Anatole France
Le livre de mon ami

LE LIVRE DE PIERRE

NOUVELLES AMOURS

XII L'OMBRE

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

XII
L'OMBRE

Il m'arriva, dans ma vingtième année, une aventure extraordinaire. Mon père m'ayant envoyé dans le bas Maine pour régler une affaire de famille, je partis un après-midi de la jolie petite ville d'Ernée pour aller, à sept lieues de là, visiter, dans la pauvre paroisse de Saint-Jean, la maison, maintenant déserte, qui abrita pendant plus de deux cents ans ma famille paternelle. On entrait en décembre. Il neigeait depuis le matin. La route, qui cheminait entre des haies vives, était défoncée en beaucoup d'endroits, et nous avions grand-peine, mon cheval et moi, à éviter les fondrières.

 

Mais, à cinq ou six kilomètres de Saint-Jean, je la trouvai moins mauvaise, et, malgré un vent furieux qui se leva et la neige qui me cinglait le visage, je pris le galop. Les arbres qui bordaient la route fuyaient à mes côtés comme des ombres difformes et douloureuses dans la nuit. Ils étaient horribles, ces arbres noirs, la tête coupée, couverts de tumeurs et de plaies, les bras tordus. On les nomme dans le bas Maine des émousses. Ils me faisaient une sorte de peur, à cause de ce qu'un vicaire de Saint-Marcel d'Ernée m'avait conté la veille. Un de ces arbres, m'avait dit le vicaire, un de ces vieux mutilés du Bocage, un châtaignier étêté depuis plus de deux cents ans et creux comme une tour, fut fendu du haut en bas par la foudre, le 24 février 1849. Alors, à travers la fente, on vit dedans un squelette d'homme qui se tenait tout debout, ayant à son côté un fusil et un chapelet. Sur une montre trouvée aux pieds de cet homme, on lut le nom de Claude Nozière. Ce Claude, grand-oncle de mon père, fut en son vivant contrebandier et brigand. En 1794, il prit part à la chouannerie, dans la bande de Treton, dit Jambe-d'Argent. Blessé grièvement, poursuivi, traqué par les bleus, il alla se cacher et mourir dans le creux de cet émousse. Ni amis ni ennemis ne surent ce qu'il était devenu ; et c'est un demi-siècle après sa mort que le vieux chouan fut exhumé par un coup de tonnerre.

 

Je songeais à lui, en voyant fuir les émousses de deux côtés du chemin, et j'allongeais l'allure de mon cheval. Il était nuit noire quand j'arrivai à Saint-Jean.

 

J'entrai dans l'auberge, dont l'enseigne faisait grincer tristement sa chaîne au vent, dans l'ombre. Et, après avoir conduit moi-même mon cheval à l'écurie, j'entrai dans la salle basse et me jetai dans un vieux fauteuil à oreilles, au coin de la cheminée. Tandis que je me réchauffais ainsi, je pus voir, à la clarté de la flamme, le visage de mon hôtesse.

 

C'était celui d'une horrible vieille. Sur sa face, déjà couverte d'un peu de terre, on ne voyait qu'un nez rongé et des yeux morts dans des paupières sanglantes. Elle m'examinait avec défiance, comme un étranger. C'est pourquoi je lui dis, pour la rassurer, mon nom qu'elle devait bien connaître. Elle répondit, en secouant la tête, qu'il n'y avait plus de Nozière. Pourtant, elle voulut bien m'apprêter à souper. Elle jeta un fagot dans l'âtre et sortit.

 

J'étais triste et las, et tourmenté d'une angoisse indicible.

 

Des images sombres et violentes venaient m'assaillir. Je m'assoupis un moment ; mais, dans mon demi-sommeil, je continuai d'entendre dans la trémie les gémissements du vent dont les rafales soulevaient sur mes bottes les cendres du foyer.

