Prosper Mérimée
Lokis

III

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III

 

Le lendemain, après le déjeuner, le comte me proposa de faire une promenade. Il s'agissait de visiter un kapas (c'est ainsi que les Lithuaniens appellent les tumulus auxquels les Russes donnent le nom de kourgâne) très célèbre dans le pays, parce qu'autrefois les poètes et les sorciers, c'était tout un, s'y réunissaient en certaines occasions solennelles.

 

– J'ai, me dit-il, un cheval fort doux à vous offrir ; je regrette de ne pouvoir vous mener en calèche ; mais, en vérité, le chemin où nous allons nous engager n'est nullement carrossable.

 

J'aurais préféré demeurer dans la bibliothèque à prendre des notes, mais je ne crus pas devoir exprimer un autre désir que celui de mon généreux hôte, et j'acceptai. Les chevaux nous attendaient au bas du perron ; dans la cour, un valet tenait un chien en laisse. Le comte s'arrêta un instant, et, se tournant vers moi :

 

Monsieur le professeur, vous connaissez-vous en chiens ?

 

Fort peu, Votre Excellence.

 

– La staroste de Zorany, où j'ai une terre, m'envoie cet épagneul, dont il dit merveille. Permettez-vous que je le voie ?

 

Il appela le valet, qui lui amena le chien. C'était une fort belle bête. Déjà familiarisé avec cet homme, le chien sautait gaiement et semblait plein de feu ; mais, à quelques pas du comte, il mit la queue entre les jambes, se rejeta en arrière et parut frappé d'une terreur subite. Le comte le caressa, ce qui le fit hurler d'une façon lamentable, et, après l'avoir considéré quelque temps avec l'œil d'un connaisseur, il dit :

 

– Je crois qu'il sera bon. Qu'on en ait soin.

 

Puis il se mit en selle.

 

Monsieur le professeur, me dit le comte, dès que nous fûmes dans l'avenue du château, vous venez de voir la peur de ce chien. J'ai voulu que vous en fussiez témoin par vous-même… En votre qualité de savant, vous devez expliquer les énigmes… Pourquoi les animaux ont-ils peur de moi ?

 

– En vérité, monsieur le comte, vous me faites l'honneur de me prendre pour un Œdipe. Je ne suis qu'un pauvre professeur de linguistique comparée. Il se pourrait

 

Notez, interrompit-il, que je ne jamais les chevaux ni les chiens. Je me ferais scrupule de donner un coup de fouet à une pauvre bête qui fait une sottise sans le savoir. Pourtant, vous ne sauriez croire l'aversion que j'inspire aux chevaux et aux chiens. Pour les habituer à moi, il me faut deux fois plus de peine et deux fois plus de temps que n'en mettrait un autre. Tenez, le cheval que vous montez, j'ai été longtemps avant de le réduire ; maintenant, il est doux comme un mouton.

 

– Je crois, monsieur le comte, que les animaux sont physionomistes, et qu'ils découvrent tout de suite si une personne qu'ils voient pour la première fois a ou non du goût pour eux. Je soupçonne que vous n'aimez les animaux que pour les services qu'ils vous rendent ; au contraire, quelques personnes ont une partialité naturelle pour certaines bêtes, qui s'en aperçoivent à l'instant. Pour moi, par exemple, j'ai, depuis mon enfance, une prédilection instinctive pour les chats. Rarement ils s'enfuient quand je m'approche pour les caresser ; jamais un chat ne m'a griffé.

 

– Cela est fort possible, dit le comte. En effet, je n'ai pas ce qui s'appelle du goût pour les animaux… Ils ne valent guère mieux que les hommes… Je vous mène, monsieur le professeur, dans une forêt où, à cette heure, existe florissant l'empire des bêtes, la matecznik, la grande matrice, la grande fabrique des êtres. Oui, selon nos traditions nationales, personne n'en a sondé les profondeurs, personne n'a pu atteindre le centre de ces bois et de ces marécages, excepté, bien entendu, MM. les poètes et les sorciers, qui pénètrent partout. Là vivent en république les animaux… ou sous un gouvernement constitutionnel, je ne saurais dire lequel des deux. Les lions, les ours, les élans, les joubrs, ce sont nos urus, tout cela fait très bon ménage. Le mammouth, qui s'est conservé là, jouit d'une grande considération. Il est, je crois, maréchal de la diète. Ils ont une police très sévère, et, quand ils trouvent quelque bête vicieuse, ils la jugent et l'exilent. Elle tombe alors de fièvre en chaud mal. Elle est obligée de s'aventurer dans le pays des hommes. Peu en réchappent.

