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Sans explorer le monde entier
et « l’aller parcourant », on peut, sans filer loin, faire des promenades
originales. Il n’est point besoin, par exemple, de courir jusqu’au pays
des Causses pour rencontrer des grottes et des cavernes, et, qui
plus est, des grottes habitées, comme aux temps préhistoriques ! Il suffit de
descendre la vallée de la Seine,
très riche en excavations naturelles ou artificielles pour faire un voyage
pittoresque et très curieux, pour rencontrer nombre d’habitations creusées dans
la masse crayeuse des falaises, et des villages ou des hameaux presque
entièrement nichés sous terre, vraies taupinières et vrais terriers abrités des
intempéries.
C’est à partir de Mézières, en Seine-et-Oise, que la vallée de
la Seine prend
son aspect pittoresque avec ses hautes collines, s’arrondissant en croupes, ou
se dressant en blanches falaises accompagnant le fleuve. Avec la craie si
tendre, commencent les habitations souterraines qui, certainement, ont eu
souvent des origines anciennes, soit qu’elles aient servi de lieux d’abri et de
refuge, soit qu’elles aient été occupées par les hommes, en temps ordinaire. L’homme
primitif de ces régions a vraisemblablement trouvé dans ces assises de la
période secondaire son premier abri. Certains groupements d’êtres humains,
certains villages commencèrent par être souterrains ; puis, peu à peu, ils se
seront répandus à l’extérieur et en dehors des grottes et des cavernes,
naturelles ou factices, pour édifier des huttes et des maisons. Parmi ces
habitations souterraines de la vallée de la Seine, on peut,
du reste, distinguer plusieurs genres. Tout d’abord les abris
souterrains non abrités, simples excavations qui servent de remises pour les
charrettes, de hangars, d’écuries, de « loges à outils » ou de caves ; puis
les habitations mixtes qui voilent leur misère, qui cachent leurs
appartements creusés dans le roc par une façade construite en véritables
matériaux, enfin, les habitations complètement souterraines et
habitées.
Au hasard d’une descente le long de la Seine, nous allons
rencontrer des types différents de ces habitations souterraines un peu de tous
les côtés.
En quittant Mantes, par exemple, quoi de plus curieux que les
abris souterrains de Rolleboise, - le pays des tunnels ! - et surtout que sa
pittoresque église, creusée dans la roche, et quand on la voit, de loin,
dominant les méandres du fleuve ? Quoi de plus curieux encore que les abris
souterrains rencontrés entre Bennecourt et Vétheuil, le coin bien connu des
paysagistes ? A Gloton, à Tripleval, ces habitations souterraines abondent. A
Tripleval, une de ces caves souterraines s’ouvre par une grande baie décorée de
moulures et d’ornements gothiques qui n’est pas sans caractère. Dans un hameau
voisin, à Clachaloze, des réduits creusés dans la falaise ne sont pas moins
curieux. L’un d’eux, au temps de la
Gaule, a dû être occupé, car on y trouve encore des traces de
chevaux. On y accédait jadis par une sorte de plan incliné qui a été transformé,
il y a quelque temps, en un escalier par des marches taillées dans la craie. A
l’intérieur, un énorme silex à deux branches paraît avoir servi d’anneau pour
attacher les chevaux.
Mais en parcourant le pays, à droite et à gauche, nous
voici arrivés à hauteur de la
Roche-Guyon que signale de loin son vieux donjon du XIIe
siècle, commandant la grande courbe de la Seine. Là, de tous côtés, se rencontrent des
habitations souterraines, pour la plupart longeant le chemin creusé dans la
roche. Là, toute la falaise crayeuse est perforée ; le vieux château de Guyon,
si souvent assiégé par Guillaume Le Roux, roi d’Angleterre, et par Bertrand Du
Guesclin, n’est qu’un dédale de souterrains, de voûtes et de salles creusés
dans la craie. Du Guesclin le constate lui-même. Quand il eut pris les
châteaux de Vétheuil et de Rolleboise, il les rasa complètement. Quant à celui
de la Roche-Guyon,
creusé dans le roc, rupi excavatum castellum, dit la chronique, il
ne put, - et pour cause, - l’abattre. Le vieux château féodal en fut donc
réduit, par la suite, à subir les assauts de Dunois et de Henri V.
