500.000 pièces, valant par année de 45 à 50 millions de livres. Rouen qui possédait, en
1714, 1.581 métiers de siamoises, de fichus, de mouchoirs fil et coton, en
possédait 3.495 en 1722.
Débordés par les commandes venues de toutes parts, c’est alors que l’industrie
dut recourir, pour le filage et le tissage, à la main-d’oeuvre campagnarde.
Mais ce ne fut pas sans mal, sans une lutte incessante. Les propriétaires
campagnards, les fabricants des villes ne voyaient pas d’un bon oeil les
villages ruraux se dégarnir de laboureurs, de journaliers et de domestiques. «
On ne trouvait plus d’ouvriers pour réparer les granges, plus de vachers ou de
bergers », si bien que les fermes étaient « désertes de bestiaux ». Par tous
les moyens possibles, le Parlement protesta contre cet abandon de la terre par
les ouvriers agricoles. Il alla même jusqu’à proposer « de faire défense dans
la campagne de carder et de filer aucuns cotons, même de fabriquer aucunes
étoffes ». Par contre, l’administration soutint les fabricants et les ouvriers
agricoles et s’opposa aux mesures trop draconiennes proposées par le Parlement,
trouvant qu’il y avait intérêt à diminuer les prix de revient des objets
fabriqués et à garder les bras nécessaires pour assurer la moisson.
Tous ces artisans campagnards, vers 1780, au beau temps de l’industrie textile,
étaient surtout des fileurs et des fileuses au rouet, et leur nombre dépassait
de beaucoup celui des tisserands. Des 188.217 personnes rémunérées par la
toilerie aux environs de Rouen, presque toutes étaient occupées à filer,
surtout les femmes, les enfants, les infirmes qui n’avaient point besoin
d‘apprentissage pour exercer ce métier. Les tisserands étaient donc moins
nombreux et formaient un peu l’aristocratie du métier, mais ils étaient partout
répandus dans tout le Pays de Caux. Arthur Young, à la veille de la Révolution,
écrivait : « Tout le plateau, depuis Rouen,
est un district plutôt manufacturier qu’agricole. Dans les ressources de ses
habitants, la ferme vient après la fabrique. » Bientôt toute cette belle
fabrique normande fut très menacée, à la suite du traité de commerce avec l’Angleterre
en 1786, qui inonda le marché des étoffes de coton fabriquées à la machine,
avec les tissages mécaniques créés par Hargreaves et surtout par Artwight, en
1760. Il fallut que l’antique rouet cédât devant la jenny d’Hargreaves et
devant les machines créées par ce Brisout de Barneville, dont le nom a été
donné à une rue de Rouen. Ce fut l’emploi de cet outillage nouveau, encouragé
par Alexandre de Fontenay en 1786, par Pouchet, par Lemaître à Lillebonne, en
1802, qui détermina la concentration dans les usines de la filature,
jusqu’alors dispersée dans les campagnes.
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La disparition de la filature du coton à domicile, remplacée
par le machinisme, venu de chez nos bons amis les Anglais, n’entraîna pas
immédiatement la disparition du tissage à la main. Tout au contraire. La production des filés
ayant augmenté, le tissage à la main augmenta en proportion. Les étoffes, par
suite, devinrent plus belles et surtout plus variées. On en vint à imiter les
tissus des Indes, à perfectionner le calicot, le madapolam. Yvetot, capitale du
pays de Caux et les lieux circonvoisins, Autretot, Veauville-les-Baons, Bolbec,
connurent alors une ère de prospérité extraordinaire.
Mais elle ne se maintint pas toujours, et, au cours du dix-neuvième siècle, le
tissage à la main, dans les campagnes normandes, eut à subir bien des
alternatives et des crises. La paix d’Amiens, en 1802, avait ramené l’activité
et maintenu les salaires. La reprise des hostilités contre l’Angleterre, le
blocus du Havre, interdirent l’arrivée des cotons en Normandie, en même temps
qu’ils privaient notre industrie textile de ses débouchés aux Antilles,
où se vendaient aux noirs tant de siamoises et de beaux madras. L’exportation
des toiles bleues et des guinées, des gingats sur la côte d’Afrique, si active
avant la Révolution, subit aussi le même sort.