 

Quand, au bout de quelques minutes, je rouvris les yeux, je vis ce que je n'oublierai jamais, je vis distinctement, au fond de la chambre, sur le mur blanchi à la chaux, une ombre immobile ; c'était l'ombre d'une jeune fille. Le profil en était si doux, si pur et si charmant, que je sentis, en le voyant, toute ma fatigue et toute ma tristesse se fondre en un sentiment délicieux d'admiration.

 

Je la contemplai, ce me semble, pendant une minute ; il se peut toutefois que mon ravissement ait été plus ou moins long, car je n'ai aucun moyen d'en estimer la véritable durée. Je tournai ensuite la tête pour voir celle qui faisait une si belle ombre. Il n'y avait personne dans la chambrepersonne que la vieille cabaretière occupée à mettre une nappe blanche sur la table.

 

De nouveau je regardai le mur : l'ombre n'y était plus.

 

Alors quelque chose comme une peine d'amour me prit le cœur, et la perte que je venais de faire me désola.

 

Je réfléchis quelques instants, avec une entière lucidité, puis :

 

« La mère ! dis-je, la mère ! qui donc était là, tout à l'heure ? » Mon hôtesse, surprise, me dit qu'elle n'avait vu personne.

 

Je courus à la porte. La neige, qui tombait abondamment, couvrait le sol, et aucun pas n'était marqué dans la neige.

 

« La mère ! vous êtes sûre qu'il n'y a point une femme dans la maison ? » Elle répondit qu'il n'y avait qu'elle.

 

« Mais cette ombre ? » m'écriai-je.

 

Elle se tut.

 

Alors je m'efforçai de déterminer, d'après les principes d'une exacte physique, la place du corps dont j'avais vu l'ombre, et, montrant du doigt cette place :

 

« Elle était là, là, vous dis-je… » La vieille s'approcha, une chandelle à la main, et arrêta sur moi ses horribles yeux sans regard, puis :

 

« Je vois, à cette heure, dit-elle, que vous ne me trompez pas, et que vous êtes bien un Nozière. Seriez-vous point le fils à Jean, le docteur de Paris ? J'ai connu son oncle, le gars René. Il voyait, lui aussi, une femme que personne ne voyait. Il faut croire que c'est une punition de Dieu sur toute la famille pour la faute de Claude le chouan, qui perdit son âme avec la femme du boulanger.

 

Parlez-vous, lui dis-je, de Claude, dont le squelette fut trouvé dans le tronc creux d'un émousse, avec un fusil et un chapelet ?

 

– Mon jeune monsieur, le chapelet ne lui servit de rien.

 

Il s'était damné pour une femme. » La vieille ne m'en dit pas davantage. Je pus à peine goûter le pain, les œufs, le lard et le cidre qu'elle me servit.

 

Mes yeux se tournaient sans cesse vers le mur où j'avais vu l'ombre. Oh ! je l'avais bien vue ! Elle était fine et plus nette que n'aurait l'être une ombre produite naturellement par la clarté tremblante de l'âtre et la flamme fumeuse d'une chandelle.

 

Le lendemain je visitai la maison désertevécurent en leur temps Claude et René ; je parcourus le pays, j'interrogeai le curé ; mais je n'appris rien qui put me faire connaître la jeune fille dont j'avais vu l'ombre.

 

Aujourd'hui encore, je ne sais s'il faut en croire la vieille cabaretière. Je ne sais si quelque fantôme visitait, dans l'âpre solitude du Bocage, les paysans dont je sors, et si l'Ombre héréditaire, qui hantait mes aïeux farouches et mystiques, ne s'est pas montrée avec une grâce nouvelle à leur enfant rêveur.

 

Ai-je vu dans l'auberge de Saint-Jean le démon familier des Nozière, ou plutôt ne me fut-il pas annoncé, dans cette nuit d'hiver, que ma part des choses de ce monde serait la meilleure et que l'indulgente nature m'avait accordé le plus cher de ses dons, le don des rêves ?


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2010. Content in this page is licensed under a Creative Commons License