A peine
a-t-on franchi actuellement la porte principale qu’on pénètre dans un couloir
taillé dans la roche et aboutissant à de grandes salles également creusées dans
les blocs crayeux, mais dallées de larges pierres. De ci, de là, on y remarque
l’écusson des Guyon, avec leur devise : « C’est mon plaisir », ou
encore cette antique plaque de fer sur laquelle sont gravés plusieurs articles
concernant « les droits d’acquit et de péage dus aux seigneurs de la Roche-Guyon pour les
marchandises chargées en bateau ». Très curieux aussi, l’énorme réservoir,
toujours taillé dans la roche. Celui-là ne date pas du moyen-âge, mais fut
creusé par un des seigneurs de la Roche-Guyon, - le duc de La Rochefoucauld, fils
du La Rochefoucauld
des Maximes. Ce réservoir, qui contient 6.138 hectolitres et qui a
soixante-dix pieds de long sur vingt-huit de large, fut construit, en 1742,
pour recueillir les eaux de la course de Cérence que lui amène un aqueduc bâti
par l’architecte Louis Villars.
Plus curieuse encore, la chapelle, également creusée
entièrement dans la roche. Vous souvenez-vous d’une des plus belles Méditations
de Lamartine, la Semaine sainte à la Roche-Guyon ?
Dans le creux du rocher, sous une voûte obscure….
Empreinte du sentiment religieux le plus élevé, elle fut inspirée au poète dans
des circonstances que lui-même a racontées. Invité par le duc de Rohan qui, en
1819, n’était qu’un brillant officier de mousquetaires, Lamartine était venu à la Roche-Guyon, auprès de
ce grand seigneur « qui rêvait cependant déjà de consacrer à Dieu son âme, sa
jeunesse et son grand nom. »
Le principal ornement du château, a écrit Lamartine, était une
chapelle creusée dans le roc, véritable catacombe affectant la forme des nefs,
des choeurs, des piliers, des jubés d’une cathédrale. Le jeune duc
m’engagea à y aller passer la
Semaine sainte avec lui et m’y conduisit lui-même. J’y trouvai une réunion de jeunes
gens qui sont devenus, pour la plupart, des hommes éminents. Le service
religieux, volupté pieuse du duc de Rohan, se faisait tous les jours, dans
cette chapelle, avec une pompe, un luxe et des enchantements sacrés qui
enivraient de jeunes imaginations.
On sait que le duc de Rohan se maria quelques années après et
que sa jeune femme ayant été brûlée vive en faisant sa toilette, il sentit
renaître sa vocation, entre dans les ordres et devint archevêque de Besançon,
puis cardinal !
Mais quittons ces souvenirs littéraires, d’autant plus que
nous allons en retrouver d’autres dans un village voisin des bords de la Seine, à Haute-Isle. En
effet, c’est à Haute-Isle que Boileau allait goûter en paix les plaisirs de la
campagne lorsqu’il lui était permis de fuir les « chagrins de la ville ». C’est
là qu’il écrivit, en 1667, sa fameuse Epitre - la sixième - à M. de
Lamoignon, avocat général auprès du Parlement, le grand-père de Malesherbes. Vous
vous en souvenez peut-être encore et vous n’avez point oublié cette description
des habitations souterraines de Haute-Isle - Boileau écrivait Hautile ?
C’est un petit village ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,
D’où l’oeil s’égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine,
au pied des monts que sont flot vient laver,
Voit, du sein de ses eaux, vingt îles s’élever
Qui, partageant son cours de diverses manières,
D’une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village, au-dessus, forme un amphithéâtre ;
L’habitant n’y connaît ni la chaux ni le plâtre,
Et, dans le roc qui cède et se coupe aisément,
Chacun sait, de sa main, creuser son logement.
