Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Troisième partie

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A dix heures, le moment venu de faire sa tournée avec la bouteille de genièvre, une agitation violente s’empara de Sefietje. Que faire ? Verser deux gouttes ou seulement une ? Le rouge aux pommettes, elle vint demander à Mme de Beule quels étaient les ordres.

 

Mme de Beule n’en savait rien. Il n’y avait pas eu d’accord positif.

 

Tout s’était manigancé par l’entremise de Justin-la-Craque, qui avait pris la responsabilité sur lui. Elle alla consulter son mari.

 

– Ils ne le méritent pas du tout, répondit M. de Beule sur un ton chagrin.

 

Comme il arrivait souvent chez lui, son humeur, l’instant d’avant victorieuse et fanfaronne, était brusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose et sombre. Écarlate, gonflé de colère et de rancune, il était assis au milieu des paperasses à son bureau.

 

– Si on leur en donnait tout de même deux pour avoir la paix, proposa timidement Mme de Beule.

 

Il refusa de se prononcer.

 

– Tu vois comme je suis surchargé de besogneOn ne peut donc pas me laisser une minute tranquille ! grommela-t-il.

 

Mme de Beule s’en retourna auprès de Sefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras.

 

– Il ne veut pas se prononcer ! soupira-t-elle.

 

– Mais que dois-je faire ? soupira Sefietje à son tour.

 

Donnez-leur en deux, dit Mme de Beule après une brève hésitation.

 

Sefietje partit, commença par la chambre des machines, s’approcha de Bruun. Ils échangèrent un salut banal, comme si rien ne s’était passé et Sefietje remplit le verre. Bruun le lampa d’un trait, garda le verre à la main, regarda Sefietje.

 

– Encore ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

 

Sur un signe que oui, elle remplit à nouveau le verre qu’il vida comme si c’était de l’eau, et le rendit à la servante. Sans un mot, elle passa dans la « fosse aux huiliers ».

 

Berzeel était le premier à servir. Avec la figure toujours grave de quelqu’un qui sent tout le poids de sa responsabilité, il regarda vivement et à la dérobée la bouteille, comme s’il en jaugeait d’un seul coup d’œil le contenu. Sefietje remplit le petit verre. Il le vida d’un trait, comme Bruun. Alors il hésita. Ses doigts tremblaient légèrement ; il semblait vouloir donner et prendre à la fois. Sefietje ne comprit pas très bien ; elle crut d’abord qu’il n’en désirait pas d’avantage. Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui et non, d’abord l’un vers l’autre puis en sens inverse, jusqu’à ce que Sefietje eût enfin compris très clairement et versât une seconde rasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire de ses petits yeux vifs.

 

« Merci », dit-il en rendant le verre vide.

 

Tous les autres avaient suivi la petite scène avec une curiosité tendue à l’extrême, arrêtant une minute leurs pilons pour n’en pas perdre un détail. Free et Léo sourirent comme Berzeel et se pourléchèrent machinalement les lèvres. Le petit Poeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides, pareil à un ange qui assiste à une révélation.

 

Ollewaert eut un grand soupir de soulagement, comme brusquement délivré d’un poids énorme. Il enleva sa chique et la posa sur l’établi, pour la reprendre après qu’il aurait bu. Pee, tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel, cette espèce de veau, s’épanouit en un large rire muet et figé. Il semblait enfin comprendre quelque chose à tout ce qui s’était passé et ce quelque chose le bouleversait de joie.

 

Ils burent avec des grognements de plaisir et, du coup, Léo lança, sur un ton encore un peu timide, son « Ooooouuuuiiii… » qu’on n’avait plus entendu depuis des semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot, s’acquittait machinalement de sa tâche, le visage renfrogné, murée dans une hostilité sourde. Elle y mettait toute la diligence possible ; dès qu’elle en eut fini avec les « huiliers », elle se hâta vers l’atelier des femmes. Mais avant qu’elle eût eu le temps de disparaître Justin-la-Craque vint se planter devant elle, suivi de Komèl qui portait une barre de fer, et lui demanda d’un air triomphant ce qu’elle pensait de la façon dont il avait mis fin à la grève.

 

– Ce que j’en pense ?… Que vous êtes tous de fameux ivrognes ! s’écria Sefietje indignée.

 

– Mais, Sefie ! Mais, Sefie ! Comment peux-tu dire !… protesta Justin avec force.

