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"L'opinion même et la renommée, seul objet de leur culte, et dont ils
attendent, de leur propre aveu, l'unique salaire d'un pénible travail, ont
moins d'éloges pour les poètes que pour les orateurs ; car personne ne connaît
les poètes médiocres, et peu connaissent les bons. Quelle lecture eut jamais un
assez rare succès pour que le bruit s'en répandit par toute la ville, bien loin
de pénétrer au fond de tant de provinces ? Quel voyageur venu d'Asie (pour ne
point parler de nos Gaulois) s'enquiert en arrivant de Saléius Bassus ? ou
bien, si quelqu'un le cherche, une fois qu'il l'a vu, il passe outre, et sa
curiosité est satisfaite, comme s'il avait vu un tableau ou une statue. Du
reste, mon discours ne s'adresse pas à ceux auxquels la nature a refusé le génie
oratoire, et je ne veux pas les détourner des vers, si la poésie peut charmer
leurs loisirs et désigner leurs noms aux louanges de la renommée. L'éloquence
elle-même et tous les genres qu'elle embrasse sont pour moi sacrés et
vénérables ; et ce n'est pas seulement le cothurne, objet de vos préférences,
ni les accents de la muse héroïque, qui obtiennent mes respects ; la douceur de
la lyre, les voluptueux caprices de l'élégie, l'amertume du vers satirique, les
jeux de l'épigramme, toutes les formes en un mot que revêt l'art de bien dire,
me paraissent le plus noble exercice d'un esprit élevé. Mais c'est à vous,
Maternus, que je fais le reproche de ce que, porté par votre talent vers les
hauteurs où l'éloquence a établi le siège même de sa puissance, vous aimez
mieux égarer vos pas, et, arrivé au sommet, redescendre aux degrés inférieurs. Si
vous étiez né dans la Grèce, où l'on peut avec honneur exercer aussi les arts
du gymnase, et que les dieux vous eussent donné la vigueur et les muscles de
Nicostrate, je ne souffrirais pas que ces bras puissants, formés pour la lutte
et le pugilat, dissipassent vainement leurs forces à jeter un simple javelot ou
à lancer un disque. C'est ainsi que maintenant je vous appelle, de vos salles
de lecture et de vos théâtres, aux luttes du Forum et aux véritables combats. En vain essayeriez-vous de recourir à l'excuse
ordinaire, que l'art du poëte est moins sujet à offenser que celui de
l'orateur. La générosité de votre admirable naturel éclate malgré vous, et ce n'est
pas pour un ami, mais (chose bien plus dangereuse !) c'est pour Caton que vous
offensez. Et rien ici qui atténue
l'offense, ni la loi impérieuse du devoir, ni le besoin d'une cause, ni les
hasards d'une improvisation rapide et animée. C'est avec réflexion que vous semblez
avoir choisi un personnage dont le nom frappe et dont les paroles aient de
l'autorité. Je sais ce que l'on peut répondre : c'est de là que viennent les
grands succès ; voilà ce qui enlève les applaudissements d'un auditoire, ce qui
est bientôt répété par toutes les bouches. Cessez donc d'alléguer ce repos et
cette sécurité prétendue, puisque vous allez chercher un adversaire qui a la
force de son côté. Qu'il nous suffise à nous de défendre des intérêts privés et
de notre siècle : là du moins, si le péril d'un ami nous arrache quelques
expressions qui blessent des oreilles puissantes, on estimera notre zèle, et
notre liberté trouvera son excuse."
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