Texte
Malgré
l’esprit de Locarno et
les entrevues de Thoiry, il se prépare chaque année un grand
mouvement offensif pour le printemps. De nombreuses réunions régionales ont
lieu à Paris et
une grande assemblée générale décide de l’ouverture des hostilités
; déjà des dépôts d’armes et de gaz asphyxiants sont préparés, comme
s’il s’agissait de révolutionner la Catalogne !
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Rassurez-vous, il s’agit simplement de déclarer la guerre… aux
campagnols, ces rats des champs qui causent, tous les ans, des milliers de
francs de dégâts, non seulement en France, mais dans le monde entier, dont ils
ravagent toutes les richesses agricoles. Il s’agit d’organiser contre ces
dévastateurs, un front unique et il est bon de prendre ses précautions. C’est
pourquoi les directeurs des Services agricoles de vingt-six départements
étaient réunis un jour en un congrès général à Paris, où a été proclamée la « guerre sainte
»… contre le petit rat des champs, grand destructeur de blés et de céréales.
Dans les départements qu’il hante, si l’on totalise les estimations des
directeurs agricoles présents à la conférence, les ravages s’étendent au moins
sur 600.000 hectares. Dans ce trop vaste domaine, les années où les campagnols
pullulent, soit parce que l’hiver fut doux ou la terre sèche, soit par suite
d’une sorte de cycle qui les multiplie particulièrement tous les trois ans, les
récoltes peuvent être anéanties. Il n’est pas exagéré de dire, comme le
répétait un parlementaire à la Chambre, « que ces ravageurs nous obligent à
acheter du blé à l’étranger ». Il
y a quelques années, en Normandie, en certains coins, les campagnols s’étaient
multipliés au point de devenir un véritable fléau. Toute une partie du pays de
Bray, depuis Buchy, Bellencombre, jusqu’à Saint-Saëns et Clères, fut ravagée
par les bandes de ces animaux nuisibles. Dans le Calvados, dans le canton de
Douvres et dans toute la plaine de Caen, les terribles rongeurs, sur 3.000
hectares, ont causé plus de 2 millions de pertes en quelques jours.
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Ces campagnols, un peu semblables aux souris, mais plus forts,
plus trapus, un peu roux ou d’un blanc sale, avec des molaires terribles en
dents de scie, coupant et détruisant tout, sont répartis en plusieurs espèces
différentes et on les rencontre dans le monde entier. Il en est de montagnards,
qui habitent les Alpes et les Pyrénées, jusqu’à 4.000 mètres au-dessus de la
mer, à la limite des neiges perpétuelles. Dans les auberges des sommets, dans
les chalets abandonnés, dans les abris ou dans certaines grottes habitées, ils
détruisent les provisions de bouche qu’on ne peut mettre à l’abri de leur
voracité. Il en est d’autres espèces qui se sont propagées en Asie, en Chine et
jusque sur les pentes de l’Himalaya, où pullulent ces « bolcheviks » du monde
animal.
Il en est, dans l’Amérique du Nord, qui rongent intérieurement d’énormes
arbres, quand ils ne dévorent pas l’écorce extérieure. Ils parviennent ainsi à
les abattre. Mais parmi les campagnols de tous poils, le plus dangereux et le
plus nuisible, est bien le campagnol des champs, celui que chantèrent Esope,
Horace et La Fontaine :
Ce n‘est pas que je me pique
De tous vos festins de roi.
Mais rien ne vient m’interrompre
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ! Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !
Et, en effet, le campagnol des champs mange tout à loisir, pullulant et se
reproduisant avec une effrayante rapidité. Un seul couple, affirme-t-on,
produit trois cent petits, et ces tout petits commencent à ronger dès l’âge de
deux mois. Par les galeries souterraines et tortueuses où ils gîtent, ils
gagnent les champs cultivés où ils dévorent tout, déracinent les plantes,
coupent les tiges des céréales, dépouillent les épis de leurs grains et
s’attaquent même aux semailles. Dans leur terrier compliqué, par leurs
galeries, s’étendant souvent très loin, ils transportent tout ce qu’ils ont
dévasté, dans une place intérieure, véritable magasin de vivres et vont
grignoter ces vivres de conserve dans une sorte de cagna de repos.
Si les labours, à certaines époques, les forcent à s’exiler ou à s’éloigner,
ils abandonnent la partie momentanément. Ils s’en vont plus loin, dans les
terres en friche abandonnées, dans les vieilles prairies, d’où ils repartent
pour de nouvelles conquêtes et de nouveaux ravages ! Leur plus belle campagne
fut en 1801, où les campagnols envahirent la France du Nord, de l’Est à
l’Ouest. Ils firent, dans quinze communes de Vendée, des dégâts qui s’élevèrent
à 3 millions en quelques jours.