Cette description que Nicolas Boileau, en villégiature chez son neveu Dongois,
greffier au Parlement et seigneur du lieu, traçait de Haute-Isle, en assez
mauvais vers, - avouons-le, - à défaut d’autre mérite, est encore exacte.
Haute-Isle, qui compte de nos jours 139 habitants, voit la
plupart d’entre eux occuper des logements creusés dans les flancs de la colline
que surplombe l’ancien colombier du manoir de la Roche-Guyon, distant
de deux kilomètres. Logements
économiques, au surplus, loyers bon marché qui ne grèvent pas trop lourdement
les budgets des braves paysans. Une de ces habitations qu’occupe le menuisier
du pays, Alexandre Lefuel, ne coûte que 20 francs, et, pour ce prix, ce brave
homme a un logis frais l’été et chaud l’hiver, et même un four pour cuir son
pain ! Un autre terrier, sans locataire actuellement, revient encore à meilleur
compte ; il ne coûte que 5 francs par an.
L’église de Haute-Isle, très ancienne, peut compter au premier
rang des églises souterraines des bords de la Seine. A
première vue, on n’en aperçoit que le clocher carré surmonté d’un toit pointu.
Etrangement, il émerge du sol, comme transporté au milieu des champs par
quelque ouragan. La nef, éclairée par quatre grandes baies, est creusée dans le
rocher : ce qui ne l’empêche pas de posséder des boiseries d’un travail
remarquable et qui pourraient bien avoir été données par ce Dongois que Boileau
appelait si respectueusement « mon illustre neveu. »
Après Haute-Isle, nous rencontrerons encore des maisons
souterraines à Chantemelle : l’une d’entre elles est même habitée par le
garde-champêtre du pays qui occupe ainsi… un rang élevé et qui, de la terrasse
de son « home » peut contempler tout un paysage de verdure et l’interminable
suite des collines. Maisons souterraines encore à Connelles, près des Andelys,
ancienne dépendance de l’archevêché de Rouen, au Château-Gaillard, sous le
colombier, puis, en descendant les sinuosités de la Seine, près d’Elbeuf, aux
roches d’Orival.
Les roches d’Orival ! Celles-ci sont célèbres, et cette haute
falaise, depuis la Roche
Foulon jusqu’à la
Roche du Pignon, depuis le Port du Gravier jusqu’au
Clos-Gosse, est, de tous côtés, trouée d’excavations et de grottes, situées à
diverses hauteurs. Rien de plus pittoresque, du reste, soit que la masse
crayeuse se dresse à pic, montrant ses assises de silex noir, soit qu’à son
sommet, elle surplombe ou menace de s’écrouler, soit encore qu’elle se dresse
en aiguilles isolées ou forme des arcades comme la Manneporte
d’Etretat. C’est dans le flanc de cette falaise que sont nichées les
habitations occupées, souvent de père en fils, par des familles habituées à
vivre de cette vie des cavernes, ne se préoccupant guère des menaces
d’éboulement et de glissement - ce qui arrive parfois cependant.
Une de ces cavernes est particulièrement très profonde et,
entre autres curiosités, contient une sorte d’autel pratiqué dans la roche qui
lui a fait donner le nom de Grotte sculptée. C’est dans ces
excavations d’Orival qu’un écrivain normand, M. Auguste Fleury, a fait passer
les principales scènes de son roman Pirouette. A Orival même, la
vieille église dédiée à saint Georges, et qui date du XVIe siècle, est en
partie taillée dans la falaise, dans la roche d’Orival, la Roka de
Oireval, dominée jadis par le Château-Fouët, dressé là par Richard Coeur-de-Lion,
et où étaient venus se grouper certains ermitages. Sous Louis XV, un de ces
ermites, secourus la plupart du temps par les seigneurs de la Londe, était un franciscain
du tiers ordre.