 

Fort curieuse légende, m'écriai-je ; mais, monsieur le comte, vous parlez de l'urus ; ce noble animal que César a décrit dans ses Commentaires, et que les rois mérovingiens chassaient dans la forêt de Compiègne, existe-t-il réellement encore en Lithuanie, ainsi que je l'ai ouï dire ?

 

Assurément. Mon père a tué lui-même un joubr, avec une permission du gouvernement, bien entendu. Vous avez pu en voir la tête dans la grande salle. Moi, je n'en ai jamais vu, je crois que les joubrs sont très rares. En revanche, nous avons ici des loups et des ours à foison. C'est pour une rencontre possible avec un de ces messieurs que j'ai apporté cet instrument (il montrait une tchékole[8] circassienne qu'il avait en bandoulière), et mon groom porte à l'arçon une carabine à deux coups.

 

Nous commencions à nous engager dans la forêt. Bientôt le sentier fort étroit que nous suivions disparut. À tout moment, nous étions obligés de tourner autour d'arbres énormes, dont les branches basses nous barraient le passage. Quelques-uns, morts de vieillesse et renversés, nous présentaient comme un rempart couronné par une ligne de chevaux de frise impossible à franchir. Ailleurs, nous rencontrions des mares profondes couvertes de nénuphars et de lentilles d'eau. Plus loin, nous voyions des clairières dont l'herbe brillait comme des émeraudes ; mais malheur à qui s'y aventurerait, car cette riche et trompeuse végétation cache d'ordinaire des gouffres de bouecheval et cavalier disparaîtraient à jamais… Les difficultés de la route avaient interrompu notre conversation. Je mettais tous mes soins à suivre le comte, et j'admirais l'imperturbable sagacité avec laquelle il se guidait sans boussole, et retrouvait toujours la direction idéale qu'il fallait suivre pour arriver au kapas. Il était évident qu'il avait longtemps chassé dans ces forêts sauvages.

 

Nous aperçûmes enfin le tumulus au centre d'une large clairière. Il était fort élevé, entouré d'un fossé encore bien reconnaissable malgré les broussailles et les éboulements. Il paraît qu'on l'avait déjà fouillé. Au sommet, je remarquai les restes d'une construction en pierres, dont quelques-unes étaient calcinées. Une quantité notable de cendres mêlées de charbon et çà et là des tessons de poteries grossières attestaient qu'on avait entretenu du feu au sommet du tumulus pendant un temps considérable. Si on ajoute foi aux traditions vulgaires, des sacrifices humains auraient été célébrés autrefois sur les kapas ; mais il n'y a guère de religion éteinte à laquelle on n'ait imputé ces rites abominables, et je doute qu'on pût justifier pareille opinion à l'égard des anciens Lithuaniens par des témoignages historiques.

 

Nous descendions le tumulus, le comte et moi, pour retrouver nos chevaux, que nous avions laissés de l'autre côté du fossé, lorsque nous vîmes s'avancer vers nous une vieille femme s'appuyant sur un bâton et tenant une corbeille à la main.

 

– Mes bons seigneurs, nous dit-elle en nous joignant, veuillez me faire la charité pour l'amour du bon Dieu. Donnez-moi de quoi acheter un verre d'eau-de-vie pour réchauffer mon pauvre corps.

 

Le comte lui jeta une pièce d'argent et lui demanda ce qu'elle faisait dans le bois, si loin de tout endroit habité. Pour toute réponse, elle lui montra son panier, qui était rempli de champignons. Bien que mes connaissances en botanique soient fort bornées, il me sembla que plusieurs de ces champignons appartenaient à des espèces vénéneuses.

