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C’est toujours un merveilleux
spectacle que celui de l’automne en nos campagnes normandes. Tandis qu’à
l’horizon, la forêt jaunissante, tachée de pourpre par endroits, forme une
toile de fond au décor splendide, en avant les près, au soleil levant,
étincellent de mille feux produits par la rosée. Dans les herbes et dans les
chaumes brillent d’innombrables filaments, soyeux et légers, sur lesquels les
gouttelettes de la rosée miroitent encore plus vivement. De loin, pour le
chasseur qui traverse la plaine, ou pour le petit soldat en manoeuvres de
septembre, on dirait un immense tapis blanc reflétant les rayons du soleil,
tandis que sur la route ces mêmes fils, si fins, si ténus, si souples, si
argentés, accrochés aux arbres, flottent et ondulent dans l’air matinal.
Bientôt, on en est couvert. Ces légers filaments adhèrent aux
vêtements, aux chapeaux de paille ; les uns viennent se fixer contre le visage
et produisent une sensation légère qui, à la longue, finit par devenir agaçante
; les autres, plus ténus, passent au-dessus de votre tête, emportés par la
brise. La campagne en est toute blanche et le paysan, les voyant
s’élever de tous côtés, pense en lui-même : « L’hiver sera dur cette année ». Ils portent un nom bien gracieux,
ces filaments ondoyants que l’automne nous envoie. Dans toutes nos vieilles
provinces françaises, ce sont les Fils de la Vierge. C’est, suivant les antiques légendes, les fils
provenant de la quenouille de la mère de Jésus-enfant. Pendant qu’il sommeille,
la Vierge
assise les file de ses doigts menus au bout de son fuseau, et les laisse
s’éparpiller dans l’air, pour rendre plus chaud, l’hiver, le nid des oiselets.
Telle est la version normande ; mais en d’autres pays, la
légende devient plus sombre. Le « fil de la Vierge » serait destiné à tisser le linceul de
mort des miséreux qui tombent abandonnés au coin d’un bois, au revers du talus
d’un fossé, le long de la grande route. Ce ne serait plus,
comme la morne chanson des Tisserands, de Gérard d’Hauptmann, le
pauvre artisan qui, lui-même, tisserait son drap funèbre ; c’est la Vierge mère qui prendrait
souci de cette tâche. A l’un des derniers salons, le peintre F. Lucas avait
donné une nouvelle version de la légende. Marie, humble, candide, s’est endormie
sur la terrasse que dore le soleil couchant. La nuit vient. Un vol de bergeronnettes s’est abattu autour du rouet
silencieux et, becquetant la laine blanche, elles emportent les fils ténus pour
les semer dans la campagne aux branches des buissons. Quoi qu’il en
soit, riante ou sombre, la légende existe, et le « fil de la Vierge » est entouré, dans
nos campagnes, d’une sorte de superstitieux respect.
Notre siècle
positif, qui difficilement admet ces contes symboliques, a voulu savoir le
pourquoi exact de ces filaments épars et volants, leur nature, leur origine. Il
a voulu savoir ce qu’était le mystérieux « fil de la Vierge », et il a trouvé
qu’il était en tous points semblable aux fils des toiles d’araignée que nous
voyons dans les vieux greniers et dans les coins où le plumeau de la ménagère
va les déloger sans souci de la bestiole qui les a tissés ; s’ils sont plus
blancs, plus argentés, c’est tout simplement qu’ils ont été filés en plein air,
au soleil, loin des poussières qui les souillent en nos logis.
Ainsi que l’a démontré, le premier, le naturaliste Latreille,
ces fils sont dus à une aranéide tendeuse et fileuse, connue en France sous le
nom d’épeire diadème ou araignée de jardin. Elle est roussâtre,
veloutée, avec un abdomen très volumineux, portant sur le dos une triple croix
jaune ou blanche. C’est elle qu’on rencontre fréquemment à l’automne dans nos
jardins, où elle tisse de larges rosaces verticales. Pour cela, elle
secrète sa soie par quatre mamelons, qui sont eux-mêmes percés d’une infinité
de petits trous.