Est-ce à un souvenir semblable que le Trou au Moine,
autre excavation creusée à une certaine hauteur dans la roche qui se trouve à
l’angle de la route nationale, aux Authieux-Port-Saint-Ouen, doit son nom ? Est-ce
parce que, suivant les traditions, des prêtres s’y seraient réfugiés au moment
de la Révolution
? Toujours est-il que cette grotte, dont l’ouverture bouchée n’a été
redécouverte qu’en 1864, est très profonde, et que ses galeries se prolongent
bien pendant 300 mètres. L’accès, du reste, n’en est pas commode et les
explorateurs qui s’y sont risqués n’en ont guère gardé un bon souvenir !
Les roches blanches de Saint-Adrien, qu’on aperçoit sur la
même rive, sont heureusement plus faciles à escalader. Tout le monde connaît
Saint-Adrien et ses jolies falaises couronnées de gazon, où se dressent les
touffes sombres des genévriers et où fleurissent les bouquets bleus de la
violette de Rouen, la viola rothomagensis, cette rareté du monde
végétal. Tout le monde connaît cette petite chapelle, creusée dans la
falaise et qui hausse, contre la paroi, son petit clocher au-dessus d’un toit
de chaume. Plus d’un touriste, gravissant le sentier crayeux, a pénétré dans le
petit sanctuaire aux voûtes taillées dans la roche et a jeté un coup d’oeil sur
la contretable, sur l’inscription qui rappelle le souvenir d’un prieur, sur les
anciennes boiseries et sur cet étrange silex crochu qu’on appelle « le
bras de Saint-Adrien ! » Un fameux bras, soit dit en passant ! Plus d’un
excursionniste, poussant encore plus loin sa curiosité, après avoir contemplé
un instant ce cours de Seine miroitant au soleil, a grimpé jusqu’aux deux
grottes qui s’étagent au-dessus de la chapelle et auxquelles on accède par un
sentier de chèvre, tout fleuri d’églantines jaunes.
De
Saint-Adrien on connaît tout, ses auberges et ses guinguettes sous les saules,
sa source du Becquet - car ce fut longtemps le nom du hameau perdu dans un
repli du vallon ; son prieuré construit au bord de l’eau ; son bois de
Roquefort qui va rejoindre ceux de Belbeuf, au sommet des falaises. Mais ce
qu’on ignore, c’est l’origine de cet étrange sanctuaire construit dans la
roche, c’est son histoire au temps jadis. A vraiment dire, la chapelle de
Saint-Adrien, blottie sous la côte, ne doit pas être antérieure au XIVe siècle,
et elle doit son origine… à la peste, cette peste que nos amis les Anglais
finiront bien par nous ramener en Europe. Au moyen-âge, on éleva un peu partout
des chapelles isolées, dans les lieux solitaires où des ermites vinrent se
fixer et où l’on honorait particulièrement certains saints : saint Adrien,
saint Sébastien, saint Roch, saint Antoine. L’anachorétisme florissait alors.
Braves gens, épris de vie contemplative, mi-mendiants,
mi-cénobites, un peu en marge de la vie religieuse, souvent bien vus des
populations rurales et mal considérés du clergé séculier, les ermites furent
nombreux dès les premiers temps du christianisme et se maintinrent à travers
les âges, bien que Charlemagne, qui ne les aimait guère, ait voulu les faire
rentrer dans les ordres monastiques.
