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Quatre heures du matin : Sefietje était déjà éveillée. Il lui sembla, dans son sommeil léger, avoir entendu des pas feutrés sous sa fenêtre.
Les yeux ouverts et fixes dans le crépuscule de l’aube à peine naissante, elle resta immobile sur le dos à écouter et n’entendit plus rien. Mais l’inquiétude couvait en elle ; elle se leva, écarta le petit rideau de sa lucarne, regarda dans le jardin, tâchant d’en sonder les profondeurs vagues.
Une exclamation sourde lui échappa. Au-dessus des frondaisons grises et brouillées, la haute cheminée de la fabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mince filet de fumée fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel. Alors Bruun était déjà à ses chaudières, la grève était finie et, tout à l’heure, le travail allait reprendre à la fabrique. Une joie immense emplit son âme ingénue d’esclave ayant fait siens les intérêts de la famille qui l’exploitait depuis près d’un demi-siècle. Elle se précipita vers le lit où dormait Eleken et la secoua.
– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? sursauta la jeune servante apeurée.
– Pscht ! La cheminée de la fabrique qui fume ! Elle fume ! Elle fume ! répétait Sefietje jubilante.
– Ah !… dit Eleken, dont la tête lourde de sommeil retomba sur l’oreiller.
A six heures très exactement, Sefietje, qui attendait depuis trois quarts d’heure, en une agitation croissante, dans sa cuisine déserte, entendit un bourdonnement bien connu sortir de la fabrique. Quelques instants après, les pilons se mirent à rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. Aussitôt M. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon, quittèrent leurs chambres et descendirent. La joie du triomphe illuminait leur visage et M. de Beule s’exclama :
– Haha !… Ils reconnaissent donc qu’ils ne sont pas les plus forts, les petits bonshommes !
– Les femmes sont-elles aussi rentrées ? demanda Mme de Beule.
Eleken fut dépêchée à la fabrique. Elle revint au bout de trois minutes et dit :
– Toutes les femmes sont à leur ouvrage, excepté Victorine.
– Celle-là n’a pas à revenir… Je ne veux plus la voir à la fabrique ! cria M. de Beule en un accès de colère subite.
Pendant le déjeuner on tint conseil sur l’attitude à prendre.
– Il faudrait d’abord y aller voir, opina M. Triphon.
M. de Beule eut un geste d’impatience. Il persistait hargneusement à ne pas vouloir adresser la parole à son fils. Se tournant vers sa femme il dit :
– Si j’y vais, je les flanquerai tous dehors à coups de pied. Il vaudrait peut-être mieux que tu….
– J’irai, j’irai ! s’empressa d’approuver Mme de Beule.
– Mais dis-leur surtout, insista M. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s’ils recommencent jamais ou si j’ai à me plaindre d’eux le moindrement à l’avenir, c’est la porte, immédiatement.
Mme de Beule ne dit mot. Elle se hâta de finir son déjeuner et, se levant :
– Est-ce que tu m’accompagnes ? demanda-t-elle, hésitante, à son fils.
Elle craignait que son mari ne s’y opposât : mais il ne dit rien. Bien que M. Triphon n’existât plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu’il se chargeât à sa place de cette corvée. La mère et le fils quittèrent la salle à manger et gagnèrent le jardin en fleurs. La matinée d’été était merveilleuse. L’herbe se couvrait comme d’un transparent argenté et l’air semblait une chose qu’on pouvait boire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grands arbres achevaient leur calme rêve de la nuit. Leurs cimes vaporeuses fumaient, à peine traversées par les flèches d’or du soleil levant. On croyait humer du bonheur.
Ils arrivèrent devant la chambre des machines et ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de la fournaise était toute large ouverte et Bruun y jetait à grandes pelletées du menu charbon mouillé. Son visage en sueur se cuivrait aux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noire semblaient du fil métallique incandescent. Il se rangea très vite lorsqu’il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua, poliment, à la façon habituelle, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé :
– Bonjour, madame. Bonjour, Monsieur Triphon.
– Bonjour, Bruun, répondirent-ils tous deux.
Un bref silence. Bruun s’était remis à activer ses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l’on ne pouvait en rester là et qu’il fallait dire quelque chose, rassembla tout son courage.
– Alors, Bruun, commença-t-elle, qu’est-ce qui vous a donc pris à tous de nous laisser en plan comme ça ?
Bruun toussa. Il cherchait à répondre, semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore et regarda dans son feu avec une attention extrême, comme si la réponse, vraiment, devait sortir de là.
– Il ne faudrait pas que ça se répète, poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-ci monsieur ferme les yeux, mais à la prochaine occasion, il n’en serait plus de même, soyez sûr.