Chose curieuse, très étrange, et qui montre l’infinie variété
de la nature : il ne faudrait pas croire que le fil de l’araignée, qui nous
apparaît si mince, si fin, que nous ne pouvons point concevoir ténuité plus
grande, soit un fil unique. Pas
du tout ! Il est composé, tout comme un fil métallique de pont suspendu, d’une
centaine de fils plus déliés, qu’on peut seulement apercevoir au microscope,
avec de formidables grossissements. Ce sont les produits de cette mystérieuse
tréfilerie qui forment, en s’agglutinant, le fil unique, élastique, avec lequel
les araignées ourdissent leurs toiles. Tout à l’heure, elles étaient des
industriels et des filateurs admirables, elles deviennent maintenant des
artistes incomparables et de merveilleuses dentellières. Leurs rosaces tissées
constituent des chefs-d’oeuvre d’architecture aérienne, et elles savent mieux
qu’un géomètre insérer des polygones dans un cercle et calculer la distance des
rayons qui partent de centre pour aboutir à la circonférence.
Comment se tisse, comment se construit une toile d’araignée, celle, par exemple, de l’épeire
diadème, dont nous parlons en ce moment, car les réseaux des aranéides
varient souvent suivant les espèces ? Un observateur français, M. Simon, a
voulu le savoir, et il a fait pour les pauvres aragnes ce que John Lubbock a
fait pour les industrieuses fourmis, et voici ce qu’il nous raconte : Posée à
l’extrémité d’une branche, l’araignée lance à l’aventure un premier fil, qui se
balance et que le moindre vent, qui ne ferait pas rider la face de l’eau,
suffit pour accrocher. Alors, après avoir prudemment agité le fil pour
savoir s’il est suffisamment solide, la bestiole se hasarde sur ce pont
suspendu, le parcourt dans sa longueur, le fixe à la branche par une goutte
agglutinante. Elle attache ensuite un nouveau fil au premier, se laisse tomber
verticalement, en déroulant son peloton, jusqu’à une brindille inférieure, où
elle consolide ce second élément de la toile. Elle continue ainsi jusqu’à ce qu’elle ait
déterminé un point central à l’aide de savantes intersections et jusqu’à ce
qu’elle ait fait partir, de ce centre aux extrémités, des rayons divergents. Quand
elle a ainsi bâti - par triangulation - cette délicate et frêle charpente, elle
unit chaque rayon par des fils circulaires et concentriques. Alors, repartant
du point central, elle file en spirale, lentement, un nouveau réseau plus serré
et plus fin, et ainsi, peu à peu, la toile prend l’aspect d’une transparente et
parfaite rosace de dentelle. Une toile, ainsi tramée, de trente-six à
trente-neuf centimètres de diamètre, renferme d’après des calculs vérifiés,
près de cent vingt mille noeuds minuscules. Ces fils, qui entrent dans la
construction de la toile, ne sont pas tous de même nature. Les fils qui constituent
la grande corde transversale, la corde verticale et les rayons sont d’une soie
qui est sèche dès qu’elle sort de la filière. Au contraire, ceux qui
constituent les cercles sont d’une soie qui reste assez longtemps agglutinante,
propriété précieuse, car elle permet au fil de contracter une adhérence
complète avec les rayons.
Cette toile si délicate est un piège, un rets tendu
pour que viennent s’y prendre les bestioles que guette l’épeire diadème,
tapie sous une feuille ou dans un coin voisin. Si d’occurrence une mouche vient
se jeter dans la trame, avertie par l’ébranlement des fils qui relient sa
toile, l’araignée, qui est une vraie bête de proie, se précipite et s’élance.