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Que n’a-t-on pas essayé, du reste, contre les campagnols
envahisseurs ? On a tout d’abord compté sur l’hiver, le général Hiver, quand il
congèle leurs terriers, ou sur la neige, qui inonde leurs galeries et les noie
; on a compté sur les oiseaux de proie, sur les renards, les belettes, mais
tout cela est inefficace. Il a fallu, de tout temps, avoir recours à des moyens
de destruction artificiels.
Pour les combattre, on a, en effet, des armes modernes. M. de Buffon,
intendant du Jardin du Roi, chassait ainsi le campagnol : il prenait une lourde
pierre plate et la posait inclinée sur une buchette verticale. Sous la pierre,
il mettait une noix attachée à la buchette. Le campagnol venant grignoter la
noix, faisait choir sur soi la pierre plate. Qu’on ne sourie pas de ce moyen !
Buffon affirme qu’il assommait ainsi 100 campagnols par jour sur 40 arpents de
terre. Le procédé est encore en usage. Mais on a trouvé mieux.
L’empoisonnement par le blé arseniqué, par les pâtes phosphorées, par le pain
baryté trempé dans du lait ou dissous dans du carbonate de baryte. On emploie
la noix vomique et même les gaz asphyxiants, tantôt à l’acide sulfureux et
tantôt la chloropicrine et l’aquinite très lourds, très toxiques, mais coûtant
très cher. Lors de la dernière invasion campagnolesque en Normandie, on usa
surtout du virus de Danyz, fourni par les services de l’Institut Pasteur. Il
communique une maladie contagieuse qui se répand vivement, les campagnols, gent
vorace, dévorant leurs congénères. Le virus est contenu dans un bouillon de
culture qui, mélangé avec de l’eau, imprègne des graines d’avoine aplatie, dont
les campagnols sont très friands. Un des avantages de ce virus est qu’il
n’affecte pas les animaux domestiques.
Actuellement, un autre savant de l’Institut Pasteur, M. Salimbeni, cultive dans
son laboratoire un virus qui donne également aux rats des champs une épizootie
contagieuse et mortelle. Elle les tue en trois jours. Un chroniqueur du Temps
nous apprend que notre concitoyen, le savant M. Regnier, directeur de la
Station entomologique de Rouen
et du Museum de Rouen, s’est appliqué à la tâche délicate de préparer le virus
en quantités industrielles.
« Malgré la complexité de ce problème, dit-il, il semble qu’il soit parvenu à
obtenir dans des bidons de deux litres une culture en liquide, à base d’eau et
de son, suffisamment efficace. Notre station de Rouen a adopté pour ses essais,
en grand, des caisses de 16 bidons, contenant chacun deux litres de virus et
permettant de traiter 240 hectares, chaque bidon valant pour 15 à 18 hectares. Ainsi
préparé par un laboratoire officiel, qui ne recherche aucun bénéfice, son prix
est dérisoire : 25 sous par hectare. Les agriculteurs prennent livraison de ce virus et le diluent dans de
l’eau (17 litres d’eau pour 2 de virus). Ils ont, au préalable, aplati de
l’avoine sur l’aire de leurs granges (150 kilos pour 2 litres de virus). Ils
mélangent le tout à la pelle. Au bout d’une heure et, de préférence
l’après-midi, ils s’en vont répandre cela dans les champs. Ils ont soin, chemin
faisant, d’écarter les poules non que l’avoine contaminée soit dangereuse pour
elles, mais parce qu’elles en font leurs délices et qu’il faut qu’il en reste
pour les campagnols. Ceux-ci viennent manger l’avoine au crépuscule et
communiquent à leurs proches un mal qui répand la terreur ! »
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Ces invasions de rats campagnols et rongeurs, qui surgissaient
tout à coup, au moyen-âge, soit dans les campagnes d’Italie ou encore dans les
plaines de Sibérie, où ils ravageaient tout sur leur passage, étaient
considérées, dans l’antiquité et dans le moyen-âge, comme de véritables
calamités publiques. Les anciennes chroniques des abbayes les citent, en effet,
souvent, comme des fléaux de Dieu ou des punitions célestes souvent immérités…
Mille superstitions, populaires, traditionnelles ou religieuses, s’attachaient