 

Bonne femme, lui dis-je, vous ne comptez pas, j'espère, manger cela ?

 

– Mon bon seigneur, répondit la vieille avec un sourire triste, les pauvres gens mangent tout ce que le bon Dieu leur donne.

 

– Vous ne connaissez pas nos estomacs lithuaniens, reprit le comte ; ils sont doublés de fer-blanc. Nos paysans mangent tous les champignons qu'ils trouvent, et ne s'en portent que mieux.

 

Empêchez-la du moins de goûter de l'agaricus necator, que je vois dans son panier, m'écriai-je.

 

Et j'étendis la main pour prendre un champignon des plus vénéneux ; mais la vieille retira vivement le panier.

 

Prends garde, dit-elle d'un ton d'effroi ; ils sont gardésPirkuns ! Pirkuns !

 

Pirkuns, pour le dire en passant, est le nom samogitien de la divinité que les Russes appellent Péroune ; c'est le Jupiter tonans des Slaves. Si je fus surpris d'entendre la vieille invoquer un dieu du paganisme, je le fus bien davantage de voir les champignons se soulever. La tête noire d'un serpent en sortit et s'éleva d'un pied au moins hors du panier. Je fis un saut en arrière, et le comte cracha par-dessus son épaule selon l'habitude superstitieuse des Slaves, qui croient détourner ainsi les maléfices, à l'exemple des anciens Romains. La vieille posa le panier à terre, s'accroupit à côté ; puis, la main étendue vers le serpent, elle prononça quelques mots inintelligibles qui avaient l'air d'une incantation. Le serpent demeura immobile pendant une minute ; puis, s'enroulant autour du bras décharné de la vieille, disparut dans la manche de sa capote en peau de mouton, qui, avec une mauvaise chemise, composait, je crois, tout le costume de cette Circé lithuanienne. La vieille nous regardait avec un petit rire de triomphe, comme un escamoteur qui vient d'exécuter un tour difficile. Il y avait dans sa physionomie ce mélange de finesse et de stupidité qui n'est pas rare chez les prétendus sorciers, pour la plupart à la fois dupes et fripons.

 

Voici, me dit le comte en allemand, un échantillon de couleur locale ; une sorcière qui charme un serpent, au pied d'un kapas, en présence d'un savant professeur et d'un ignorant gentilhomme lithuanien. Cela ferait un joli sujet de tableau de genre pour votre compatriote KnaussAvez-vous envie de vous faire tirer votre bonne aventure ? Vous avez ici une belle occasion.

 

Je lui répondis que je me garderais bien d'encourager de semblables pratiques.

 

– J'aime mieux, ajoutai-je, lui demander si elle ne sait pas quelque détail sur la curieuse tradition dont vous m'avez parlé. Bonne femme, dis-je à la vieille, n'as-tu pas entendu parler d'un canton de cette forêt où les bêtes vivent en communauté, ignorant l'empire de l'homme ?

 

La vieille fit un signe de tête affirmatif, et, avec son petit rire moitié niais, moitié malin :

 

– J'en viens, dit-elle. Les bêtes ont perdu leur roi. Noble, le lion est mort ; les bêtes vont élire un autre roi. Vas-y, tu seras roi, peut-être.

 

– Que dis-tu là, la mère ? s'écria le comte éclatant de rire. Sais-tu bien à qui tu parles ? Tu ne sais donc pas que monsieur est… (comment diable dit-on un professeur en jmoude ?) monsieur est un grand savant, un sage, un waïdelote[9].

 

La vieille le regarda avec attention.

 

– J'ai tort, dit-elle ; c'est toi qui dois aller là-bas. Tu seras leur roi, non pas lui ; tu es grand, tu es fort, tu as griffes et dents

 

– Que dites-vous des épigrammes qu'elle nous décoche ? me dit le comte.

 

– Tu sais le chemin, ma petite mère ? lui demanda-t-il.

