Texte
Il est doux
d’aller en rêvant
Des Vaux de Vire aux Vaux de Bures.
La ballade de Gustave Le Vavasseur au reste bien connue des florilèges normands
m’a toujours charmé - elle respire la fraîche abondance du poète de Longny, un
de ces rimeurs délicats, bien nés, pensifs et légers, sans morgue, ni superbe,
ni éclats, qui rappellent les figures tout à la fois malicieuses et graves de
nos Segrais et de nos Sarrazin. Combien je bénis ce vieux maître, d’avoir pris
non la harpe sonore,ni la lyre prétentieuse, mais seulement la fûte légère pour
chanter nos vallées aussi belles, je pense, que la fameuse plaine de Tempé. -
Je ne connais au reste, cette dernière que par oui-dire, mais je parierais
qu’elle ne vaut point notre Val-de-Vire - que les dieux y aient pris jadis
leurs ébats, je le concède, mais les dieux n’avaient point la légèreté diaphane
de nos goubelires, de nos fées et de nos milloraines - J’entends aussi
qu’Orphée y pleura Eurydice. - Mais ce poète élégiaque qui chantait pour les
bêtes, (la preuve en est qu’il les dompta, ce qui d’ailleurs est depuis refusé
aux poètes) eut la naïveté d’aller repêcher sa femme aux enfers et ne sut même
pas se défendre de la curiosité d’abord et des bacchantes ensuite. - Qu’eut
fait en cette occurrence, Olivier Basselin, poète, lui aussi, et combien de
chanteurs illustres de nos vallons virois. - Corne de boeuf, il eut défié les
bacchantes et les eût battues de leurs propres verges, car chacun sait que
fervent disciple du bon Denys : il savait tenir en verve et ne craignait point
la riposte. - Je l’estime donc, non à l’égal, mais au-dessus d‘Orphée. - Car,
s’il ne dompta point les bêtes, il fit mieux et vainquit les Anglais, qui ne le
sont point, puis il chanta hardiment dans les cabarets, illustrés de houx, le
Cidre de Normandie et le bon vin d’Orléans, passe-temps plus utile à mon sens,
qu’aller « cri, dans l’Enfer, » quelque lymphatique et dolente péronnelle.
Quittant le pays de Cinglais, il m’arriva parfois de m’égarer dans les vallons
virois - j’y séjournai même, il m’en souvient, assez longtemps naguère :
j’aimai tant Basselin et Le Houx que ma foi je les évoquai, sans profit, en
cinq actes et en vers s’il vous plaît - je démontrai que si c’étaient de hardis
buveurs, il ne fallait point les confondre avec les ivrognes maudits qui ne
trouvent au fond du verre, que colère, hébétude, puisqu’ils y trouvaient eux
santé, liesse et courage. - Je dis qu’ils avaient aussi chanté l’amour, et rimé
la belle pastorale de la Reine
des Fleurs.
- Reine des fleurs, ô fleur du
Val-de-Vire,
Quand je vous vois,
mon coeur est en émoi.
J’ajoutai enfin qu’ils avaient chanté la guerre et qu’ils l’avaient faite - et
que, pour la faire cesser, la triple couronne de laurier, de pampre et de myrte
devait orner ces fronts plébéiens qui avaient célébré, le vin, les dames et la
gloire.
Tout fier de mon oeuvre, j’en espérai quelque chose. - Naïveté, écrivez donc en
vers à une époque plate comme la nôtre, et qui comprend à peine le sermo
pedestris ! briguez le prix de poésie, en un temps où si Eschyle revenait il se
verrait préférer le plongeur de ses cuisines. - Mon manuscrit partout repoussé,
dort dans mon armoire, comme dans un tombeau en attendant non le jugement
dernier, mais la résurrection des belles-lettres et du goût.
Aujourd’hui je reviens du Val-de-Vire, non avec un drame en cinq actes, les
malheurs m’ont rendu modeste, mais avec une jolie légende qu’on dirait éclose
sous les plumes délicates des Daudet ou des Roumanille. - A vrai dire cette
légende n’est point, il s’en faut, contemporaine de Basselin - j’eusse donc pu
me dispenser du long préambule que j’ai consacré au rimeur virois, qui lui ne
rime à rien - mais je conte ce qui me plait, comme il me plait, quand il me
plait et ceux que cela dérange n’ont, ma foi, qu’à fermer mon livre - au
surplus, je n’ai pas voulu revenant à Vire me dispenser de saluer une
sympathique et vieille connaissance et c’est pourquoi j’ai tant parlé de
Basselin ; maintenant j’aborde mon sujet.