Pendant toute la durée de l’Empire, la production redevint considérable, même
réduite au marché français, à cause du Blocus continental, interdisant presque
partout en Europe les produits anglais : tout au plus si les innombrables
guerres raréfièrent la main-d’oeuvre et dut-on, pour remplacer les solides gars
cauchois enrégimentés dans les armées napoléoniennes, employer les femmes et
les enfants, qu’on se disputait alors à coups de salaires. En 1814, dit Sion,
dans sa belle étude Les paysans de la Normandie orientale, les
salaires des tisserands montèrent à cinq francs par jour. Il y eut alors une
poussée formidable. Tous les paysans apprirent à tisser. Comme autrefois, lors
de la prospérité du filage, on ne trouvait plus de charpentiers, de maçons, de
couvreurs. Les populations côtières, du côté de Saint-Valery et de Fécamp, se
mirent à tisser. L’entraînement était si grand qu’on dut recourir à la
main-d’oeuvre des tisserands de l’Artois et du Cambrésis, où toutes les
semaines, des rouliers allaient porter les chaînes, les tissures et… les
salaires. Eugène Noël, le charmant écrivain rouennais, dans son Rouen,
Rouennais et Rouenneries, a raconté un voyage qu’il fit tout enfant, dans
une de ces voitures, se rendant aux environs de Dieppe. D’autres convois
allaient jusqu’à Péronne et Amiens.
A un moment, en 1828, le préfet de la Seine-Inférieure,
le baron de Vanssay, craignit même que toute la main-d’oeuvre de l’industrie
textile abandonnât la Seine-Inférieure, pour refluer vers le Nord. L’industrie
lainière suivit alors la même progression et, malgré l’introduction de la
machine, les tisserands à la main, dont on peut encore voir l’antique métier
représenté sur les beaux vitraux de la pauvre église Saint-Etienne d’Elbeuf, se
répandirent encore aux environs d’Elbeuf, de Louviers, de Darnétal.
Pendant une longue période, le tissage à la main, industrie familiale,
s’étendit de plus en plus dans la campagne normande, mais eut à subir quelques
crises, de 1830 à 1832, au moment de l’épidémie de choléra qui raréfia la
main-d’oeuvre, surtout dans les villes ouvrières, en 1839, en 1842 et aux
approches de la Révolution, et des émeutes de Rouen, de 1842 à 1849.
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A quel nombre, pendant ces moments de prospérité, s’éleva le
chiffre des tisserands ? C’est
une question assez difficile à résoudre, parce qu’on confond généralement, dans
les statistiques, tous les ouvriers du coton, les fileurs et les tisserands.
A la fin de 1833, P. S. Lelong, dans ses Aperçus historiques sur
l’industrie cotonnière, avance qu’il y avait, dans la Seine-Inférieure,
65.000 tisserands, et dix ans après, Lecointe, en 1842, réduit ce nombre à
30.500 seulement, différence qui rend ces évaluations assez douteuses. La
mévente de 1842 ne suffit pas, en effet, à établir cette différence. Dans
la Seine-Inférieure industrielle et agricole, Corneille dit qu’au
temps le plus florissant de la rouennerie, l’industrie textile se chiffrait
par un produit de 86 millions et que la main-d’oeuvre figurait dans cette
industrie pour 34 millions. Il estimait le nombre des ouvriers au métier à
45.340, hommes, femmes et enfants. Lors de la crise cotonnière, en 1862,
l’enquête ordonnée semble avoir établi que la Seine-Inférieure comptait 81.239
ouvriers, « occupés en temps normal », dont les familles représentaient, dit
Sion, 223.754 personnes, soit un tiers de la population ».
Comment étaient
particulièrement répartis les tisserands à la main, en dehors des centres de
filature ? La plus grande partie occupait tout un large quadrilatère,
qui correspond actuellement à la plus grande partie du Pays de Caux. Il était
limité par la mer, au Nord ; par la route de Fécamp à Bolbec, à l’est ; par une
ligne allant de Bolbec jusqu’à Yvetot et à Tôtes, au sud, et une ligne
remontant de Tôtes jusqu’à Dieppe, à l’ouest. Pas une bourgade où, au beau temps du tissage à
la main, on n’entendît claquer la navette. Un tiers des habitants de ces
villages cossus et riches alors dépendait de l’industrie textile.
Dans le reste du département, le tissage à la main était moins répandu. A
l’extrémité du département, dans ce qu’on nommait au Moyen-Age, le grouin
de Caux, il n‘y avait que cinq ou six communes, comptant une
centaine de tisserands. Rien dans le canton de Montivilliers. A l’Est, dans le
pays de Bray, dans les vallées de la Varenne, de la Bresle, de la Béthune, peu
ou point d’industries textiles. Il fallait rejoindre la vallée de l’Andelle
pour retrouver quelques centres de tisserands, groupés autour des usines.