Sa vie est faite, en effet, d’attaques et d’embûches, d’attente et de luttes
hasardeuses. Pour avoir de quoi manger, il lui fait tendre sa toile, et pour
trouver la matière qui secrètera ses fils, il lui faut manger. Sans toile, point de mouches, et
sans mouches, point de toile ! C’est le struggle for life dans
toute sa hideur. Toutes ces terribles araignées carnivores et dévoreuses
appartiennent, du reste, au sexe faible. Elles seules travaillent, elles seules
ourdissent et trament les toiles ; le mâle, lui, ne fait rien de ses huit
pattes ! Il flâne, il se promène, cherche sa vie en expédients. Rôdeur
d’amour, quand il veut s’approcher de la terrible araignée, il n’est point
toujours bien reçu, et ce n’est pas sans crainte qu’il s’aventure sur l’échelle
de soie ! La mégère ne se
laisse point toujours apprivoiser par les propos galants de l’amoureux. Bien
souvent, elle le tenaille entre ses pattes, l’assassine, et Roméo est souvent
dévoré par Juliette. Nous voilà loin, n’est-il pas vrai, des poétiques « fils
de la Vierge
», et la réalité ne répond guère à la légende !
Les épeires ne sont pas seules, au surplus, à
filer les « fils de la Vierge
». D’autres espèces, comme les Thomisses, et surtout les Théridies
fabriquent aussi leurs longs filaments, entraînés par les brises. Celles-là
filent moins régulièrement, elles se contentent de lancer d’une branche à
l’autre, d’une herbe à une brindille voisine, quelques fils lâches, au bout
desquels elles se suspendent. Elles procèdent sans ordre régulier, sans méthode
; ce ne sont plus les incomparables architectes et géomètres dont nous parlions
tout à l’heure. Les Théridies mettent cependant un peu plus
d’habileté dans la construction de leur nid. Souvent elles bornent leur besogne
aérienne à étendre des fils isolés, en long et en large, en hauteur et en
profondeur, mais souvent aussi les espèces qui filent le plus abondamment,
confectionnent une sorte de baldaquin, au-dessous duquel elles établissent une
petite toile rayonnée, horizontale. C’est leur poste d’observation, placé
au-dessous de leur piège, et d’où elles s’élancent pour monter à l’assaut quand
quelque mouche s’est laissé prendre à… l’étage supérieur. C’est à ce genre de
Théridies qu’appartient le malmignathe, dont on redoute en Toscane
la prétendue morsure venimeuse, comme on craint dans la Pouille, celle de la
tarentule. Seulement, on n’en guérit point de même façon : tandis que la piqûre
de la malmignathe se guérit avec un peu d’acide phénique, si jamais
elle a causé le moindre mal, les gens « piqués de la tarentule », les tarentulati,
doivent pour se débarrasser de leurs insomnies, de leurs courbatures…, de leur
araignée dans le plafond, danser jusqu’à épuisement des forces, jusqu’à ce
qu’ils tombent, abattus, sur le sol. Et c’est pour aider à cette médication
chorégraphique - vous ne vous en doutez peut-être pas - qu’on a inventé… la
tarentelle !