Bruun cessa d’activer son foyer et regarda un instant Mme de Beule bien en face. Décidément, il voulait dire quelque chose et commençait déjà à émettre des sons. Mais ça ne sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beule n’insista point. Elle lui avait dit ce qu’elle voulait lui dire et, accompagnée de M. Triphon, passa dans la « fosse aux huiliers » où les pilons menaient leur danse infernale.
Il y avait deux places vides aux établis. M. Triphon le remarqua du premier coup d’œil : celle de Pierken et celle de Fikandouss. Il s’empressa de le glisser à l’oreille de sa mère, avant qu’elle et lui passent lentement devant la rangée des ouvriers, en répondant d’un mouvement de tête à leur salut silencieux. Tous les autres étaient à leur poste. Berzeel y était, parfaitement de sang-froid, sérieux et même grave, comme s’il sentait peser sur lui une responsabilité inhabituelle.
Léo y était, Free y était, Poeteken y était, et Ollewaert aussi, tous à l’envi posés et graves, absorbés dans leur travail, comme s’il n’existait nul autre intérêt au monde. Pee était déjà tout blanc, tel un bonhomme de neige, à côté de ses moulins rageurs, et Miel, cette espèce de veau, avec l’autre « cabri » se démenait autour des énormes meules verticales. Miel resta une minute bouche bée lorsqu’il vit paraître Mme de Beule avec M. Triphon et ses épais sourcils rejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaître le doigt de front qu’il possédait.
Visiblement, il n’avait rien compris à tout ce qui s’était passé et attendait encore la solution de l’énigme.
Les hommes semblaient de plus en plus absorbés dans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie que Mme de Beule et son fils se sentaient dans l’impossibilité matérielle d’entamer le moindre colloque.
D’ailleurs, il n’y avait rien d’autre à dire que ce qu’ils venaient de signifier à Bruun, qui, certes, ne manquerait pas de leur en faire part ; mais ils auraient bien voulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n’étaient pas revenus et ce qu’ils avaient l’intention de faire. M. Triphon, profitant d’une brève accalmie dans l’ouragan des pilons, s’approcha de Berzeel et lui demanda :
– Est-ce que Pierken ne revient plus ?
– Mais si, mais si, m’sieu ; seulement il est un peu malade ; il a un fort mal de tête, répondit Berzeel.
– Et Fikandouss ?
– Ça, je ne sais pas, m’sieu, dit Berzeel de son air grave et absorbé.
Les pilons recommençaient à bondir, les hommes s’affairaient autour des presses. Sans s’attarder d’avantage, Mme de Beule et M. Triphon quittèrent la « fosse aux huiliers » pour se diriger vers la « fosse aux femmes ». Au moment de sortir de l’huilerie, comme ils se retournaient sans penser à mal, ils aperçurent de loin Bruun, le chauffeur, qui épiait leur départ, par la porte entr’ouverte de la chambre des machines.
Dans la « fosse aux femmes », plus rien qui les empêchât de dire tout ce qu’ils voulaient. Là aussi tout le monde était à son poste, hormis Victorine. Dès que Mme de Beule et son fils eurent fait leur entrée, Mietje, Lotje et « La Blanche » firent une sortie violente contre Pierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraîné à la grève tous les autres, contre leur gré. La vieille Natse pleurait comme une Madeleine ; et elles étaient unanimes à jurer leurs grands dieux que jamais plus pareille chose n’arriverait et qu’elles chasseraient Victorine à coups de pied quelque part, si elle osait reparaître dans leur atelier.
– Mais comment avez-vous pu vous laisser monter la tête ainsi ? s’exclama Mme de Beule, levant les bras d’indignation.
– Eh oui, bien notre bêtise, notre folie ! s’écria Lotje.
Et, à son tour, brusquement elle éclata en larmes.
– Ah ! mon Dieu, madame, quelle affaire ! Quelle terrible affaire ! geignit Natse, les mains jointes.
– Qu’ils essayent donc d’y revenir ! Je mordrais, je grifferais ! glapit « La Blanche » hors d’elle.
Cette violence unanime des femmes rendait les reproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle à leur donner de bons conseils pour l’avenir, en les avertissant une fois pour toutes qu’une récidive équivaudrait au renvoi général et sans rémission.
– N’ayez pas peur, madame ! firent-elles à l’unisson.
Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse, ajouta :
– S’il fallait me traîner à genoux d’ici jusqu’à l’église, je le ferais volontiers pour que ça ne soit pas arrivé.
Mme de Beule et son fils s’en allèrent. Dans la « fosse aux femmes » il n’avait pas prononcé un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant, fielleux, ricanait d’aise en écoutant sa femme narrer la lamentable histoire.