Prosper Mérimée
Le ciel et l'enfer

SCENE II Prison de l'inquisition

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SCENE II

Prison de l'inquisition

DON PABLO, seul, assis devant une petite table. - Les gredins, parce que nous sommes en carême, veulent que je fasse maigre à mon dernier dîner ! Et leur merluche est dure comme cinq cents diables ! (Entre doña Urraca).
Oh ! oh ! corps du Christ ! Urraca en personne. Les femmes et l'argent entrent partout. - Eh ! bonjour donc, mon aimable amie. Quel dieu, ou quel diable, t'amène dans mes bras ?
D
OÑA URRACA, froidement. - Don Pablo, on dit que vous êtes condamné à mort ?
D
ON PABLO - Nonobstant le carême.
D
OÑA URRACA - Mais vous pouvez encore vous sauver.
D
ON PABLO - En dénonçant l'ami avec qui j'ai travaillé ? Jamais !
D
OÑA URRACA - Non. Si vous vouliez vous séparer de l'impie, faire pénitence publique... et entrer dans un couvent, à cette condition, j'obtiendrais votre grâce.
D
ON PABLO - Faire pénitence publique ?... entrer au couvent ?... Peste ! rien que cela ? Je baise très humblement les mains de mon infante, mais j'aime encore mieux être pendu que moine.
DOÑA URRACA - Impie jusqu'à la fin ! Et tu ne penses pas à l'enfer qui t'attend ?
DON PABLO - Trêve de sermons. Écoutez, on me pend demain, ma belle amie. Aujourd'hui est à moi. Profitons de l'occasion, et faites-moi passer encore quelques bons moments.
DOÑA URRACA - J'aimerais mieux, païen, mettre moi-même le feu à ton bûcher.
DON PABLO - Oh ! oh ! quel joli petit langage ! N'êtes-vous point folle, Urraca, ou bien ne peut-on entrer dans ces murs sans devenir dur et méchant comme un inquisiteur ?
D
OÑA URRACA - Choisissez, monsieur ; je vous le répète, la mort, ou la vie aux conditions que je vous ai dites ?
D
ON PABLO - Monsieur ! de plus fort en plus fort ! De grâce, qu'avez-vous ?
D
OÑA URRACA - Je sais que vous n'avez plus qu'un jour à vivre... Comme votre ancienne amie... comme ayant été votre amie, j'aurais de la joie à voir votre repentir.
DON PABLO - Je suis donc bien enlaidi dans la prison, pour que vous me traitiez de la sorte ?
DOÑA URRACA - Je vous en conjure, monsieur, laissons ces idées d'un autre temps. Je vous en supplie, faites pénitence.
D
ON PABLO - Eh ! mille diables ! ne finirez-vous pas ? Ce langage m'ennuie à la fin. Urraca, si vous êtes dans un accès de dévotion, moi, j'ai une rage d'amour. Ainsi laissez là votre pénitence et votre couvent...
DOÑA URRACA - Don Pablo, je te déteste ! mais repens-toi, je t'en conjure !
DON PABLO - Toi, me détester !
D
OÑA URRACA - Oui, traître ! mais tes perfidies, tout atroces qu'elles sont, ne me font pas désirer ta mort.
DON PABLO - Traître ! perfidies ! Passe encore pour impie, mais je n'ai de ma vie trahi personne.
DOÑA URRACA - Tu n'as trahi personne !
DON PABLO - Non, je n'ai trahi personne. Je soupçonne don Augustin de m'avoir vendu, car il savait que j'étais l'auteur du pamphlet. Il a eu peur et s'est hâté de dénoncer son complice, pour que le soupçon ne tombât pas sur lui. Mais cependant je ne dirai jamais ce que je sais sur son compte.
D
OÑA URRACA - Oui, vous avez de l'honneur avec les hommes ; mais avec les femmes ?
D
ON PABLO - Depuis le temps que je vous connais, vous ai-je fait une infidélité ?
D
OÑA URRACA, ironiquement. - Non, pas une !
D
ON PABLO - D'honneur, pas une.
D
OÑA URRACA, de même. - Courage !
D
ON PABLO - Qu'avez-vous donc à sourire ?
D
OÑA URRACA - Je ris en pensant à tous les tourments que tu vas souffrir en enfer pour tes parjures.
D
ON PABLO - Étrange jalousie ! Je vous jure sur mon honneur...
DOÑA URRACA - Tais-toi, misérable ! regarde ce portrait ; à qui l'as-tu donné ?
DON PABLO - Urraca, combien y a-t-il que je vous connais... ?