En Normandie, ils ont complètement disparu, - contrairement à
certains cantons des pays méridionaux où ils existaient encore, - témoin
l’ermite que le terrible anarchiste Ravachol fit passer un beau jour de vie à
trépas. Mais si on ne rencontre pas les vieux ermites sur le pas de leur
grotte, comme dans les romans de Ferdinand Fabre, il n’en est pas moins vrai
qu’ils furent autrefois nombreux dans notre région. Déjà nous avons cité ceux
d’Orival, mais il y en avait à Rouen même, au Mont-Gargan, à
Saint-Gilles-de-Repainville, près du Nid-de-Chien, et l’on trouve, en 1304, un
bourgeois de Rouen, Jean Hardy, qui, lui, fait une donation. Il y en avait
encore à La Bouille
; à Notre-Dame-de-Barre-y-va, près de Caudebec-en-Caux ; au Bosc-Michel ; à
Thiergeville dans le canton d’Yvetot, où des ermites vivaient dans deux grottes
creusées dans la roche au milieu du bois Tranchard, instruisant les enfants du
village ; à Colleville, près de Valmont, où un solitaire vécut jusqu’en 1789.
Les ermites de Saint-Adrien durent occuper tout d’abord la
première grotte, celle où se trouve actuellement la chapelle : c’était leur
résidence d’hiver. Quant à leur maison de campagne d’été, elle était située
dans les trois grottes supérieures, mieux aérées. En 1309, les ermites de
Saint-Augustin vinrent se fixer à Rouen, en vertu d’une charte de
Philippe-le-Bel : tout porte à croire que les ermites, qui plus tard se
succédèrent dans les cavités isolées de Saint-Adrien, faisaient partie du même
ordre et on peut en prendre pour preuve qu’une confrérie, érigée en l’église
des Augustins à Rouen, en 1651, possédait un banc dans l’église souterraine.
Cet ermitage, qu’on trouve parfois dénommé sous le nom de l’Antre
le Roy, probablement de ce qu’il se trouvait en face de la Seine qui appartenait, à
partir de Saint-Adrien, au domaine royal et prenait la dénomination de l’Eau
du Roy, fut longtemps occupé par des ermites qui se succédèrent. En 1522,
il y en avait encore un, l’ermite du becquet, ainsi qu’on le désigne, et
le malheureux était bien pauvre, car il ne put contribuer à la rançon de François
Ier, bien qu’on ne l’eût taxé qu’à quatre livres. Voici, au surplus, ce que je
trouve dans un Compte de perception du restant des taxes accordées par
le clergé de Normandie, en 1522.
Pour la somme de quatre livres tournois dont est faite recepte
ci-dessus, sur l’ermite du Becquet au doyenné de Périers, lequel n’a rien payé
pour les causes que dessus reprins IV livres tournois.
Au XVIIe siècle, la chapelle de Saint-Adrien était encore
classée comme ermitage, puisque Georges Martin, dans son Confiteor de
l’Infidèle Voyageur, écrit :
J’allai ensuite faire, sans dévotion, un pèlerinage à la
chapelle Saint-Adrien, hermitage distant de la ville de Rouen de deux lieues,
m’embarquant sur la Seine
dans un petit bateau couvert de feuillages et de toiles.
La chapelle souterraine n’était donc, dans l’origine, qu’un
simple ermitage, mais trente ans plus tard, elle était transformée en prieuré,
par un des seigneurs de Belbeuf, dont elle dépendait, Thomas de Poissy, qui,
méprisant les grandeurs, voulut vivre et mourir simple curé de campagne à
Grandchamp. Riche et généreux, la paroisse de Belbeuf lui doit la construction
de la nef de son église et Saint-Adrien l’érection de sa chapelle en prieuré ;
notons en passant que dans son acte de fondation, il imposa au prieur
l’obligation de dire une messe tous les dimanches dans l’église de Belbeuf. Le
premier titulaire du prieuré de Saint-Adrien fut un nommé Nicolas Le Roux,
clerc du diocèse de Rouen, mais mineur, qui en rendit aveu en 1595.
Dans cet acte, on voit qu’il est également fait mention d’une
chapelle Saint-Adrien : celle-ci était située sur le sentier qui passait alors
où se déroule la route actuelle, à cinq cents pas environ de la chapelle de
Saint-Adrien. Très probablement elle avait servi de maladrerie, mais elle
disparut en 1750, lors de l’établissement de la route d’en bas.
