Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText |
Guy de Maupassant Ischia IntraText CT - Lecture du Texte |
Naples s'éveille sous un
éclatant soleil. Elle s'éveille tard, comme une belle fille du Midi
endormie sous un ciel chaud. Par
ses rues, où jamais on ne voit un balayeur, où toutes les poussières, faites de
tous les débris, de tous les restes des nourritures mangées au grand jour,
sèment dans l'air toutes les odeurs, commence à grouiller la population
remuante, gesticulante, criante, toujours excitée, toujours enfiévrée, qui rend
unique cette ville si gaie. Le long des quais, les femmes, les filles, vêtues
de robes roses ou vertes, dont le bas grisâtre est limé par le frottement des
trottoirs, la gorge enveloppée de foulards rouges, bleus, de toutes les
couleurs les plus vives, les plus criardes et les plus inattendues, appellent le
passant pour lui offrir des huîtres fraîches, des oursins, tous les fruits de
la mer comme on dit (frutti di mare), ou des boissons de toute nature,
ou des oranges, des nèfles du Japon, des cerises, les fruits de la terre. Elles
piaillent, s'agitent, lèvent les bras, et leurs visages aux plis mobiles
expriment dans une mimique amusante et naïve les qualités des choses qu'elles
vous proposent.
Les hommes, en guenilles, vêtus d'innommables loques,
causent avec furie ou bien sommeillent sur le granit chaud du port. Des gamins,
pieds nus, nous suivent en poussant le cri national :
« Macaroni » ; et les cochers qui vous voient passer lancent sur
vous leurs chevaux comme s'ils voulaient vous écraser, en faisant claquer leurs
fouets de toute leur force. Ils hurlent : « Un bon voiture,
mousieu », et, après dix minutes de marchandage, ils consentent à faire
pour dix sous une promenade pour laquelle ils avaient demandé cinq francs. Les
petites voitures à deux places vont comme le vent, font briller au soleil le cuivre
coquet dont le harnais est couvert ; et le cheval, qui n'a point de mors,
mais dont les naseaux sont étreints par les deux grandes branches d'une sorte
de levier, galope, bat la terre du pied, piaffe, fait semblant de s'emporter,
de se fâcher, de vouloir vous briser contre les murs, car il est exubérant,
paradeur et bon enfant, comme son maître. Les bêtes qui traînent des
charrettes, ou toute voiture de service, portent sur le dos un vrai monument de
cuivre, une selle géante à trois sommets, avec sonnettes, girouettes, ornements
de toute espèce qui font penser aux baraques des bateleurs, aux mosquées
d'Orient, aux pompes d'église et de foire. Cela est joli, vaniteux,
amusant, clinquant, un peu mauresque, un peu byzantin, un peu gothique, et tout
à fait napolitain.
Et là-bas, dominant la ville, la mer, les plaines et
les montagnes, le cône immense du Vésuve, de l'autre côté de la baie, souffle
d'une façon lente et continue sa lourde fumée de soufre, qui monte tout droit,
comme un panache énorme, sur sa tête pointue, puis se répand par tout le ciel
bleu qu'il voile d'une brume éternelle.
Mais
un affreux petit vapeur dépeint, avec des nuances de torchon sale, siffle coup
sur coup pour appeler les voyageurs qui veulent visiter les tristes ruines d'Ischia.
Il part lentement, car il lui faudra trois heures et demie pour accomplir cette
courte traversée, et son pont, qui ne doit être lavé que par l'eau des pluies,
est certainement plus malpropre que le pavé poudreux des rues.
On suit la côte de Naples couverte de maisons. On passe devant
le tombeau de Virgile. Là-bas, en face, de l'autre côté du golfe, Caprée lève
sa double croupe rocheuse au-dessus de la mer bleue. Le bateau s'arrête
à Procida. La petite cité est jolie, dégringolant en cascade sur la montagne.
On se remet en route.
Enfin, voici Ischia. Un château bizarre, perché sur un
roc, forme la pointe de l'île et domine la ville avec qui il communique par une
longue digue.
