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"La seule partie qui nous reste de l'ancien domaine des orateurs, le
barreau n'annonce pas lui-même une réforme complète, ni une société où tout
marche à souhait. Qui nous appelle, en effet, s'il n'est coupable ou malheureux
? quelle ville a recours à la nôtre, si son repos n'est troublé par quelque
voisin ou par des querelles domestiques ? quelle province défendons-nous, si
elle n'est dépouillée et opprimée ? Or mieux vaudrait n'avoir pas à se plaindre
que d'obtenir vengeance. : si l'on trouvait une cité où personne ne commit de
faute, l'orateur serait de trop dans ce pays d'innocence, comme le médecin
parmi des gens bien portants. Cependant, si l'art de guérir est moins en usage
et fait moins de progrès chez les nations où les tempéraments sont meilleurs et
les santés plus robustes, on peut dire aussi que la gloire de l'orateur est
moindre et plus obscure, là où règnent les bonnes moeurs et le respect d'un
pouvoir tutélaire. Qu'est-il besoin d'opiner longuement dans le sénat, quand
les bons esprits sont si vite d'accord ? A quoi bon tant de harangues devant le
peuple, lorsque ce n'est pas une multitude d'ignorants qui délibèrent sur les
intérêts publics, mais le plus sage et lui seul ? Que serviraient des voix
toujours prêtes pour l'accusation, quand les délits sont si rares et si légers
? d'ennuyeuses et interminables défenses, quand la clémence du juge va
au-devant de l'accusé en péril ? Croyez-moi, hommes honorables et, autant que
besoin est, orateurs accomplis : si vous étiez nés, vous dans lis âges
précédents, ceux que nous admirons, à l'époque où nous sommes, et qu'un Dieu
eût tout à coup échangé vos places dans le temps et l'existence ; non, la
gloire éclatante dont brilla leur talent ne vous eût pas manqué, et eux-mêmes
auraient connu la mesure qui tempère le vôtre. Mais, puisqu'on ne peut obtenir
à la fois une grande renommée et un profond repos, que chacun jouisse des
avantages de son siècle, sans décrier le siècle où il n'est pas."
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