Comme on le voit, venimeuses ou pas venimeuses, ce sont de
maîtresses fileuses que les araignées. Mais à quoi peuvent bien servir leurs
fils, ces fils légers et voltigeants ? On pourrait répondre, tout d’abord,… à
elles-mêmes puisqu’ils constituent leurs pièges et leurs garde-manger… mais ils
sont utiles aussi à d’autres. Sans parler de leurs qualités hémostatiques, de
leur propriété d’arrêter le sang des coupures, sans compter l’usage qu’on fait
des toiles d’araignée pour métamorphoser les litres de vin ordinaire, très
ordinaire, en Château-Margeaux authentique, prouvant sa vieillesse par l’aspect
poussiéreux de sa bouteille, les fils d’araignée ont des utilisations plus
pratiques et plus sérieuses. C’est d’eux dont on se sert pour former les
réticules micrométriques, extrêmement fins, qui sont placés sur le miroir des
lunettes astronomiques. Ces fils, qui servent à déterminer les hauteurs des
astres, ont besoin d’être fort légers, fort
délicats et nul mieux que
le fil de l’araignée, le « fil de la
Vierge » ne convient à cet emploi. A l’Observatoire, pour
constituer ces réseaux de quatre ou cinq fils, barrant le champ de la lunette,
on ne se sert pas d’autre chose que du léger tissu arachnéen. Le procédé dont
usent, par exemple, les frères Henry, les savants astronomes, qui sont en train
de dresser la carte du ciel, est, à ce sujet, fort curieux. Le fil
d’araignée dont ils se servent est justement… le « fil de la Vierge », le fil de l’épeire
des jardins, appelée aussi quelquefois Porte-Croix. C’est lui si
fin, si ténu, si délicat qui forme le réseau des lunettes. Ne croyez pas qu’on
utilise pour cet emploi un fil quelconque, extrait du cocon de certaines
araignées. Non, le fil employé est pour ainsi dire… vivant ! Pour procéder à
cette opération, tout aussi difficile que le fixage des fils métalliques du
Pont-Transbordeur, on conserve l’araignée fileuse dans une petite boîte de
carton, percée de trous, en lui donnant, de temps à autre, une mouche pour
nourriture. Peu à peu, elle
s’apprivoise fort
bien, et, après quelques
jours de captivité, elle vient au bout de vos doigts, chercher le repas que
vous lui présentez. Ce qui prouve - entre parenthèses - que l’anecdote de
Pellisson, cet ami de Fouquet, dressant, dans sa prison, des araignées… savantes,
n’est pas tout à fait une fable.
Après avoir eu soin de tracer à la machine, sur le réticule du
micromètre de la lunette astronomique, quelques sillons parallèles, vous prenez
un crayon sur lequel vous placez l’araignée. Celle-ci ne tarde pas à se
suspendre à son fil, qu’elle tient elle-même verticalement, le poids de son
corps tendant le filament comme un fil à plomb. On présente alors le fil ainsi
tendu dans le sillon gravé qu’il doit occuper sur le réticule et on le fixe en
haut et en bas, au moyen d’une goutte de résine fondue à l’extrémité d’une
pointe. On se sert quelquefois
à la place des fils d’araignée, de fils métalliques spéciaux. C’est ainsi qu’on
use du fil de platine de Wollaston, directement étiré à la filière, puis
enveloppé d’une gaîne d’argent qui le pressure, le rend encore plus ténu et
qu’on fait disparaître dans un bain d’acide nitrique. C’est ainsi qu’on se sert
- toujours pour les réticules des lunettes astronomiques - de fils de
maillechort, qu’on étire en les faisant passer dans des filières de rubis ou de
diamant. Mais au bout du compte, rien n’atteint l’extrême ténuité du « fil de la Vierge » et l’industrie
humaine est vaincue là par la simple nature. Les fils métalliques sont des
câbles à côté des fils d’araignée. Le fil de platine de Wollaston, vu au
microscope, tout comme le fil de maillechort, offre des diamètres de 1/50 de
millimètre, tandis que le fil d’araignée, beaucoup plus mince que ses rivaux et
beaucoup plus lisse, n’atteint pas 1/100 de millimètre !
Voilà une première utilisation, mais il y en a d’autres plus
étonnantes. Que diriez-vous, par exemple, de tissus et d’étoffes en fils
d’araignée ? Il y en a eu et il y en a encore en ce moment même. Le premier qui
s’avisa de confectionner des tissus avec des fils d’araignée fut un M. Bon,
marquis de Saint-Hilaire, baron de Fourques, seigneur de Colleneuve,
Saint-Quintin et autres lieux, conseiller du roi, qui, en 1710, était président
de la Cour des
Aides et Chambre des Comptes de Montpellier. Il fabriqua avec la soie des
araignées des bas et des mitaines d’une jolie couleur grise, et a résumé, dans
une dissertation publiée en 1726, son originale découverte. Il envoya à
l’impératrice d’Allemagne, femme de Charles VI, une paire de gants tissés ainsi
qui surpassaient les plus fins bas de soie, dont l’invention ne remonte pas
bien haut, du reste, puisque l’élégant Henri II fut le premier à en porter,
lors du mariage de sa soeur Marguerite avec Philibert de Savoie.