Ischia a peu souffert ; on ne voit aucune trace de
la catastrophe qui ruina pour toujours peut-être sa voisine. Le bateau repart
pour ce qui fut Casamicciola. Il suit la rive qui est charmante. Elle s'élève
doucement, couverte de verdure, de jardins, de vignes, jusqu'au sommet d'une
grande côte. Un ancien cratère, qui fut ensuite un lac, forme maintenant un
port où les navires se mettent à l'abri. Le sol que la mer baigne a le brun
foncé des laves, toute cette île n'étant qu'une écume volcanique.
La montagne s'élève, devient énorme, se déroulant comme
un immense tapis de verdure douce. Au pied de ce grand mont
on aperçoit des ruines, des maisons écroulées, pendues, entrouvertes, des
maisons roses d'Italie.
C'est ici. L'entrée dans cette ville morte est
effrayante. On n'a rien refait, rien réparé, rien. C'est fini. On a seulement changé de place les
décombres pour chercher les morts. Les murs éboulés dans les rues y forment des
vagues de débris ; ce qui reste debout est crevassé de toutes parts ;
les toits sont tombés dans les caves. On regarde avec terreur dans ces trous
noirs, car il y a encore des hommes là-dessous. On ne les a pas tous retrouvés.
On va dans cette horrible ruine qui serre le cœur, on passe de maison en
maison, on enjambe des tas de maçonnerie émiettée dans les jardins qui ont refleuri,
libres, tranquilles, admirables, pleins de roses. Un parfum de fleurs flotte
dans cette misère. Des enfants qui errent par cette étrange Pompéi moderne, par
cette Pompéi qui semble saignante, à côté de l'autre momifiée par les cendres,
des enfants, des orphelins mutilés, qui montrent les cicatrices affreuses de
leurs petites jambes écrasées, vous offrent des bouquets cueillis sur cette
tombe, dans ce cimetière qui fut une ville, et demandent l'aumône en racontant
la mort de leurs parents.
Un garçon de vingt ans nous guide. Il a perdu tous les
siens et il est demeuré lui-même deux jours enseveli sous les murs de son
logis. Si les secours étaient venus plus tôt, dit-il, on aurait pu sauver deux
mille personnes de plus. Mais les soldats ne sont arrivés que le troisième
jour.
Le nombre des morts fut de quatre mille cinq
cents environ. Il était à peu près dix heures un quart du soir quand la
première secousse eut lieu. Le
sol s'est soulevé, affirment les habitants, comme s'il allait sauter en l'air.
En moins de cinq minutes la ville fut par terre. Le même phénomène se
reproduisit, assure-t-on, les deux jours suivants, à la même heure, mais il ne
restait plus rien à détruire.
Voici le grand hôtel des Étrangers, qui ne montre plus
que ses murs rouges, déteints et pâlis, gardant encore son nom écrit en lettres
noires. Cinquante-cinq personnes furent ensevelies dans la salle de bal, en
pleine fête, jeunes filles et jeunes hommes, écrasés en dansant, enlacés, unis
ainsi par la surprise de cette mort foudroyante, dans un mariage étrange et
brutal qui mêla leurs chairs broyées.
Plus loin, on trouva quarante cadavres, ici vingt, là
six seulement, dans une cave. Le théâtre étant construit en bois, les
spectateurs furent épargnés. Voici les bains : trois grands établissements
écroulés, où s'agitent toujours, au milieu des machines élévatoires disloquées,
les sources chaudes venues du foyer souterrain, si proche qu'on ne peut plonger
le doigt dans cette eau bouillante. La femme qui garde ces ruines perdit son
mari et ses quatre filles sous les murs de la maison. Comment peut-elle vivre
encore ?
Dans les débris de l'hôtel du Vésuve on retrouva cent
cinquante cadavres ; sous les ruines de l'hôpital, dix enfants ; ici
un évêque, là une famille très riche disparue tout entière en quelques
secondes.