donc à ces apparitions soudaines de campagnols dévastateurs. On était tout
d’abord persuadé - et Thiers en parle dans son Traité des Superstitions
- que certaines gens, mendiants et malandrins, avaient le pouvoir d’envoyer
chez leurs ennemis des bandes de rongeurs dont on ne pouvait se défaire. Aussi
se gardait-on de refuser l’aumône aux passants mal vêtus et aux quémandeurs
courant la campagne, de peur qu’ils ne fassent arriver les rats. Dans le
Bessin, dans le Cotentin, en Sologne, les
sorciers envoyaient ces rongeurs en troupe. En Ile-et-Vilaine, comme dans la
Mayenne, les sorciers pouvaient ou les attirer ou les éloigner comme ils
voulaient, suivant leur pouvoir magique. Quand les rats étaient accourus ainsi
dans les terres de la campagne par sorcellerie, les chats n’y touchaient plus
et il était alors impossible de s’en débarrasser, tant que le sort n’avait pas
été levé. N’allez pas contredire ces émigrations de rats ! Nombre de gens
témoignent avoir assisté à ces randonnées de bêtes malfaisantes. Une paysanne
de Basse-Normandie, écrit J. Lecoeur dans ses Esquisses du Bocage,
dit avoir vu un vieux mendiant marcher lentement par un chemin creux, suivi de
tout un cortège de rats dont les premiers avaient le nez sur les talons de ses
sabots. Dans le Bocage normand, le « meneur de rats », car il y avait des «
meneurs de rats », comme des « meneurs de loups », recommandait à celui qu’il
rencontrait de ne pas faire de mal à ces animaux, surtout aux derniers qui
étaient souvent des rats boiteux, se transformant en horribles dragons !!!
Toujours dans le Bocage normand, pour expliquer la présence des campagnols
envahisseurs, on racontait que les sorciers malfaisants pétrissaient l’argile
en forme de rats ou de souris. Quand ils avaient soufflé dessus, en prononçant
quelques paroles, l’argile s’animait et il en naissait des milliers de
rongeurs, qui allaient où leur commandait le sorcier. Dans les Veilleryes
argentinois, un manuscrit de Chrétien de Joué-du-Plein, toute cette
histoire est racontée et l’auteur ajoute que les rats étant allés piller une
ferme, il fut impossible de les détruire. On dut avoir recours à un autre
sorcier pour s’en débarrasser.
Afin de se préserver contre l’invasion des rats, il n’y avait pas seulement
l’influence magique des sorciers, « meneurs de rats », comme celle des meneurs de loups, il y avait aussi
la protection de certains saints et saintes. Tout d’abord, au premier rang, dès
le XVIe siècle, sainte Gertrude qui avait le privilège de chasser les souris et
les rats et dont le nom est invoqué dans les conjurations ardennaises. On
disait même que les rats avaient mangé son coeur. En Ardennes, en Champagne et
même en Normandie, on invoquait saint Nicaise, patron d’une église de Rouen, primitivement
située dans les prairies du faubourg Martainville. On inscrivait son nom sacré
sur les fermes et les maisons, avec cette prière : S. Nicasi ora pro
nobis. Fugite mures et glires. « Fuyez rats et mulots ». En Bretagne, on croyait que
saint Isidore faisait mourir les taupes. Grâce à ces interventions sacrées, on
estimait, en ces temps de crédulité, que certains territoires étaient pour
toujours préservés des incursions des animaux funestes aux biens de la terre.
Il est, par exemple, raconté dans la vie de saint Grat, évêque d’Aoste, qu’il
possédait une formule pour écarter les rats de toute la vallée et à trois mille
pas à l’entour.
Mais les deux saints protecteurs contre les invasions des campagnols étaient
avant tout, comme nous l’avons dit, sainte Gertrude, de l’abbaye de Nivelles,
qui est souvent représentée, avec sa crosse sur laquelle grimpe rats et mulots.
(Molanus raconte qu’il suffisait de puiser de l’eau dans le puits du monastère
de Nivelles et d’en arroser les champs pour que les bandes de rongeurs
disparaissent instantanément) ; l’autre saint ratophobe est un dominicain
américain du couvent du Saint-Rosaire de Lima, qui recueillait les rats dans
une corbeille, et ensuite les renvoyait loin de son église et de son couvent.