Dans la correspondance de Brossette et de Boileau, vous trouverez
qu’en 1710, on parlait beaucoup de cette invention, et que M. de Noailles
présenta une paire de ces bas merveilleux à la duchesse de Bourgogne. Voltaire, toujours railleur, s’en
amusa fort dans Zadig ; mais Montesquieu, plus grave, se
préoccupait de cette industrie nouvelle. Cassini, dans une lettre envoyée à M.
Bon, encourageait le magistrat dans ses essais « qui, lui disait-il, font
beaucoup d’honneur à la
Société royale de Montpellier
». Colonia ajoutait que Mocenigo, ambassadeur de Venise, avait voulu faire
connaître cette découverte à la République. Fagon, le médecin, avait également
écrit une longue lettre de félicitations à Bon de Saint-Hilaire ; le R. P.
Vanière lui avait dédié une églogue latine en ce style didactique cher aux
Jésuites, et l’abbé Camps lui adressait une épître qui se terminait par ces
mots : « On n’a plus qu’à établir des manufactures qui l’emporteront assurément
sur celles des vers à soie. »
De tous côtés, on parlait de ces nouveaux bas, d’une légèreté
si extravagante qu’ils ne devaient pas être commodes à passer, de ces mitaines
merveilleuses, tant et si bien que l’Académie des Sciences, ayant reçu
plusieurs spécimens des tissus en soie d’araignée, inventés par Bon de
Saint-Hilaire, chargea Réaumur d’examiner les essais du magistrat-filateur. Le
savant voulut faire des expériences par lui-même et, dans ses Mémoires, il
nous a raconté tout au long les difficultés qu’il éprouva. Pas commode à
observer, les araignées ! Tout d’abord, elles se dévoraient entre elles, en un
vrai massacre de famille. Pour parer à cette destruction collective, Réaumur
dut les élever séparément et leur appliquer le système… cellulaire. Chacune
avait sa petite alvéole distincte, son petit « chez soi » ! De plus, comme
elles sont exclusivement carnassières, le pauvre savant n’arrivait jamais à se
procurer assez de mouches pour les nourrir ! Il chercha autre chose pour
alimenter sa petite ménagerie, et, en fin de compte, il reconnut que ses jeunes
élèves adorent les plumes de pigeon, nouvellement arrachées et débitées en
petits fragments. Tous les goûts sont dans la nature ! A l’automne, chaque
araignée file un cocon, contenant ses oeufs. C’est la soie de ces cocons
qu’employait le président Bon, pour ses tissus arachnéens, son brouillard
tissé, sa brume en dentelles. Réaumur émit l’idée que l’on obtiendrait de
meilleurs résultats en opérant sur la soie, telle qu’elle sort des filières de
l’araignée, tout en émettant, au surplus, quelques doutes motivés sur l’avenir
de cette originale industrie.