Nous montons et nous redescendons les rues en dos
d'âne, car la ville était bâtie sur une suite de mamelons pareils à des vagues
de terre. Et chaque fois que nous atteignons une hauteur, nous découvrons un large
et superbe paysage. En face, la mer calme et bleue ; là-bas, dans
une brume légère, la côte d'Italie, la côte classique aux rochers
corrects ; le cap Misène la termine au loin, tout au loin. Puis, à droite, entre deux
monticules, on aperçoit toujours la tête fumante et pointue du Vésuve. Il
semble être le maître menaçant de toute cette côte, de toute cette mer, de
toutes ces îles qu'il domine. Son panache s'en va lentement vers le
centre de l'Italie, traversant le ciel d'une ligne presque droite qui se perd à
l'horizon.
Puis,
autour de nous, derrière nous, jusqu'au sommet de la côte, des vignes, des
jardins, des vignes fraîches d'un vert si tendre, si doux ! La pensée de
Virgile vous envahit, vous possède, vous obsède. Voilà bien la terre
charmante qu'il aima, qu'il chanta, la terre où ont germé ses vers, ces fleurs
du génie. De son tombeau, qui domine Naples, on voit Ischia.
Nous sortons enfin des ruines et voici la ville
nouvelle où s'est réfugiée ce qui reste des habitants. C'est une pauvre cité de planches, une suite de
cabanes en bois, de baraquements misérables. Cela rappelle les ambulances ou
les installations hâtives des premiers colons débarqués sur une terre neuve.
Dans tous les passages qui servent de rues entre ces cases, on voit grouiller
beaucoup d'enfants.
Mais l'affreux petit vapeur nous appelle à coups de
sifflet ; nous repartons pour rentrer dans Naples à la nuit tombante. C'est
l'heure où les équipages vont quitter la promenade élégante de la Chiaia.
Elle s'étend, le long de la mer, bordée de l'autre côté
par les hôtels riches et par un beau jardin plein d'arbres fleuris. Quatre lignes de voitures s'y
croisent, s'y mêlent, comme au bois de Boulogne dans ses beaux jours, avec
moins de luxe sérieux, mais avec plus de clinquant, de pétulance méridionale.
Les chevaux ont toujours l'air de s'emporter, les cochers des fiacres et des
corricoles à deux roues font toujours claquer leurs fouets. De fort jolies
femmes brunes se saluent avec une grâce sérieuse de mondaines, des cavaliers
caracolent, des gommeux napolitains, debout sur le trottoir, regardent le
défilé et jettent des coups de chapeau aux dames souriantes des équipages.
Puis soudain tout se débande ; la foule des
voitures s'élance vers la ville comme si une-barrière qui les arrêtait s'était
rompue tout à coup. Tous les chevaux galopent, luttant de vitesse, excités par
les cochers, soulevant des flots de poussière, de cette poussière aux mille
odeurs, si spéciale à Naples.
C'est fini, la promenade est vide. Les étoiles
paraissent peu à peu dans l'espace obscurci. Virgile a dit :
Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.
Mais là-bas, un phare colossal
s'allume, au milieu du ciel, un phare étrange qui jette de moment en moment des
lueurs sanglantes ; de grandes gerbes de clarté rouge s'élancent en l'air
et retombent comme une écume de feu. C'est le Vésuve. Les orchestres ambulants
commencent à jouer sous les fenêtres des hôtels. La ville s'emplit de musique.
Et des hommes, qu'on prendrait ailleurs pour d'honnêtes bourgeois, tant leur
tenue est correcte, vous poursuivent en vous proposant les plus bizarres
divertissements. Et si vous passez avec indifférence, ils multiplient à
l'infini leurs offres aussi singulières que répugnantes. Vous vous efforcez de les fuir ; alors ils
cherchent par quels appas invraisemblables ils éveilleront votre désir. L'arche
de Noé contenait moins d'animaux qu'ils n'ont de propositions. Leur imagination
s'enflamme par la difficulté de la victoire ; et ces Tamarins du vice, ne
connaissant plus d'obstacle, vous offriraient le volcan lui-même, pour peu
qu'on parût le désirer.