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--- Il s'occupait de la chose, il ne pouvait rien dire de bas ni de rampant.
"La
grande éloquence est comme la flamme : il faut des aliments pour la nourrir, du
mouvement pour l'exciter ; c'est en brûlant qu'elle jette de l'éclat. Les même
causes favorisèrent aussi chez nos aïeux le talent de la parole. Les orateurs
de nos jours ont sans doute obtenu les succès qu'ils pouvaient se promettre
sous un gouvernement régulier, paisible et heureux. Toutefois la licence et les
troubles semblaient ouvrir de plus vastes espérances, alors que, tout étant
confondu et l'État manquant d'un modérateur unique, chaque orateur était goûté
en proportion de l'ascendant qu'il exerçait sur un peuple abandonné à lui-même.
De là ces continuelles propositions de lois et cette ambition de popularité ;
de là ces harangues de magistrats qui passaient presque la nuit à la tribune ;
de là ces accusations contre les hommes les plus puissants et ces inimitiés qui
s'étendaient à des familles entières ; de là enfin les factions des grands et
les querelles sans cesse renouvelées du peuple et du sénat : toutes choses qui,
en déchirant la république, ne laissaient pas d'exercer l'éloquence et de lui
offrir de brillants avantages. Plus un citoyen était puissant par la parole,
plus aussi l'accès des honneurs lui était facile ; plus, dans les honneurs
mêmes, il l'emportait sur ses collègues ; plus il avait de crédit auprès des
grands, d'autorité dans le sénat, de réputation et de célébrité parmi le
peuple. Voilà ceux dont l'immense clientèle embrassait des nations étrangères ;
ceux que tout gouverneur de province honorait avant son départ, cultivait après
son retour ; ceux au-devant de qui semblaient venir les prétures et les
consulats. Même dans la condition privée, ils n'étaient pas sans pouvoir,
puisqu'ils gouvernaient le peuple et le sénat par leurs conseils et leur
influence. Je dis plus : nos aïeux étaient persuadés que sans l'éloquence on ne
pouvait, dans Rome, atteindre ou se maintenir à un rang brillant et distingué. Et
cette opinion était naturelle, dans un temps où l'on pouvait être, même contre
son gré, conduit à la tribune ; où c'était peu d'opiner brièvement dans le
sénat, si l'on ne soutenait son avis par le talent et la parole ; où l'homme
accusé ou en butte à la prévention devait répondre par sa propre bouche ; où de
simples témoignages demandaient une voix exercée, puisque, dans les causes
publiques, on ne pouvait les donner absent ni par écrit, mais qu'il fallait
déposer de vive voix et en personne. Ainsi aux grandes récompenses se joignait
une impérieuse nécessité. Et, si la réputation de bien dire était belle et
glorieuse, celle d'être muet et incapable de parler n'était pas moins
humiliante. Aussi les talents étaient-ils aiguillonnés par l'honneur autant que
par l'intérêt : on eût rougi de descendre du rang des patrons à celui des
clients ; de laisser passer à d'autres familles des relations héréditaires ; de
s'exposer, par inertie et par insuffisance, à ne pas obtenir les dignités, ou,
les ayant obtenues, à rester au-dessous.
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