A Nicolas Leroux, qui ne conserva guère son bénéfice, succéda
Robert Le Riche, curé de Celloville, chapelain de Notre-Dame-de-la-Ronde, puis,
en 1643, Guillaume Radou, vicaire de Sainte-Croix-des-Pelletiers, qui délégua
ses pouvoirs à un simple prêtre, puis, à la mort de Radou, Jean-Jacques Drieux,
jusqu’en 1703. A
cette date, le prieuré passa à Louis Wauber, puis à Jean-Baptiste Grutel, puis
à Jean Yvon, curé de Sainte-Croix-des-Pelletiers, savant et lettré, amateur de
belles-lettres, qui voulu être enterré, en 1756, dans la petite chapelle qu’il
avait fort aimée et à laquelle il avait donné un fort beau graduel. Les
derniers prieurs furent l’abbé Thorel, grand vicaire d’Avranches, puis le sieur
Giraud, qui, à la
Révolution, fut nommé curé constitutionnel de Belbeuf. A
cette date, la chapelle de Saint-Adrien fut vendue à un marchand de Rouen, qui
établit sa cave dans la grotte des ermites et ses magasins dans le sanctuaire.
Entre temps, au XVIIe siècle, un chanoine de Rouen, le
chanoine Roch, dont Dom Pommeraye s’est complu à nous raconter l’histoire,
avait voulu se retirer comme ermite à Saint-Adrien, et ne l’ayant pu, alla
mener la vie anachorétique dans les montagnes de l’Aragon. A cette époque,
l’ermite faisait des prières et des oraisons sur la rivière de Seine, en
surplis et en étole : la navigation était alors difficile, et les patrons
des barquettes, descendant d’Oissel, aimaient à recommander leur
âme à Dieu, au moindre péril. Le prieur, à leur passage, venait donc les bénir,
et, en échange, ceux-ci lui offraient toutes sortes de présents en nature. Quand
le chemin de hallage - le Chemin de la Marchandise, comme
on l’appelait - passa d’une rive sur l’autre, on juge du désappointement du
prieur, frustré dans ses… oraisons et surtout dans ses bénéfices ! Heureusement,
il avait les profits que lui rapportaient les pèlerinages, fort nombreux alors,
et notamment ceux des paroissiens du Grand-Couronne, qui, jusqu’à notre époque,
faisaient dire à Saint-Adrien une messe en l’honneur de la reine Mathilde,
bienfaitrice de leur commune. La paroisse de Varneville-aux-Grès, près de
Tôtes, s’y rendait également en accomplissement d’un voeu fait pendant la
peste.
Mais il est avec les voeux - même les plus solennels - des
accommodements, et les Varnevillais se contentent maintenant d’aller tous les
lundis de la Pentecôte
jusqu’en une commune voisine, à Bretteville, en portant au bout d’un bâton
l’image du saint qu’ils ont abandonné. Voilà comment on arrange les
choses et le proverbe : Passato il pericolo, gabbato el santo sera
toujours vrai !
Après
Saint-Adrien, en suivant les bords de la Seine, les habitations souterraines sont rares ;
tout au plus trouverait-on quelques abris creusés dans la roche Sainte-Catherine,
dans les fabriques de chaux et de pouzzolane de la route de Bonsecours ; mais
voici les Caves de Dieppedalle. Elles doivent avoir eu une origine très
ancienne et ont dû servir de carrière, mais dans des temps très reculés, car au
moyen-âge on ne trouve mention que des carrières du Val-des-Leux et de Vernon. Très
vastes, très hautes, s’ouvrant par de larges embrasures, elles servaient à
maints usages. Dans un registre des Vingtièmes de 1770, j’en compte
plus d’une cinquantaine ou l’on abrite des vins, et surtout les sels de la Gabelle, car ces caves
pouvaient en contenir jusqu’à 37.000 muids.