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En dehors de ces interventions sacrées, il y avait aussi
certaines coutumes, certains actes pour se préserver des ravages des rats. Il
fallait, par exemple, le mardi de Noël bêcher son jardin, tête nue, entre le
soleil levant et le soleil couchant. Avant de rentrer la première gerbe dans la grange, après avoir dit des prières,
il fallait ajouter cette invocation : « Rats, rates et souriates, je vous
conjure par le Dieu vivant de ne toucher grains et pailles que je mettrai
pendant plus d’un an, non plus qu’aux étoiles du firmament. » Ailleurs, on
plantait des piquets dans les champs et on frappait dessus pour effrayer les
campagnols dans leurs galeries. Ailleurs, on jetait des conjurations écrites,
au nom de Saint-Nicaise, enfermées dans des boulettes et semées dans les
champs.
Aussi bien, il y a tout un folk-lore des campagnols et comme aussi toute une
symbolique du rat du moyen-âge. Ce qu’on appelle le « Globe aux rats
», c’est le globe du monde, couronné de la croix, sur lequel jouent des rats
noirs et des rats blancs. On a cru longtemps qu’ils symbolisaient les jours et
le temps qui ronge tout, le tempus edax. Il n’en est rien
et, d’après la Légende dorée, ils représenteraient les Vices, qui
détruisent le monde. Toujours
est-il qu’on trouve des représentations figurées de ces rats dévastateurs, sur
un contrefort du XVe siècle de la Cathédrale du Mans ; à
Saint-Germain-des-Prés, à Paris ; dans l’église de Champeaux ; dans l’église
Saint-Siffren, de Carpentras et, plus près de nous, sur les stalles de l’église
de Gassicourt, près de Mantes. Sur une stalle de l’abbaye de la Sainte-Trinité
de Vendôme est également figuré un homme, portant une hotte d’où s’échappent
des rats, bas-relief qu’on peut dater du commencement de la Renaissance.
Qui ne connaît aussi des légendes se rattachant à ces invasions des rats et des
campagnols ? Qui ne se rappelle cet archevêque de Mayence, Hatton, refusant de
secourir son peuple contre une invasion de rongeurs, se réfugiant dans la tour
escarpée de Bingen, sur le Rhin ? Les rats le poursuivent, rongent la porte et enfin le
dévorent lui-même… Et la légende de Hans, le joueur de flûte ! Qui
ne se souvient qu’en jouant de la flûte, il avait délivré toute la ville d’une
troupe de rats, qui le suivait à la piste ? Mais les échevins n’ayant pas voulu lui donner le prix convenu, Hans,
pour se venger, emmena tous les petits enfants de la ville - c’était
croyons-nous, Nuremberg - qu’on n’a jamais revus… Toujours est-il que le fait
est constaté dans certaines chartes, qui portent la mention : Anno
illos post diem quo amisimus infantulos nostros « Un an après que nous
perdîmes nos petits enfants. » Savez-vous que l’on a porté cette légende
bien connue au cinéma ?
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Mais terminons cette longue causerie sur les faits et gestes
de campagnols en Normandie. Il s’y déroulait, le premier dimanche de Carême,
une sorte de procession nocturne, appelée les bourquelées,
promenade à travers les champs. Maîtres, valets, servantes, enfants, agitaient
sous les arbres des coulines, ou torches et brandons de paille allumée, en chantant :
Taupes et mulots,
Sortez de mon clos,
Ou je vous casse les os !
C’est ce que F. Pluquet, dans ses Contes de Bayeux, appelle la «
Conjuration du Bessin ». Dans le Berry, la complainte est plus sarcastique :
Saillez d’ici, saillez mulots,
Ou j’allons vous brûler les crocs.
Laissez pousser nos
blés.
Courez cheux les
curés.
Dans leurs caves, vous aurez
A boire autant qu’à manger.
Enfin, rapprochons-nous encore. Dans l’église paroissiale de Jumièges, on voit
encore un vieux tableau représentant le « Miracle des rats », par saint
Valentin. Ne pouvant combattre une invasion de campagnols, les moines de
Jumièges s’avisèrent de porter en procession les reliques de saint Valentin.
Aussitôt, les terribles rongeurs se réunirent et se rendirent en foule vers un
endroit dit « le Trou des Iles », au bord de la Seine, où tous se noyèrent.
Peut-être est-il plus sûr de s’en fier aux sérums préparés par l’Institut
Pasteur, pour hâter la disparition des campagnols dévastateurs ! Il n’en est
pas moins vrai que toutes ces légendes, ces traditions, ces intercessions
miraculeuses prouvent bien l’importance qu’on a toujours attribuée aux
incursions de ces petits rongeurs !
GEORGES DUBOSC
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