C’est dans cette voie que de nouveaux essais furent tentés. Tout
d’abord ce fut Raymond de Themeyer qui s’adressa, lui aussi, à l’épeire
diadème, puis, plus récemment vers 1848, un industriel anglais, Rolt, qui
dans sa maison de Friday-Street, reprenant la question, présentait à la Society
of arts de Londres, un échantillon de soie de ce genre, mesurant six mille
mètres de long et qui avait été filé en deux heures par vingt-deux grosses
araignées de Corée. Cette soie, dévidée à la vapeur, avec une grande
rapidité, fut l’objet de grandes discussions. On trouvait que le rendement des araignées
tisseuses n’équivalait pas à celui des vers à soie. Tandis qu’il fallait,
disait-on, trois mille cinq cents vers pour donner une livre de soie, il aurait
fallu vingt-deux mille araignées pour obtenir un produit égal, mais inférieur
comme qualité. Il est donc évident qu’à tant faire que d’asservir ainsi les
araignées, encore faut-il s’adresser à des espèces vigoureuses et prolifiques. Celles
qui possèdent ces qualités sont, paraît-il, celles du Paraguay, où, suivant
Walkenaër, la soie d’araignée fut de tout temps employée pour certaines
étoffes, celles de la
République Argentine, de l’Inde, de la Chine, de l’Australie, dont
parla Félix Azura dans ses Récits de voyage. En Chine, il arrive
souvent que ces bons Célestes, qui sont de fort ingénieux fraudeurs, mêlent les
cocons de soie d’araignée aux véritables cocons du bombyx.
Nos petites araignées locales, ou européennes, ne sont que de
pauvres fileuses, que de misérables filandières à côté de ces monstrueuses
araignées exotiques, comme celles de la Caroline du Sud, le nephila plumipes,
dont le Dr Wilder a également utilisé la soie. Mais la meilleure espèce, la
fileuse par excellence, si je m’en rapporte à la Revue des Sciences
naturelles, serait une araignée française, ou plutôt coloniale, l’araignée
de Madagascar. Il y a là, dans l’ancien royaume de Ranavalo, une araignée
malgache, à moins qu’elle ne soit sakalave, tout à fait extraordinaire, qu’on
appelle, de son nom indigène, le halabe, ou la nephila
madagascariensis, pour ceux qui aiment à donner des petits noms latins aux
plus vilaines bêtes de la création. Le halabe est le tambour-major
des araignées. C’est un véritable colosse. La femelle, par contre, n’est
pas grosse et ne dépasse pas la taille de nos modestes araignées européennes ;
mais le mâle est autrement puissant. Son corps mesure cinq centimètres de
longueur - ce qui est une taille gigantesque pour une araignée, - avec une
envergure de quatorze centimètres d’une extrémité à l’autre des pattes.
Il ne faut pas demander aux halabes de Madagascar
de filer à la façon des innocents vers à soie, en formant un cocon
régulièrement enroulé. Ce sont
des indépendants dont le premier soin est de tisser des dessins géométriques et
d’embrouiller leurs fils. On s’y prend donc autrement pour les faire filer,
d’après un missionnaire français, le R. P. Camboué, qui a étudié très
minutieusement leurs moeurs et a cherché le moyen d’utiliser les produits de
ces industrieux insectes. On les met dans des casiers, par groupes de huit, la
tête prise comme dans une cangue chinoise, l’abomen émergeant au
dehors.
Autant dire que, suivant les bonnes traditions du Théâtre-Libre,
les araignées malgaches « jouent de dos ». Les deux faisceaux de fil fournis
par les huit araignées, divisées en deux séries, passent par une filière mobile
immergée dans l’eau d’une bassine, chauffée par un brûleur ou une lampe placée
au-dessous. La croisure du fil s’opère ainsi sous un angle assez aigu, à
peu de distance du dévidoir. Celui-ci
peut enlever à chaque araignée environ une quarantaine de mètres. Après cette
petite opération, on remplace l’araignée, fourbue, par d’autres plus fraîches. Remises
en liberté, les araignées, qui ont montré « ce qu’elles avaient dans le ventre
», sont, bien entendu, fort mécontentes. On leur rend la bonne humeur et la
santé, en leur apportant des mouches, beaucoup de mouches, autant qu’elles en
veulent. Cela leur donne du coeur au ventre… comme l’avoine aux chevaux, et les
remet en forme pour de nouvelles filatures.
C’est ainsi qu’on met les halabes en coupe réglée.