Par une anomalie qui s’explique, autour de
Rouen, il n’y avait que peu de tisserands à la main.
Ceux-ci, étant généralement alors mal payés, préféraient être ouvriers fileurs
dans les manufactures de Rouen, de Maromme, de Pavilly, où les salaires étaient
plus élevés. L’introduction des chemins de fer, d’autre part, et
l’établissement des principales lignes ferrées dans le département, n’eut aussi
aucune influence sur la distribution des centres ruraux de tissage à la main et
sur la multiplication des métiers à tisser. L’expansion des tisserands au
métier dans le pays de Caux, avait été due surtout au « roulage » facile sur un
pays plat, sillonné de bonnes routes dans tous les sens et aussi au peu de poids
des étoffes transportées.
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Quelle était la vie du tisserand campagnard, lors de l’apogée
du tissage à la main dans les campagnes ? A l’époque du filage au rouet, dont nous avons parlé, l’union du travail
des champs et du travail industriel était complète. Elle le fut moins,
avec le tissage à la main.
Le prix d’un métier n’était pas très cher, 100 à 150 francs à Rouen en 1836,
mais il était plus cher cependant que l’achat d’un rouet. De plus, il fallait au moins, d’après les Mémoires
de l’ouvrier Noiret, un an d’apprentissage pour acquérir une véritable habileté
technique.
Ce sont ces deux conditions qui créèrent peu à peu une classe d’artisans
distincte de la classe agricole. Le tisserand n’était pas un ouvrier accidentel
comme on est porté à le croire, c’était bien un ouvrier spécialisé. Quelques journaliers demandaient
bien à l’industrie cotonnière un supplément de ressources, mais c’était la
minorité. En 1851, dans le canton de Fauville, d’après les tableaux de
recensement, ces ouvriers « à deux mains » étaient 210 contre 3.600 tisserands,
fileuses, trameurs et trameuses de profession. Le tissage n’était donc pas une
industrie de secours, un métier d’hiver, mais le gagne-pain de l’année. Tout au
plus le tisserand cauchois abandonnait-il son métier pendant la moisson, où il
se transformait en aoûteux, du mois de juin ou d’août jusqu’en octobre.
Ces mois passés au grand air et au soleil étaient, pour eux, une station, une
halte dans leur métier, presqu’un repos, sans compter qu’ils procuraient
quelques profits en dehors de leurs salaires.
Plusieurs économistes, comme Sion, comme Levainville, dans son beau livre
sur Rouen,
ont décrit la vie intérieure et l’habitation du tisserand campagnard.
« Aux environs d’Yvetot ou d’Héricourt, les maisons allongées, dit Sion, se
terminent par une pièce plus éclairée que les autres. Le jour entre par
d’étroites ouvertures, ménagées entre les poutrelles verticales qui soutiennent
les murs de pise. Ces verrines sont la marque distinctive de la maison du
tisserand. Pour garder aux filés l’humidité, sans laquelle ils casseraient à
chaque instant, il n’était pas obligé de mettre son métier dans une cave, comme
dans certains villages du Cambrésis. L’air du pays de Caux n’est jamais trop
sec. La maison où il travaillait était donc de plain-pied avec le reste. Sur
l’aire de terre battue, au-dessous des grosses lampes qui éclairaient les
veillées laborieuses, il y avait souvent place pour deux métiers au moins.
Toute la famille du tisserand était, en effet, associée à son travail. Tant que
le soin de ses enfants ne la réclamait pas impérieusement, la femme fabriquait
les étoffes, calicots, mouchoirs, dont la confection exige le coup de balancier
le moins vigoureux. Les enfants même étaient occupés à dévider les écheveaux de
fils de trame et à les enrouler sur les fuseaux de la navette, que, dès 10 ou
11 ans, garçons ou filles apprenaient à lancer, suivant un manuscrit de
l’ouvrier Bion, conservé à la Bibliothèque de Rouen. Le tisserand avait trop
besoin d’aide pour ne pas garder ses enfants à l’atelier. Ils ne vivaient donc
pas toujours au grand air comme les fils des paysans. L’industrie familiale ne
fut donc pas toujours une idylle ».