Quatre d’entre elles appartenaient au couvent des Pénitents de
Sainte-Barbe ; les autres étaient la propriété de particuliers : MM. Hauguet,
Mauger, Langlois, Boucherot, de Cavelande, Galliot, Gosselin, Varin, Lézurier. La Gabelle,
qui avait là son dépôt général de sels pour Rouen et Paris, en louait treize à
sieur Cabeuil, pour son service. On peut se rendre compte de l’aspect
qu’avaient alors ces anciennes caves au XVIIIe siècle par le joli tableau de
Hoüel, le peintre rouennais, que possède notre Musée. Plus tard, ainsi que nous
l’avons dit, Dieppedalle devint le Bercy rouennais : tous les vins du Bordelais
arrivant par mer y étaient entreposés : les caves avaient même la réputation de
vieillir le vin et de lui donner du parfum. Mais aujourd’hui on a trouvé bien
d’autres moyens ! Après les vins on y entreposa quelque temps des pétroles en
fût, mais les pétroles arrivant maintenant en vrac, dans les steamers, ce
dernier usage a bientôt disparu. Il ne fut pas, du reste, sans avoir des
inconvénients !
Les carrières de Caumont, elles, existent toujours et sont
toujours en exploitation. Situées au bord de la Seine, au bas Caumont, elles
s’enfoncent dans la côte, perpendiculairement au fleuve et on y accède par des
petits chemins appelés des cavées. On en tire une belle pierre blanche
d’excellente qualité et très employée dans toute la Haute-Normandie. Ces
grandes carrières aux parois coupées à pic par le travail des carriers, ont
parfois un aspect fantastique d’une sauvagerie bizarre : l’une d’elle,
exploitée par M. Lamy, a près de mille huit cents mètres de profondeur, avec de
nombreuses galeries intermédiaires. La plus curieuse est sans contredit la « Jacqueline » qui renferme un
ruisseau souterrain et une grotte où les stalactites - à Caumont on dit
les marcassis - laissent pendre leurs congélations brillantes. A la Ronce, un hameau de Mauny,
existait aussi la carrière du Val-des-Leux, d’où sortirent, au XVe siècle,
toutes les pierres employées dans la construction des églises de Rouen. Pas
un compte de maître machon qui ne fasse mention de cette pierre
!...
En gagnant
Duclair, un peu avant d’y arriver, voici encore des habitations souterraines. Celles-ci,
situées au milieu de la roche, bien exposées au soleil, sont coquettes avec
leurs parures de fleurs et il semble qu’il y fait bon vivre. L’une sert de
débit de tabacs et une autre porte une enseigne engageante. Près de
Saint-Wandrille, voici encore quelques grottes célèbres. Celle-ci, près de la
chapelle de Saint-Saturnin, fut habitée par le calligraphe Hardwin, mort en
811, et qui travailla à la Chronique de Fontenelle. Deux autres se
trouvent aux environs de Caudebecquet : l’une d’elles porte le nom de Grotte
à Milon qui lui vient de ce qu’elle avait été habitée par saint Milon, fils
de sainte Wisle, qui fut abbesse de Logium, le premier monastère de
Saint-Wandrille.
Jusqu’à présent, nous ne nous sommes guère écartés des bords
de la Seine ;
il existe cependant des habitations souterraines dans d’autres parties de nos
départements normands. Dans l’Eure, par exemple, les caves d’Ezy, entre Dreux
et Ivry-la-Bataille, qu’il ne faut pas confondre avec les grottes d’Eyzies,
célèbres par leurs découvertes préhistoriques, sont connues au moins autant que
la chapelle souterraine de Saint-Germain-la-Truite, élevée en souvenir d’un
miracle fameux : le saint évêque ayant rendu la vie à une jeune fille dont une
truite vorace avait dévoré la main. Cette truite anthropophage pourrait
bien, entre nous, être… un renard ! Les cavernes d’Ezy, habitées par une population
de nomades et d’outlaws, qui avaient trouvé là des logis à bon marché,
firent parler d’elles il y a quelque temps. En reprenant la vie des
troglodytes, les habitants des cavernes d’Ezy en avaient repris les moeurs. Placés
en dehors du monde, ils étaient revenus quasi à l’état sauvage, poussant le
naturisme… jusqu’à abandonner tout vêtement. La police dut se mêler à
mettre un terme à cette évolution regressive et à ce retour à la vie
ancestrale, mais elle ne put déloger les sauvages d’Ezy !