Au temps où se place cette histoire, Vire était colonie romaine - Son château
déjà construit appartenait à un certain Corbécènus, chauve comme Coesar,
atteint à son exemple du mal comitial, mais non point comme lui, d’une insigne
démence, comme va le prouver la suite du récit. - Vers ce même temps, Exupère
commençait de planter la croix sur le sol bayeusain - Hardi pionnier, ce grand
évêque un peu rude, avançait domptant les coeurs brutaux des Barbares,
renversant les idoles, édifiant les premières églises :
Urbis aggrediens
Baïæ confinia
Fana demoliens
Solo doemonia.
Il n’avait point encore atteint les pays Virois et n’avait point tenté de
dompter le coeur de Corbécènus. Mais ce dernier en avait-il un ? Comme beaucoup
de Romains de cette époque et même, au dire de Salluste, des époques
antérieures, il ne connaissait qu’un dieu et c’était le ventre - Son avarice
était proverbiale, sa dureté légendaire, sa goinfrerie inénarrable…. Il portait
les mains sur tout le pays. - Au lever de l’aurore, il montait à cheval et sa
silhouette semblable à celle de Vitellius, bien en chair, comme on le sait, se
profilait sur la campagne. - De jeunes Romains galopaient à ses côtés, alertes
et avides, décavés par les orgies et aussi déjà par les brigues électorales ;
ces éphèbes aux dents longues, venaient se refaire en Normandie. - Rien
n’échappait à leurs rapines, ni les jolies petites vaches à croupe courte du
pays boscain, ni les moutons du crû, ni même ces intéressants animaux vêtus de
soie et dont les andouilles ont acquis une réputation mondiale.
Quand venait le soir, le château s’illuminait et les rapines du matin servaient
à faire ripaille. - C’était donc une misérable et honteuse vie que menait
Corbécènus ; toutefois n’en riez point, vous lui ressemblez comme frères, gens
de négoce douteux, gens de politique et de bourse, francs happe-lopins. Vous
vous levez dès l’aube en quête d’une proie, comme les dogues qui cherchent un
os à manger, le soir dans leurs niches - Vous vivez comme mon héros sans idéal,
sans foi, sans espérance future. - Vous êtes ceux qui tournent le dos au mât
dans le «naufrage de la Méduse».
- Vous n’avez coeur, âme, ni conscience ; si vous naviguez, veillez,
travaillez, bataillez, c’est pour le ventre. - Dieu vous adresse une bonne
gastrite, et n’en parlons plus, païens que vous êtes. - Quant à Corbécènus
c’était un païen renforcé et il y avait peu de chance pour qu’il s’amendât.
Aussi le jour ou un malheureux envoyé d’Exupère, s’en vint frapper à la porte
du donjon pour parler de renoncement aux Romains et leur annoncer la Bonne Nouvelle, on
le pria de passer outre et on lui ferma le pont-levis au nez - quis
mihi dabit hunc, pedes nodos ? vociféra Corbécènus en latin, bien entendu,
ce qui en français se dit « qui m’a fichu ce va-nu-pieds. » - Le va-nu-pieds
s’en alla fort triste, les mains jointes et priant Dieu. - Mais comme il errait
le front baissé, aux bords de la
Vire, il entendit une voix jeune et pure qui chantait ce
refrain :
« Mon coeur vole, vole, vole,
Mon coeur vole vers
les cieux. »
- « Quel est donc celui dont le coeur vole ainsi vers Dieu, se dit l’apôtre. -
c’est quelque humble paysan, sans doute. » C’était moins encore - c’était un
pauvre pastoureau tout jeunet, qui gardait au long des berges herbeuses, les
cavales du seigneur Corbécènus. - Esclave latin, il se nommait Sever, était
léger d’estomac, léger de vêtements, léger d’argent, mais ma foi ce matin,
l’onde était pure, les prés luisaient sous la rosée, les côteaux virois
prenaient de douces teintes sous le bleu du ciel, les cavales paissaient
dociles, et le pastoureau comme une alouette gauloise, laissait monter comme
elle son jeune coeur vers l’azur.