En passant, indiquons qu’en Angleterre, dès le XVIIIe siècle, l’industrie
textile domestique entraîna la pire exploitation de l’enfance. Malgré tout, si
puissante est la force d’épargne paysanne, que les tisserands à la main,
surtout sous le premier Empire, parvinrent à devenir propriétaires de leurs
maisons ou d’une petite ferme ; de même aussi, vers 1834, quelques tisserands
de laine, aux environs d’Elbeuf. Enfin, on signale l’association de quelques
paysans, dans le canton des Loges ou de Montivilliers, pour l’acquisition de
petits domaines où ils cultivaient le lin, qu’ils rouissaient, teillaient,
filaient et tissaient. Mais cette union de la culture et de l’industrie fut
toujours rare chez le tisserand de cotonnades et de rouenneries.
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L’un des agents essentiels de cette organisation du travail
dans les campagnes était le porteur. C’était un type mi-paysan,
mi-ouvrier, très curieux, très gai, très « allant », aujourd’hui à peu près
disparu et qu’on ne retrouve plus que dans quelques croquis ou lithographies
d’Hippolyte Bellangé. C’était le messager souvent courtier et cultivateur, qui
venait chaque semaine chercher dans les dépôts des fabricants, les chaînes, les
tissures, souvent fabriquées dans les vieux logis à étentes de la rue
Eau-de-Robec, pour les distribuer aux tisserands cauchois. Avec une probité
proverbiale, il rapportait ensuite les pièces confectionnées aux fabricants en
gros. Ils avaient leurs habitudes, leurs coutumes, leurs traditions. Ils
correspondaient entre eux, par des coups de fouet sonores qui retentissaient
sur les routes. Eugène Noël, qui avait connu toute cette vie des rouliers et
des porteux cauchois, avait même recueilli quelques-unes de leurs
chansons de route, et il a décrit d’une façon très colorée, l’arrivée des porteux
du Pays de Caux, la veille du vendredi, dans les grandes halles aux toiles et
aux rouenneries de la Haute-Vieille-Tour, à Rouen.
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Le progrès mécanique devait entraîner la disparition du tissage à la main.
Chose curieuse, le premier tissage mécanique, composé d’une cinquantaine de
métiers, fut monté à Fécamp, et en 1834, il y avait déjà, dans la
Seine-Inférieure, 600 métiers à tisser. De 1840 à 1850, la décadence du tissage
à la main s’accusa tout d’abord sur le littoral, de Fécamp au Havre, région qui
avait toujours résisté à l’introduction de l’industrie textile, et où les
artisans revinrent, pour la plupart, à la pêche. Cette industrie rurale résista mieux au centre
du pays de Caux, bien que les petits fabricants campagnards, possesseurs de
petits capitaux, étaient souvent ruinés les premiers.
Dès 1854, le préfet Le Roy affirmait que « le tissage à la main était condamné
à disparaître, bien qu’il luttât en désespéré contre l’industrie des
manufacturés ». Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la grande crise
cotonnière de 1863 fut plus désastreuse pour la filature que pour ce tissage
individuel, et encore, en 1873, d’après Corneille, le nombre des métiers à la
main dépassait celui des métiers mécaniques, 60.000 contre 12.764. Peu à peu
cependant, la décadence s’accentua avec les nouveaux produits de Roanne et de Roubaix, qui venaient
concurrencer nos rouenneries sur le marché colonial ; le tissage du
lin disparut aussi à cette époque du canton de Montivilliers. Les statistiques
relevées par Sion montrent que dans le canton de Yerville, on trouvait en 1906
: 17 ouvriers à Etouteville, au lieu de 150 en 1863 ; plus un seul à
Ancretiéville-Saint-Victor et à Saint-Martin-aux-Arbres, au lieu de 1015 ; un
seul à Vibeuf au lieu de 3.801. A cette époque, Gustave Hutu, dans son Rapport
sur l’industrie textile à Yvetot, fixait à 14 francs environ le salaire des
bons ouvriers tisserands par semaine, pour un travail de 12 heures par jour.
La disparition des tisserands n’est pas encore complète et il y a toujours des
métiers aux environs d’Yvetot, dans quelques communes où l’on façonne encore
parfois des burnous, des haicks, des mouchoirs, des ceintures orientales. Parfois
encore quand les autos ralentissent un peu dans la traversée d’un village
cauchois isolé, on entend encore le bruit de la navette qui résonne. L’électrification
départementale ne peut-elle apporter quelque modification dans cette industrie
familiale ?
GEORGES DUBOSC
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