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Catulle Mendès
La femme de Tabarin

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  • III
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SCÈNE III


LES MÊMES, TABARIN sur le tréteau, FRANCISQUINE dans la baraque.

TABARINà part.

Oh ! oh ! voilà, ce me semble, des personnes que je n’ai point coutume de voir, et de qui les poches ne sont point aussi vides que les miennes, à en juger par la richesse de leurs habits ; je vendrai aujourdhui plus de drogues que je n’en vends d’ordinaire en deux ans.

(Haut.) Nobles dames, nobles seigneurs, coquettes et cornards ! Et vous, assemblée illustre d’imbéciles, de niais et de filous, ducs de la Samaritaine, courtisans du Roi de Bronze, ce n’est point vous que j’amuserai par les métamorphoses de mon incomparable chapeau, par des questions saugrenues, et telles autres facétiesPaulo majora canamus, comme dit mon maître Mondor.

La vérité est que je suis féru d’amour, et ce, pour ma femme Francisquine. O vive l’amour ! Vive le phénix des amants ! Le petit Cupidon est entré si avant dans ma poitrine, que je ne puis plus vivre sans donner quelques allégements à mes flammes ; et le feu me transporte de telle façon, que je ne sais plus que cracher poésie.

Mais Francisquine est une petite friquette, et il se pourrait bien qu’elle m’en eût donné pendant que j’étais aux champs. Ah ! cavalières ! mousquetaderès ! bombardas ! canonès ! morions ! corseletès ! Si quelque veillaco s’était avisé de lui déranger la jupe, me donne au diable si je ne lui relance le limosin comme il faut !

(Dès le commencement de la parade, un soldat, un garde du Cardinal, est entré par la petite porte dans l’intérieur de la baraque. Francisquine lui a sauté au cou ; il s’est assis, d’abord, auprès d’elle, puis il l’a prise sur ses genoux, et maintenant il joue avec la chemisette que la femme de Tabarin a oublié de raccommoder.)

Holà ! Francisquine, holà ! Serait-ce que tu es morte, ma petite poularde, puisque tu ne réponds pas à ton petit mari ? M’est avis qu’elle est peut-être dans la chambre d’à côté, et avec votre permission, nobles seigneurs, je soulèverai ce rideau, afin qu’elle m’entende plus aisément.

(Tabarin, continuant la parade, soulève, en effet, le rideau, et tout à coup pousse un grand cri, car le pauvre homme vient de voir sa femme assise, et riant, sur les genoux du garde. L’amant brusquement s’enfuit. Tabarin laisse retomber la tenture et demeure sur le tréteau, immobile et blême.)

Miséricorde ! Ce n’est plus un jeu ! Francisquine ! Je l’ai vue ! Là, chez moi, sur la chaise….,  et cet homme qui l’embrassait… Ah ! mes bonnes dames ! mes bons messieurs ? Il n’y a plus de farce, il n’y a plus de Tabarin ! Je suis un pauvre homme… Je l’aimais tant… Ah ! ma femme ! ah ! la gueuse ! ah ! mon Dieu, ma Francisquine !

(Tabarin se laisse tomber sur le bord du tréteau, et pleure à chaudes larmes.)

TÉLAMIREsur la place.

A vrai dire, les facéties de ce bouffon ne sont point aussi grossières qu’il était permis de le redouter ; et il a eu, surtout dans la dernière partie de son monologue, des sanglots qui ne laisseraient point que de faire honneur au plus industrieux comédien de l’Hôtel de Bourgogne.

THÉODAMAS.

Je ne serais point éloigner d’imaginer que, surexcité par la présence d’un public nouveau pour lui, il a voulu s’en rendre digne par des efforts jusqu’alors inaccoutumés, et se hausser de l’état de bouffon jusqu’à celui de véritable acteur.

LA PRINCESSE PHILOXÈNE.

Il y a quelque apparence de vrai dans le soupçon qui vous est venu. Mais prêtons l’oreille, s’il vous plaît, à la parade, car voici que le seigneur Tabarin a relevé la tête.

(Pendant ce temps, dans la baraque, dont les spectateurs ne peuvent voir l’intérieur, Francisquine se tient, terrifiée, près du fourneau, car elle a entendu le cri terrible de son mari.)

TABARINarpentant le tréteau à grands pas.

Mais cette femme, pour moi, c’était tout ! Savez-vous pour qui je vendais des drogues, pour qui je recevais des coups de pied au derrière ? C’était pour elle, pour elle seule. Pour qu’elle fût une femme heureuse, j’avais presque cessé d’être un homme : et, tout à l’heure encore, je le lui disais. Ah ! l’infâme ! Maintenant, pendant que je suis là, histrion stupide, elle embrasse cet homme et se fait embrasser. Oh ! je les tuerai tous deux, je les tuerai. A vous, quand on vous prend votre femme, il vous reste tant de choses ! A moi, sans elle, que me reste-t-il ? Rien. Ah ! le paysan, l’homme du peuple, la brute, si l’on veut, sort du baladin ! Je veux les tuer, vous dis-je, et après je leur mangerai le corps.

TÉLAMIRE.

Bien que cette douleur s’exprime en termes un peu grossiers, on ne saurait dissimuler qu’elle a quelque chose d’émouvant et qu’elle serait de nature à plaire aux plus gens de goût, si elle était traduite en strophes tragiques, ornées de pointes concordantes.

TABARINtoujours sur le tréteau, les yeux hors de la tête, effrayant.