 

Elle lui indiqua de la main une partie de la forêt.

 

Oui-da ? reprit le comte, et le marais, comment fais-tu pour le traverser ? Vous saurez, monsieur le professeur, que du côté qu'elle indique est un marais infranchissable, un lac de boue liquide recouvert d'herbe verte. L'année dernière, un cerf blessé par moi s'est jeté dans ce marécage. Je l'ai vu s'enfoncer lentement, lentement… Au bout de deux minutes, je ne voyais plus que son bois ; bientôt tout a disparu, et deux de mes chiens avec lui.

 

– Mais, moi, je ne suis pas lourde, dit la vieille en ricanant.

 

– Je crois que tu traverses le marécage sans peine, sur un manche à balai.

 

Un éclair de colère brilla dans les yeux de la vieille.

 

– Mon bon seigneur, dit-elle en reprenant le ton traînant et nasillard des mendiants, n'aurais-tu pas une pipe de tabac à donner à une pauvre femme ? Tu ferais mieux, ajouta-t-elle en baissant la voix, de chercher le passage du marais, que d'aller à Dowghielly.

 

Dowghielly ! s'écria le comte en rougissant. Que veux-tu dire ?

 

Je ne pus m'empêcher de remarquer que ce mot produisait sur lui un effet singulier. Il était évidemment embarrassé ; il baissa la tête, et, afin de cacher son trouble, se donna beaucoup de peine pour ouvrir son sac à tabac, suspendu à la poignée de son couteau de chasse.

 

– Non, ne va pas à Dowghielly, reprit la vieille. La petite colombe blanche n'est pas ton fait. N'est-ce pas, Pirkuns ?

 

En ce moment, la tête du serpent sortit par le collet de la vieille capote et s'allongea jusqu'à l'oreille de sa maîtresse. Le reptile, dressé sans doute à ce manège, remuait les mâchoires comme s'il parlait.

 

– Il dit que j'ai raison, ajouta la vieille.

 

Le comte lui mit dans la main une poignée de tabac.

 

– Tu me connais ? lui demanda-t-il.

 

– Non, mon bon seigneur.

 

– Je suis le propriétaire de Médintiltas. Viens me voir un de ces jours. Je te donnerai du tabac et de l'eau-de-vie.

 

La vieille lui baisa la main, et s'éloigna à grands pas. En un instant nous l'eûmes perdue de vue. Le comte demeura pensif, nouant et dénouant les cordons de son sac, sans trop savoir ce qu'il faisait.

 

Monsieur le professeur, me dit-il après un assez long silence, vous allez vous moquer de moi. Cette vieille drôlesse me connaît mieux qu'elle ne le prétend, et le chemin qu'elle vient de me montrerAprès tout, il n'y a rien de bien étonnant dans tout cela. Je suis connu dans le pays comme le loup blanc. La coquine m'a vu plus d'une fois sur le chemin du château de DowghiellyIl y a là une demoiselle à marier : elle a conclu que j'en étais amoureux… Puis quelque joli garçon lui aura graissé la patte pour qu'elle m'annonçât sinistre aventureTout cela saute aux yeux ; pourtant, … malgré moi, ses paroles me touchent. J'en suis presque effrayé… Vous riez et vous avez raison… La vérité est que j'avais projeté d'aller demander à dîner au château de Dowghielly, et maintenant j'hésite… Je suis un grand fou ! Voyons, monsieur le professeur, décidez vous-même. Irons-nous ?

 

– Je me garderai bien d'avoir un avis, lui répondis-je, en riant. En matière de mariage, je ne donne jamais de conseil.

 

Nous avions rejoint nos chevaux. Le comte sauta lestement en selle, et, laissant tomber les rênes, il s'écria :

 

– Le cheval choisira pour nous !

 

Le cheval n'hésita pas ; il entra sur-le-champ dans un petit sentier qui, après plusieurs détours, tomba dans une route ferrée, et cette route menait à Dowghielly. Une demi-heure après, nous étions au perron du château.