 

A vrai dire, il avait déjà une jolie pointe ; ses yeux étaient vitreux et fixes ; et il se mit à fredonner en mode mineur : « Ooooooooooo… »

 

Va-t’en ! Laisse-moi passer ! gronda Sefietje.

 

Pépita… – peeeeeepepepepépitapépita-pépita ! poursuivit Justin avec un entêtement d’ivrogne.

 

Mais, brusquement, changeant de ton : « Sefie, donne-nous aussi une goutte. »

 

– Il me semble que vous en avez déjà assez, grommela Sefietje.

 

– Nous ! s’exclama Justin, feignant l’indignation la plus profonde. Rien qu’un bol de café froid ; pas vrai, Komèl ?

 

Komèl affirma que pas une goutte d’alcool n’avait encore humecté leurs lèvres ; et, malgré elle, Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcée de leur remplir deux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique.

 

Dans la « fosse aux femmes », lorsque Sefietje y entra, régnait encore la plus vive effervescence. Aussitôt qu’elle aperçut la servante, Natse eut une nouvelle crise de larmes ; Lotje et « La Blanche », d’habitude si douces et si timides, ne décoléraient pas, en calculant âprement ce que cette grève idiote leur faisait perdre d’argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles éclatèrent violemment sur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d’après leurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltation était telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte.

 

– Eh bien, Sefie, et la ration, qu’est-ce que ça devient ? demanda enfin la noire Mietje avec un drôle de sourire mystérieux.

 

– Deux gouttes au lieu d’une, répondit Sefietje.

 

Et elle se mit en devoir de verser. Tout de suite, une transformation s’opéra dans l’atelier.

 

– On a tout de même obtenu quelque chose, dit Lotje en sirotant son petit verre.

 

Elle le vida à menus coups brefs, mais le deuxième ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petits frissons et fit la grimace.

 

– L’un sur l’autre comme ça, c’est un peu court, mais bon tout de même, dit-elle, en passant le verre à « La Blanche ».

 

Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leurs deux petits verres, moins parce qu’elles en avaient envie que parce qu’elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquet devant le deuxième verre et fit mine de le refuser. Les autres trouvèrent cela très mal. M. de Beule pourrait en déduire que pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcèrent la vieille à boire et celle-ci se reprit aussitôt à gémir et pleurer : toutes ces révolutions lui coûteraient la vie, geignait-elle d’un air tragique.

 

Alors il y eut une bonne petite heure de joie et d’entrain dans la fabrique. L’alcool faisait son effet, effaçait les tristesses, suscitait les pensées joyeuses et amusantes. Des quolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la « fosse aux femmes », on chanta des romances avec des voix aiguës et nasillardes, comme au bon vieux temps.

 

Vers onze heures, un silence retomba, mélancolique, morose. Les nerfs se détendaient et l’alcool creusait son trou, où s’installait la faim. Au dehors le splendide soleil d’été illuminait la terre. Lorsqu’on venait du beau jardin fleuri, pour entrer dans une des « fosses » sombres, on avait l’impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers ne chantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogne d’automates avec des yeux las et ternes. Il y régnait une atmosphère de désenchantement, de leurre, de duperie. C’était peut-être parce que le trou creusait si fort, vous rongeait l’estomac. Il aurait fallu un brin à manger avec ce deuxième verre. Enfin tintait dans la chambre des machines la méchante petite sonnette de délivrance ; tous se précipitaient au dehors, dans un claquement de sabots, prenant à peine le temps de rabattre sur les poignets leurs manches retroussées.

 

Beaucoup de monde était aux portes pour les voir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec un mauvais : « Eh bien, c’est vite fini, leur grève ! » Les ouvriers faisaient semblant de ne pas entendre. Ils allaient vers le repas et, à une heure, ils seraient de retour à la fabrique. De une à quatre, ils redevenaient des automates, des nerfs et des muscles sans âme. Ils peinaient dans une vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois les poires dorées et les pommes rouges qui mûrissaient par-delà l’enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ils contemplaient de loin, à travers les baies de la chambre des machines, les frondaisons majestueuses dans le jardin de M. de Beule.

 

Au repos de quatre heures, ils allèrent tous casser la croûte en plein air, accroupis en ligne contre le mur de la cour intérieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bon temps jadis où des rêves irréalisables ne les tourmentaient pas et où ils étaient contents de leur sort. Somme toute, ils ne regrettaient pas le départ de Pierken et de Fikandouss.

