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M. de Beule tint parole avec un entêtement farouche. Il alla lui-même fermer à clef toutes les portes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et son aide Komèl s’occupaient des chevaux ; et lorsque Vloaksken, le seul ouvrier qui eût consenti à venir travailler à la fabrique, se présenta au cours de la matinée, il le renvoya sans façons, en lui déclarant d’une voix rageuse qu’il fermait boutique et n’avait pas l’intention de la rouvrir de sitôt.
Quelques jours se passèrent. M. de Beule, avec sa colère froide et concentrée, allait et venait, sans but. M. Triphon, qui à présent n’avait plus rien du tout à faire, déambulait de même, mettant tous ses soins à éviter le nez à nez avec son père ; et Mme de Beule ne cessait de gémir, se lamenter, cependant qu’à la cuisine régnait un silence de mort. Seule, Eleken persistait à courir en tous sens, l’air affairé.
Cela agaçait M. de Beule à tel point qu’un jour il l’arrêta et lui demanda avec véhémence :
– Mais, sacredieu ! qu’est-ce que tu as à toujours courir ainsi ?
– Mais… pour mon ouvrage… monsieur, répondit la servante, blême d’effroi.
– Fais donc ton ouvrage un peu plus tranquillement, nom d’un tonnerre, ragea M. de Beule.
Eleken ne dit plus rien et partit dans un envol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de la journée, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir, Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer à Mme de Beule que, très probablement, Eleken quitterait son service à la fin du mois.
Des bruits divers circulaient touchant les ouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils étaient fermement décidés à maintenir leurs revendications jusqu’au bout. Selon d’autres, les femmes des grévistes se montraient beaucoup moins enthousiastes qu’eux ; elles commençaient à récriminer et insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail.
On les voyait assez souvent, la pipe au bec, les mains dans les poches, par les rues du village, et passer volontiers, comme en manière de protestation et de provocation, devant la demeure des de Beule. Certains d’entre eux tenaient à la main le petit journal socialiste et le lisaient ostensiblement : on pouvait les voir de la maison du patron. Il y avait déjà eu un ou deux articles sur la grève de la fabrique de Beule ; naturellement, on y prenait parti pour les ouvriers, et M. de Beule, dont le nom prêtait aux allusions faciles par le son qu’il avait en flamand, M. le Bourreau, y était traité de négrier. Régulièrement, le patron trouvait ces numéros du journal dans sa boîte aux lettres.
C’était Pierken qui menait la bande et, parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution brève et violente, Victorine marchait à son côté, le plus souvent la seule femme dans le groupe, parfois accompagnée de Lotje ou de Zulma, Free, Poeteken, Léo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur, Pol et le « Poulet Froid », Pee, le meunier et Miel, cette espèce de veau, suivaient, tous l’air plus ou moins perdu et ahuri ; ils trouvaient le temps long, déconcertés par ces journées à ne rien faire, auxquels ils n’étaient pas habitués, dans l’attente continuelle d’une solution qu’ils avaient escomptée très rapide et qui semblait s’éterniser. Quant à Berzeel, il demeurait invisible. On le disait retourné à son village, mais personne ne savait au juste. Les gens, au passage des grévistes, venaient regarder curieusement sur le seuil de leur porte ; et tout le village était soudain retombé à un calme et un silence extraordinaires, depuis qu’on n’y voyait plus fumer la haute cheminée de la fabrique, et n’entendait plus le tonnerre incessant des pilons.
Parfois Justin-la-Craque et Komèl faisaient un bout de conduite aux chômeurs. La première fois que M. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureur et voulut incontinent leur interdire l’accès de l’écurie. Les supplications de sa femme, et surtout l’idée assez peu réjouissante d’avoir à soigner lui-même les chevaux, modérèrent sa fougue. Il résolut d’avoir une explication avec les deux forgerons. Il se rendit à l’écurie vers l’heure où il était sûr de les y trouver, et, maîtrisant à grand peine la colère et l’indignation qui bouillonnaient en lui :
– Justin, je t’ai vu ce matin en compagnie des gouapes !
– Oui, m’sieu, dit Justin comprenant aussitôt de quoi s’agissait et admettant l’ignominieuse épithète ; oui, m’sieu, j’ai été avec eux et je voudrais bien que ça finisse, cette blague-là.
– Pour moi ça peut durer dix ans ! fanfaronna M de Beule avec hauteur.
– Pour moi pas, m’sieu, pour moi pas ! répondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moi non plus je n’ai pas grand’chose à faire. Je voudrais que vous vous entendiez avec eux, m’sieu.
Justin-la-Craque, avec ses bêtises quand il avait bu un verre de trop et qu’il « opépitait », faisait parfois preuve, à jeun, d’un jugement assez sensé, de même qu’il était un excellent ouvrier quand il voulait bien s’en donner la peine. En outre aucune timidité ne le retenait et, lorsque sa conviction était faite, nulle crainte ne l’arrêtait de l’exprimer avec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien en face et poursuivit :
– J’ai causé avec tous, m’sieu, et il y en a des bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c’est lui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son côté et Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mâché la vérité. Je leur ai dit qu’ils demandaient trop et qu’ils avaient tort. Mais les autres, m’sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, si peu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient le travail.
– Rien ; pas un centime ! cracha M. de Beule.
– Vous avez tort, m’sieu. Vous avez grandement tort, dit posément Justin.
– Le « Poulet Froid » a laissé mes chevaux sans manger ni boire ! cria M. de Beule, rouge de colère.
– Il le regrette, m’sieu, il ne le ferait plus, affirma Justin.
Et Komèl répéta d’un ton convaincu :
– Non… non… il ne le ferait plus.
– Si vous leur accordiez quelque chose, insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieu d’une ; et le soir, s’ils pouvaient finir à sept heures et demie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou à peu près, seraient contents. Je réponds de Free, de Pee, d’Ollewaert et de Berzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient.
– Oui… oui…, deux gouttes au lieu d’une, répéta Komèl en écho.
Et son grand nez bougea dans sa face de suie, comme s’il dégustait déjà le royal cadeau.
– Rien, rien ! réitéra durement M. de Beule.
Et il quitta l’écurie pour en rester là.