 

Au bruit que firent nos chevaux, une jolie tête blonde se montra à une fenêtre entre deux rideaux. Je reconnus la perfide traductrice de Miçkiewicz.

 

Soyez le bienvenu ! dit-elle. Vous ne pouviez venir plus à propos, comte Szémioth. Il m'arrive à l'instant une robe de Paris. Vous ne me reconnaîtrez pas, tant je serai belle.

 

Les rideaux se refermèrent. En montant le perron, le comte disait entre ses dents :

 

Assurément, ce n'est pas pour moi qu'elle étrennait cette robe

 

Il me présenta à Mme Dowghiello, la tante de la panna Iwinska, qui me reçut obligeamment et me parla de mes derniers articles dans la Gazette scientifique et littéraire de Kœnigsberg.

 

– M. le professeur, dit le comte, vient se plaindre à vous de Mlle Julienne, qui lui a joué un tour très méchant.

 

– C'est une enfant, monsieur le professeur. Il faut lui pardonner. Souvent elle me désespère avec ses folies. À seize ans, moi, j'étais plus raisonnable qu'elle ne l'est à vingt ; mais c'est une bonne fille au fond, et elle a toutes les qualités solides. Elle est très bonne musicienne, elle peint divinement les fleurs, elle parle également bien le français, l'allemand, l'italien… Elle brode

 

– Et elle fait des vers jmoudes ! ajouta le comte en riant.

 

– Elle en est incapable ! s'écria Mme Dowghiello, à qui il fallut expliquer l'espièglerie de sa nièce.

 

Mme Dowghiello était instruite et connaissait les antiquités de son pays. Sa conversation me plut singulièrement. Elle lisait beaucoup nos revues allemandes, et avait des notions très saines sur la linguistique. J'avoue que je ne m'aperçus pas du temps que Mlle Iwinska mit à s'habiller ; mais il parut long au comte Szémioth, qui se levait, se rasseyait, regardait à la fenêtre, et tambourinait de ses doigts sur les vitres comme un homme qui perd patience.

 

Enfin, au bout de trois quarts d'heure parut, suivie de sa gouvernante française, Mlle Julienne, portant avec grâce et fierté une robe dont la description exigerait des connaissances bien supérieures aux miennes.

 

– Ne suis-je pas belle ? demanda-t-elle au comte en tournant lentement sur elle-même pour qu'il pût la voir de tous les côtés.

 

Elle ne regardait ni le comte ni moi, elle regardait sa robe.

 

– Comment, Ioulka, dit Mme Dowghiello, tu ne dis pas bonjour à M. le professeur, qui se plaint de toi ?

 

– Ah ! monsieur le professeur ! s'écria-t-elle avec une petite moue charmante, qu'ai-je donc fait ? Est-ce que vous allez me mettre en pénitence ?

 

– Nous nous y mettrions nous-mêmes, mademoiselle, lui répondis-je, si nous nous privions de votre présence. Je suis loin de me plaindre ; je me félicite, au contraire, d'avoir appris, grâce à vous, que la muse lithuanienne renaît plus brillante que jamais.

 

Elle baissa la tête, et, mettant ses mains devant son visage, en prenant soin de ne pas déranger ses cheveux :

 

Pardonnez-moi, je ne le ferai plus ! dit-elle du ton d'un enfant qui vient de voler des confitures.

 

– Je ne vous pardonnerai, chère Pani, lui dis-je, que lorsque vous aurez rempli certaine promesse que vous avez bien voulu me faire à Wilno, chez la princesse Katazyna Paç.

 

– Quelle promesse ? dit-elle, relevant la tête en riant.

 

– Vous l'avez déjà oubliée ? Vous m'avez promis que, si nous nous rencontrions en Samogitie, vous me feriez voir une certaine danse du pays dont vous disiez merveille.

 

– Oh ! la roussalka ! J'y suis ravissante, et voilà justement l'homme qu'il me faut.

 

Elle courut à une table où il y avait des cahiers de musique, en feuilleta un précipitamment, le mit sur le pupitre d'un piano, et, s'adressant à sa gouvernante :

 

Tenez, chère âme, allegro presto.