Plus près de
nous, à Dieppe, comment ne pas parler des gobes des falaises ? Il y en a encore
cinq ou six du côté du Casino et neuf du côté de la falaise du Pollet, où
vivent une trentaine de familles, hommes, femmes et enfants, braves gens,
cueilleurs de moules, porteurs de poisson, pêcheurs de crevettes : les Prince,
les Malvillain, le père Hermelle. Celui-ci occupe, depuis longtemps, la
plus grande des gobes dieppoises, située sous la chapelle de
Notre-Dame-de-Bonsecours, au Pollet ; c’est un vrai domaine de cinquante mètres
de profondeur, qui se dirige dans la direction du Puys et forme un circuit
qu’on met bien une demi-heure à parcourir. Tous ces pauvres gens vivent là tant bien que mal, sans souci des
éboulements, toujours possibles, aimant ces logis improvisés, jusqu’au point de
ne vouloir point les abandonner quand arrive la vieillesse.
Ces gobes qui donnent asile à toute une population
malheureuse, sont, au reste, très connues des étrangers, et ceux-ci, en
parcourant la grève, ne sont pas peu étonnés de voir sortir à l’heure du dîner,
des tourbillons de fumée de ces antres. L’une d’elles se trouve près de
l’atelier de l’excellent peintre de marine Haquette, et l’artiste ne peut
compter sur de meilleurs surveillants pour son immeuble que sur les gens des
gobes, qui ne toléreraient aucune dépradation dans le domaine de leur voisin.
Il n’y a pas très longtemps que ces gobes sont habitées. Autrefois,
ces crevasses servaient seulement de refuges aux contrebandiers de mer qui
venaient y décharger la nuit, du sel, du tabac, des porcelaines. La Légende ajoute même que
pour ne pas être troublés dans leur besogne nocturne, ils avaient soin de
secouer des chaînes, dont le cliquetis effrayait les passants superstitieux,
qui croyaient à l’apparition des Dames blanches ou des Gobelins ! Je crois même
que ce dernier mot provient de cette dénomination des gobes
hantées. La Grotte,
du reste, appelle la Légende,
et nous pourrions en citer comme exemples les histoires fameuses des grottes
d’Etretat, la Chambre
des Demoiselles et la légende des jolies filles du château de Trefossé,
le Trou à l’homme et le Trou à Romain.
La première locataire libre des gobes dieppoises
fut, je crois, une femme, la mère Babet, dont beaucoup de Dieppois se
souviennent encore, et qui s’y était installée avant les événements de 1870. C’était
un type, une vraie matelotte, dont elle avait gardé le costume et les allures :
toujours habillée en homme - vieille vareuse, bonnet bleu sur sa tête
grisonnante, la pipe à la bouche et la chique gonflant la joue. Longtemps, elle
avait été à la pêche, puis, quand l’âge ne lui avait plus permis de mener ce
dur métier, elle s’était réfugiée dans cette crevasse de rocher, allant de temps
à autre auprès des gens qui la connaissaient bien, solliciter quelques secours,
avec cet accent zézayant qui est la marque du patois polletais. Il y a
vingt-cinq ans environ que la mère Babet, première habitante des gobes
dieppoises, mourut, âgée de soixante-quinze ans environ, mais l’on voit qu’elle
a trouvé des imitateurs. Aussi bien partout où la misère force l’homme à
reprendre les moeurs primitives, on le voit abandonner très rapidement les
usages de cette civilisation, dont nous sommes si fiers, et ce n’est peut-être
pas la constatation la moins curieuse de cette petite exploration à travers les
grottes, cavernes, souterrains, trous, crevasses, creux et cryptes de notre
vieux pays normand !...