L’apôtre l’aborda. - Pauvres tous les deux, ils lièrent connaissance et
communièrent dans la pauvreté de Jésus-Christ. - Mon pinceau n’est point assez
délicat pour rendre cette scène de la primitive Eglise qui se passa sur les
bords tranquilles de la Vire,
tandis que l’apôtre et le berger devisaient entre eux. - Le premier racontait
l’Evangile et Sever était tout oreilles, imaginant une à une les scènes du
Saint Livre : La Vire
si douce devenait le Cédron tumultueux, les bosquets penchés sur elle
figuraient le bois des Oliviers, et là-bas sous les nuages dominant le rocher
du château, se dressait le gibet sacré. - Heureux les humbles ! Heureux ceux
qui pleurent : aimez-vous les uns les autres ; ces paroles sublimes qui ont
soutenu dix-huit siècles et n’ont point vieilli, toutes neuves alors,
pénétraient comme des jets de flamme dans l’esprit de Sever. Les cavales se
rapprochaient du groupe et paraissaient indifférentes en apparence, mais on ne
sait point quels sentiments peut-être agitaient leurs crinières blanches. -
Quand Sever se leva, il était chrétien - quelques doux mots, quelques gouttes
d’eau limpide de la Vire
- avaient accompli ce miracle. - L’apôtre se retira et longtemps, sur les bords
du fleuve les cavales le suivirent en groupe, non fougueuses, mais calmes et
respectueuses, comme si elles eussent voulu lui faire une escorte d’honneur.
Sitôt que Sever fut chrétien, il ne le fut pas à demi. Il priait, dès
que l’aube blanchissait les chênes, il priait encore quand le soleil couchant
incendiait les côteaux. - Il était charitable aussi et comme on dit, il ne se
laissait rien - les loqueteux, il y en avait déjà dans ce temps-là, et il y en
aura toujours, en dépit des lois d’assistance, le savaient bien : aussi
venaient-ils rôder autour de lui et leurs yeux avides mangeaient d’avance le
pain bis et le fromage dur que le pastoureau portait en son bissac. - Sever ne
trompait jamais leur attente ; il ouvrait toujours le bissac et riait de
plaisir, à voir les dents d’autrui dévorer son maigre repas. - Quant à lui, il
vivait d’eau pure et aussi de douces pensées qu’il caressait errant plein de
bonheur, le long de la Vire
aux berges herbeuses.
Ce bonheur durait depuis quelque temps, lorsqu’un jour le seigneur Corbécènus,
revenant d’une chasse fructueuse, écrasant son coursier de son poids excessif,
aperçut son pâtour en train de faire l’aumône. - « Mehercule, gronda-t-il, il
ne jurait jamais qu’en latin - Mehercule - voilà un gaillard qui donne un bien
mauvais exemple - qu’arrivera-t-il, Dieux immortels, si au lieu de voler les
pauvres, on s’avise maintenant de les nourrir ». Et dès lors il prit en grippe
le malheureux Sever et il n’y eut misère qu’il ne s’avisât de lui faire. Certain jour, il ordonna à ses
valets de mettre dans le bissac des graviers à la place de pain. - Ce fut peine
inutile, car celui qui nourrit les oiseaux du Ciel, fit pour Sever un miracle
et changea les cailloux du bissac en un gâteau délicieux, tel que n’en font
pas, même de nos jours, les meilleurs pâtissiers de Vire. - Les pauvres ne
perdirent point leur pitance, ni Sever la joie de la charité. - Corbécènus
avait entrepris de corriger son serviteur, mais, soit dit sans calembour, il y
perdit son latin - on ne vient point facilement à bout de l’avarice, mais par
contre en Dieu, il est de grandes âmes dont on ne dompte jamais la sainte
prodigalité. Tout au contraire, croît-elle, comme les flammes, comme les
douleurs, comme l’amour. - Le pâtour avait commencé par donner son pain, il
finit par donner ses vêtements. - Corbécènus lui fit encore mille peines. -
Sever n’avait personne à qui se plaindre, tout au plus un soupir lui échappait
quelquefois et contait-il ses peines aux peupliers et aux ormes rabougris qui
se penchaient sur les eaux. Pourtant quand il pleurait, ses cavales
l’écoutaient attentives, oubliant de broûter et cessant de remuer leurs bouches
pleines d’herbe. Ainsi l’âne de la crèche, tout stupide qu’il fût, dressa son
oreille paresseuse et dédaigna, une seconde ses chardons, quand retentit, le
premier vagissement du Sauveur. Mais loin d’arrêter les aumônes du pâtre, la