 

Et elle joua elle-même, sans s'asseoir, la ritournelle pour indiquer le mouvement.

 

Avancez ici, comte Michel ; vous êtes trop Lithuanien pour ne pas bien danser la roussalka ;… mais dansez comme un paysan, entendez-vous ?

 

Mme Dowghiello essaya d'une remontrance, mais en vain. Le comte et moi, nous insistâmes. Il avait ses raisons, car son rôle dans ce pas était des plus agréables, comme l'on verra bientôt. La gouvernante, après quelques essais, dit qu'elle croyait pouvoir jouer cette espèce de valse, quelque étrange qu'elle fût, et Mlle Iwinsa, ayant rangé quelques chaises et une table qui auraient pu la gêner, prit son cavalier par le collet de l'habit et l'amena au milieu du salon.

 

– Vous saurez, monsieur le professeur, que je suis une roussalka, pour vous servir.

 

Elle fit une grande révérence.

 

– Une roussalka est une nymphe des eaux. Il y en a une dans toutes ces mares pleines d'eau noire qui embellissent nos forêts. Ne vous en approchez pas ! La roussalka sort, encore plus jolie que moi, si c'est possible ; elle vous emporte au fond où, selon toute apparence, elle vous croque

 

– Une vraie sirène ! m'écriai-je.

 

– Lui, continua Mlle Iwinska en montrant le comte Szémioth, est un jeune pêcheur, fort niais, qui s'expose à mes griffes, et moi, pour faire durer le plaisir, je vais le fasciner en dansant un peu autour de lui… Ah ! mais, pour bien faire, il me faudrait un sarafrane[10]. Quel dommage !… Vous voudrez bien excuser cette robe, qui n'a pas de caractère, pas de couleur locale… Oh ! et j'ai des souliers ! impossible de danser la roussalka avec des souliers !… et à talons encore !

 

Elle souleva sa robe, et, secouant avec beaucoup de grâce un joli petit pied, au risque de montrer un peu sa jambe, elle envoya son soulier au bout du salon. L'autre suivit le premier, et elle resta sur le parquet avec ses bas de soie.

 

– Tout est prêt, dit-elle à la gouvernante.

 

Et la danse commença.

 

La roussalka tourne et retourne autour de son cavalier. Il étend les bras pour la saisir, elle passe par-dessous lui et lui échappe. Cela est très gracieux, et la musique a du mouvement et de l'originalité. La figure se termine lorsque le cavalier, croyant saisir la roussalka pour lui donner un baiser, elle fait un bond, le frappe sur l'épaule, et il tombe à ses pieds comme mort… Mais le comte improvisa une variante, qui fut d'étreindre l'espiègle dans ses bras et de l'embrasser bel et bien. Mlle Iwinska poussa un petit cri, rougit beaucoup et alla tomber sur un canapé d'un air boudeur, en se plaignant qu'il l'eût serrée comme un ours qu'il était. Je vis que la comparaison ne plut pas au comte, car elle lui rappelait un malheur de famille ; son front se rembrunit. Pour moi, je remerciai vivement Mlle Iwinska, et donnai des éloges à sa danse, qui me parut avoir un caractère tout antique, rappelant les danses sacrées des Grecs. Je fus interrompu par un domestique annonçant le général et la princesse Véliaminof. Mlle Iwinska fit un bond du canapé à ses souliers, y enfonça à la hâte ses petits pieds et courut au-devant de la princesse, à qui elle fit coup sur coup deux profondes révérences. Je remarquai qu'à chacune elle relevait adroitement le quartier de son soulier. Le général amenait deux aides de camp, et, comme nous, venait demander la fortune du pot. Dans tout autre pays, je pense qu'une maîtresse de maison eût été un peu embarrassée de recevoir à la fois six hôtes inattendus et de bon appétit ; mais telle est l'abondance et l'hospitalité des maisons lithuaniennes, que le dîner ne fut pas retardé, je pense, de plus d'une demi-heure. Seulement, il y avait trop de pâtés chauds et froids.

 


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