DOÑA URRACA - Tu te vois confondu, homme d'honneur !
DON PABLO - Il y a deux ans. La première fois que je vous vis, je venais de passer de l'école de Ségovie dans les carabiniers ; vous rappelez-vous mon uniforme tout neuf qui m'attira des compliments de votre part ? - Or, je vous prie, regardez ce portrait ; quel en est l'uniforme ?
DOÑA URRACA - Dieu ! celui de Ségovie !... Don Pablo ! (Elle se jette dans ses bras).
DON PABLO - Ah ! ah ! ah, la vieille Bélisa, que j'ai quittée pour toi, aura voulu te jouer un tour. Elle est méchante comme toutes les vieilles ! Il y a plus de trois ans que ce portrait est fait.
DOÑA URRACA - Pardonne-moi... cher ami ! Je suis une misérable... je mérite la mort... tue-moi !
DON PABLO - Comment ! nous sommes meilleurs amis que devant. Qui n'est pas jaloux, n'aime point.
DOÑA URRACA - Malheureux ! si tu savais qui t'a dénoncé ! - C'est moi.
DON PABLO - Toi !
DOÑA URRACA - Oui, moi ! La jalousie, la fureur... m'ont égarée...
DON PABLO - Ton amour était fort ! je n'aurais pas cru qu'il allât si loin. - Mais relève-toi, et embrasse-moi.
DOÑA URRACA - Tu me pardonnes ?
DON PABLO - Je ne pense qu'à ton amour. Peste ! il était fort !
DOÑA URRACA - Pablo, je suis grande, tu vas prendre mes habits et te sauver.
DON PABLO - Doucement. Ils seraient capables de te pendre à ma place.
D
OÑA URRACA - Jésus Maria ! que devenir ?
D
ON PABLO - Il faut se résigner, ma reine, et passer nos derniers moments à faire toutes les folies possibles.
DOÑA URRACA - Écoute. Fray Bartolomé, qui m'a fait entrer ici, doit venir dans un instant. C'est lui qui m'a arraché ton secret.
DON PABLO, avec inquiétude. - Diable ! et par quel moyen ?
DOÑA URRACA - En me montrant ce malheureux portrait. Il va venir. J'ai un poignard dans ma jarretière ; tu le tueras, et tu prendras sa robe.
DON PABLO - Moi !
DOÑA URRACA - Après moi ce traître est cause de ta mort.
DON PABLO - Il a fait son métier d'inquisiteur.
DOÑA URRACA, défaisant sa jarretière. - Tiens ce poignard.
DON PABLO - La jolie jambe ! laisse-moi la baiser.
DOÑA URRACA - Prends ce poignard, te dis-je.
D
ON PABLO - Fi donc ! nous autres militaires, nous ne savons pas nous servir de ces outils-là. Pour me sauver je ne veux pas tuer un homme.
DOÑA URRACA - Rends-moi mon poignard.
DON PABLO -Laisse-moi le remettre où il était.
DOÑA URRACA - Donne. Voici Fray Bartolomé.
DON PABLO, à Fray Bartolomé. - Eh bien ! mon révérend, on dit que vous voulez absolument me causer certaine suffocation.
F. BARTOLOMÉ - J'en ai bien du regret, mais...
DON PABLO - Oh ! vous êtes trop honnête, en vérité ; mais, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de s'arranger à l'amiable ?
F. BARTOLOMÉ - Doña Urraca a vous dire...
DOÑA URRACA - Mon père, exhortez-le vous-même avec votre éloquence ordinaire. Asseyez-vous. (Au geôlier dans la coulisse). Laissez votre lanterne à la porte, le révérend père va sortir dans un moment.
F. BARTOLOMÉ - Mon très cher frère, si vous songiez aux tourments qui vous attendent dans l'autre monde, vous n'hésiteriez pas à remercier le tribunal de l'indulgence dont il veut bien user à votre égard ; il vous offre une retraite dans un couvent. Vous y ferez le salut de votre âme, au lieu que, si vous persistiez...
DOÑA URRACA, le frappant. - C'est là qu'on frappe le taureau.
F. BARTOLOMÉ - Ah ! (Il meurt).
DON PABLO - Grand Dieu !
DOÑA URRACA - Arrachons-lui sa robe avant que le sang ne la tache. Prends son chapeau, sa lanterne... suis-moi. - Dis-moi, n'ai-je pas de tache de sang ? - ...Tu ne réponds pas. Viens donc, Pablo ; nous allons quitter ce pays, et nous ne nous brouillerons plus jamais... Viens.
DON PABLO - Ainsi finit cette comédie ; excusez les fautes de l'auteur.


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