Par sélection, on peut arriver à éduquer ainsi une race solide et bien
entraînée. Le R. P. Camboué cite une de ces araignées malgaches qui, en
vingt-sept jours de dévidage, fournit quatre mille mètres de fil. Il est
inutile d’ajouter que cet exceptionnel sujet, après un semblable tour de force,
était fourbu, « claqué » et périt bientôt de faiblesse. Toutefois, il faut
remarquer qu’après la ponte, la production du halabe augmente et
qu’en une vingtaine de jours, on peut obtenir une moyenne de deux mille mètres.
Notre dresseur d’araignées constate aussi qu’avec une température de dix-sept
degrés, avec soixante-huit degrés d’humidité, le fil de l’araignée de
Madagascar supporte un poids de 3 grammes 26 sans se rompre et s’allonge
seulement de douze pour cent. D’après Natalis Rondot, dans son livre sur Les
Industries de la Soie,
qui n’a pas dédaigné de s’occuper de la soie d’araignée, le fil du halabe
mesure de sept à huit millièmes de millimètre, tandis que le fil du ver à soie
ordinaire est de onze millièmes de millimètre. Le premier supporte un poids de
4 grammes et s’allonge de vingt-deux pour cent ; le second supporte 3 grammes
76 et s’allonge seulement de treize pour cent.
Au demeurant, c’est une très belle soie que cette soie
du halabe, avec laquelle les Betsiléos cousent leurs vêtements :
elle est d’un beau jaune d’or et supporte facilement la teinture. La bourre de
son cocon se prête aussi aisément à diverses utilisations, et c’est avec elle
que les Hovas garnissent et ornent le tuyau de leurs pipes. Renouvelant les
essais de Bon de Saint-Hilaire, on était jadis parvenu à tisser à l’île
Maurice, quand elle était placée sous le gouvernement du général Decaen, une
superbe paire de gants, qui avait été envoyée en hommage à l’Impératrice. Actuellement,
à Madagascar, on tisse une fantastique étoffe avec ces écheveaux de fée, et on
nous promet pour l’an prochain, pour l’Exposition de 1900, une robe en toile
d’araignée, qui laissera loin derrière elle les robes « couleur du temps » dé
Cendrillon.
Dans sa conférence du Palais des Consuls, le général
Galliéni a omis de nous indiquer cette nouvelle industrie de la Grande Ile, qu’il
gouverne. Il ne voulait point vraisemblablement vexer l’amour-propre des
filateurs normands qui ne s’attendaient pas à cette originale concurrence ! Et
puis le halabe a encore un autre mérite ! Une fois qu’il a livré toute sa
soie, il constitue, paraît-il, un excellent mets, et les Hovas, qui font frire
dans la graisse ces araignées, en sont très friands, comme des sauterelles
qu’ils mangent grillées, après leur avoir arraché les pattes.
On a essayé
d’acclimater en France l’araignée fileuse de Madagascar, mais on n’y a guère
réussi. Des oeufs avaient été adressés à MM. Fallou et Méguin, de la Société d’acclimatation
française. M. Fallou les avait conservés dans un bocal et, au mois d’août, en
avait déposé une partie dans un jardin ; ceux-ci disparurent bientôt, mangés
par les lézards et les oiseaux. Il est à croire que si on voulait tenter de
nouveaux essais, il faudrait, pour les mener à bien, y procéder dans le Midi
sous un climat plus favorable que celui de Paris.
Comme on le voit par ces notes rapides, les « fils de la Vierge » qui, aux beaux
jours de septembre, s’envolent sous le ciel bleu, ont une autre origine que
celle que leur prête la tradition populaire. Ils n’en sont pas moins
intéressants, bien que la légende, ainsi que nous l’avons prouvé, soit bien
éloignée de la vérité. Elle est trop gracieuse, du reste, pour disparaître, et
longtemps encore les mères montreront aux enfants, qui courent par les champs
en ces derniers temps des vacances, ces blancs filaments que la Vierge file pour que les
petits oiseaux aient chaud pendant l’hiver !...
17 Septembre 1899.