colère de Corbécènus, les excita. - Saint Martin avait donné seulement la
moitié de son manteau : n’en déplaise au patron de ma paroisse, Sever fit plus,
il donna son manteau tout entier. - « Cette fois, dit Corbécènus, c’est trop
fort, et puisque ce sot donne ses vêtements aux pauvres, il couchera à la belle
étoile » et il ordonna que le soir on fermât le pont-levis avant la rentrée du
pâtour. - Le gouverneur romain trouva même cette plaisanterie si drôle qu’il en
rit à en devenir cramoisi. - Or il faut que vous sachiez que cette année-là le
temps était très rigoureux. - C’était comme disent les paysans : « L’année du
grand hivè, l’année que le feu gelit ». - Ayant donc revêtu un malheureux
transi de froid, Sever, à la nuit tombante revenait vers le château. - Déjà les
meurtrières s’allumaient et le pâtour hâtait le pas, allégé par le froid
piquant du soir. - Mais à peine heurta-t-il la poterne. - Nul ne répondit. Le
pont-levis était levé et la valetaille exécutait fidèlement les ordres de
Corbécènus. - Alors Sever eut un moment de désespérance : tout près il
entendait les rires joyeux monter du château - on festoyait là autour d’un bon
feu et lui sentait que la rigueur des frimas, allait lui donner la mort. - Pour
comble de malheur le ciel, qui tout le jour avait roulé de gros nuages gris,
creva tout à coup et tristement, lentement, continument les flocons blancs
tombèrent. - Sever dont les épaules se chargeaient de neige, sentit que c’était
la fin et voulant mourir la prière aux lèvres, il se mit à genoux. - Tout à
coup, il entendit dans le lointain un bruit formidable, pareil au bruit des
flots qui regagnent la grève. - C’était un terrible galop qui s’avançait vers
lui. - Il se détourna et vit la troupe de ses cavales arrivant à toutes brides,
les crins au vent, les naseaux écumants. - Elles allaient donc, affolées sans
doute, le fouler sous leurs sabots, ces chères bêtes qu’il aimait tant et
auxquelles il donnait de si doux noms ! La Blanche, la Coquette, le Mignonne. - Il eut un geste d’effroi
et mit ses mains sur ses yeux. - Mais ses craintes étaient vaines, car à peine
ces superbes cavales l’eurent-elles aperçu qu’elles hennirent joyeusement et
s’arrêtèrent court, à deux pas de lui. - Ce qui se passa par la suite fut
prodigieux. - Les bêtes, comme si une volonté unique les eut animées, firent
cercle autour de Sever, l’entourèrent étroitement, le réchauffant de leur
haleine, amoureusement, comme une mère borde son nouveau-né pour le garantir du
froid.
Toute la nuit se passa ainsi et le lendemain quand les valets de Corbécènus
sortirent s’attendant à trouver un cadavre, ils aperçurent le jeune pâtour qui
priait, les yeux au ciel, entouré de ses fidèles cavales - Il était sauvé.
Un semblable prodige ne demeura pas inconnu - La charité de Sever avait déjà
converti quelques habitants du Val-de-Vire, le miracle des cavales fit le
reste - Il y eut bientôt en ce pays une puissante colonie chrétienne. - A
quelque temps de là Sever en fut le pasteur, puis il devint évêque et fut même
un des plus grands évêques normands : la mort venue on le canonisa : entre
autres miracles que fit son corps bienheureux, vous saurez que sur sa tombe
crut un lys merveilleux, qui prenait racine en son coeur.
Et Corbécènus ? que devint Corbécènus ? - Les avis sont partagés, adhuc
sub judici lis est. - Les uns prétendent qu’il mourût d’indigestion. - On
lui fit des funérailles pompeuses, civiles bien entendu : on lui éleva mausolée
avec épitaphe, deux poètes latins, prenant à la lettre le précepte d’Horace, y
mentaient en vers à qui mieux mieux. Son âme d’ailleurs fut damnée, mais le
diable la trouvant plate et laide n’en voulut point et la laissa aux chiens. -
C’est la première opinion mais un bon chanoine de Coutances ne veut point
l’adopter. - Il prétend que Sever toucha le coeur de Corbécènus et que ce dernier
se convertit et mourut en bon chrétien.
Ai-je besoin de dire que c’est cette seconde opinion que j’adopte.
- J’aime les légendes
religieuses qui se terminent bien et où en fin de compte tous les héros meurent
bien et s’en vont « ès douces fleurs du Paradis ».
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