Mais une épée, une arme quelconque, est-ce que j’en ai ? On n’assassine pas avec une batte d’arlequin, et il faut que je tue, pourtant. Si j’avais un pistolet, il serait de paille, comme dans la chanson. Miséricorde du ciel ! Est-ce qu’il faudra que je les tue avec les ongles et les dents ?

ARTABANsur place

Il y a quelque chose de superbe dans son air, et le drôle, après quelques leçons, figurerait à miracle un héros de tragédie.

TABARIN.

Vous qui parlez, oui, vous ! là-bas, donnez-moi votre épée, Mordieu ! donnez-la moi, où je m’en vas la prendre.

TÉLAMIRE.

Vous ne nous aviez point prévenus, Polyandre, qu’il nous serait donné un rôle dans la parade. Mais, puisqu’il le faut, allons, Artaban, prêtez à ce farceur votre glaive invaincu. Sa comédie, à ne vous rien céder, commence à me divertir singulièrement.

(Artaban se lève, s’approche du tréteau, tire son épée et la remet à Tabarin.)

TABARIN.

Ah ! vous, monsieur, merci.

(D’un geste, il écarte le rideau, et bondit dans l’intérieur de la baraque, se précipite sur sa femme, qui veut fuir et qui crie, lui enfonce l’épée dans la gorge, la retire sanglante, remonte épouvanté, à reculons, l’escalier qui conduit au tréteau, et reparaît devant le public, levant au ciel l’épée d’où tombent des gouttes de sang, et si pâle, si terrifié et si terrifiant, qu’un cri d’admiration s’échappe à la fois de toutes les bouches, et que précieux et précieuses, bourgeois, clercs, filles et tire-laine, toute la foule, éclatent en un tonnerre d’applaudissements. Puis Tabarin laisse choir ses bras, et tombe à genoux, hébêté, pendant qu’on applaudit de plus en plus.)

TABARINbégayant.

Ah ! misérable ! Tu l’as tuée ! Francisquine ? Ta petite Francis ! Ton petit quine ! Ah ! misérable ! (Il regarde l’épée, et la prend à deux mains.) Ah ! lame de malheur !

(Il la brise contre son ventre.)

TÉLAMIREà Artaban.

N’ayez point d’inquiétude au sujet de votre épée, monsieur. Les bateleurs ont coutume de changer les objets qu’on leur confie, lorsqu’ils seraient dans la nécessité de les gâter de quelque façon que ce soit.

(Cependant, dans l’intérieur de la baraque, Francisquine n’est point morte. Saignante, la main sur la plaie, elle se traîne vers le petit escalier, le monte péniblement, et se trouve enfin sur le tréteau, devant toute la foule, pareille à un animal blessé, haineuse et hagarde. Tabarin, abîmé dans l’horreur, ne l’a ni vue ni entendue venir. Elle s’imbibe la main de sang dans sa blessure et, brusquement, elle en barbouille les lèvres de son mari. La foule respire à peine. L’admiration est telle que l’on oublie d’applaudir.)

TABARIN.

Ah ! toi ! toi ! toi ! Oui, ton sang, je veux le boire ! Donne, encore ! Je l’aime ! Je suis affreux, je t’ai fait du mal. Ne meurs pas ! Pardon ! Tu comprends, je t’avais vue… avec l’autre… mais ce n’est rien, j’ai eu bien tort…. Ne va pas mourir ! Ah ! ma petite colombe, baise-moi… ne t’en vas point ! Dire que tu souffres, et que j’en suis la cause ! Ce n’est pas grave peut-être, je n’ai pas osé appuyer. Un médecin ! Allez chercher un médecin ! Mais, tas de misérables ! vous ne voyez donc pas que c’est vrai, et qu’elle meurt ? Tu me regardes avec des yeux terribles. Veux-tu que j’aille chercher le garde, dis ? Pourvu que tu ne sois plus fâchée, qu’importe à qui tu souries ? Veux-tu me tuer, toi aussi ? Il reste encore des morceaux de l’épée ; tiens, prends ! Mais, tiens, petite chatte, tiens, vois, c’est très pointu, prends donc ! Ah ! chérie !

(Toutes les bouches sont béantes. Quelques yeux pleurent. « Voilà une fort agréable comédienne, dit Télamire : et ne dirait-on pas que le sang est du sang véritable ? » Cependant Francisquine, claquant des dents et râlant, a saisi le tronçon d’épée que lui tendait Tabarin ; elle rampe, les yeux hors de la tête, hideusement pâle, vers son mari, toujours agenouillé, qui déchire sa souquenille et offre sa poitrine nue. Mais, au moment où la main va frapper, la face se contracte dans une convulsion suprême, et Francisquine retombe à plat ventre, la tête sur les genoux de l’homme. Elle le mord à la cuisse, puis tout son corps se tend.)

FRANCISQUINE.

Canaille ! (Elle a rendu l’âme. Des bravos, des cris, des trépignements retentissent de toute part. Les gens de cour eux-mêmes sont émus et debout ; et toute la gloire tumultueuse qu’un comédien peut envier environne le misérable histrion.)

ARTABAN.

Ah ! par les dieux immortels ! On ne saurait rien voir de plus parfaitement joué. Daignez agréer, chère Télamire, que j’offre votre bouquet de roses, moins fraîches, je le confesse, que celles de votre teint, à cette admirable comédienne.

(Artaban s’approche, le bouquet à la main. Mais, de près, il voit le sang qui coule en effet, comprend tout, recule, plein d’une brusque horreur, et son effroi, en un instant, se communique à toute la foule.)

TABARINdebout, avec une voix de tonnerre.

Les exempts ! les exempts ! J’ai tué ma femme ! Qu’on me pende !

(Le rideau baisse.)



Catulle Mendès




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