 

Ils n’en voulaient pas à Pierken ; mais à quoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu’il leur avait fait entrevoir ? Quant à Victorine et aux autres femmes, elles avaient leur mépris. Ils ricanaient en haussant les épaules parce qu’elles leur tournaient le dos avec une hostilité hargneuse, affectant de laisser un espace vide entre elles et les « huiliers ». Elles étaient stupides, ces femmes. Elles ne savaient que récriminer et pleurnicher. Il valait mieux, à l’avenir, n’avoir plus rien de commun avec elles.

 

De tout le jour, ils n’avaient pas encore vu M. de Beule et en éprouvaient un vague malaise. Est-ce que l’accord était fait ou faudrait-il encore causer ? Soudain, comme ils étaient retournés à l’ouvrage, ils virent passer la queue de Muche, devant la porte d’entrée. M. de Beule suivait, rouge et gros, les épaules gonflées.

 

Allait-il entrer en coup de vent et « partir » ? Non ; il passa, se dirigeant vers l’écurie. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il revînt. Muche s’arrêta sur le seuil et regarda son maître d’un air interrogateur. Les ouvriers, plongés dans leur besogne, se sentaient devenir petits. Mais, pour la deuxième fois, rouge et gros, M. de Beule passa sans s’arrêter et Muche le rattrapa. Les hommes respirèrent.

 

Décidément leur maître et tyran, tout en bouillonnant de rage intérieure, acceptait le nouvel état de choses. Et ils se sentirent soulagés d’un grand poids.

 

A six heures, Sefietje revint pour la tournée du soir. Muette et renfrognée, elle versa à chacun les deux gouttes. Les « huiliers » ne firent aucune remarque, mais dès qu’elle fut partie des chants éclatèrent et on échangea des quolibets. Les yeux étaient rieurs et des pipes brasillaient. Ollewaert se bourra le bec d’une chique énorme. On eût dit qu’un gros abcès lui gonflait la joue droite. Miel en était ébahi et bayait au petit bossu comme il eût considéré un phénomène.

 

Ollewaert s’en aperçut. Il regarda le « cabri » avec un sourire narquois et lui lança à la face un sonore « espèce de veau ! » Léo fit entendre un rugissant « Ooooooouuuuuiiiii… » et, par une fente de porte, Bruun, de son œil de mouchard, observait la scène. A distance nasillaient les voix aiguës des femmes dans leur « fosse ». C’était tout à fait comme au bon temps jadis.

 

Mais, vers la fin de la longue journée de labeur, revint l’accablante dépression. Il en était toujours ainsi ; la lourde fatigue les matait.

 

Les yeux devenaient torves ; les mouvements se ralentissaient, s’ankylosaient. C’était le soir qui tombait sous les poutres sombres et s’appesantissait sur eux comme un fardeau. Dehors, la radieuse soirée d’été resplendissait ; les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient se dilater, s’amplifier, devenir des fruits fantastiques de terre promise ; les frondaisons imposantes dans le jardin de M. de Beule s’ourlaient et se teintaient de pourpre et d’or ; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdâtres des troupes d’hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient en poussant de longs cris perçants d’allégresse.

 

Quelques minutes avant la demie de sept heures, Bruun s’approcha des « huiliers » et leur demanda ce qu’il fallait faire : continuer de « tourner » jusqu’à huit heures comme jadis, ou arrêter à la demie ?

 

Arrêter !… Arrêter ! firent-ils tous.

 

Bruun rentra dans la chambre des machines et arrêta. En un souffle dernier, pareil à un profond soupir, la machine expira. Aussitôt Bruun sortit et, caché derrière un pan de mur, épia ce qui se passait du côté de la maison. Il vit la porte du jardin s’ouvrir et M. et Mme de Beule paraître sur le seuil. Ils restèrent là un moment, immobiles, les yeux tournés vers la fabrique, humant l’air du soir. Lentement, ils firent demi-tour et rentrèrent. Bruun comprit qu’ils acceptaient tacitement.

 

Tout le monde à la fabrique, hommes et femmes, était déjà parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur les pavés sonores. Sur l’or du couchant on voyait leurs silhouettes qui se détachaient en noir. Les femmes marchaient à part, avec leur rancune. Il n’y avait plus que quelques rares curieux sur le pas des portes pour les voir passer.


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