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Ce jour-là, un peu avant une heure, au moment où son père allait mettre la machine en marche, Miel grimpa au grenier, au-dessus de l’huilerie, pour remplir, comme d’habitude, les réservoirs à grains des meules verticales. Il était à peine en haut de l’escalier, qu’en trois bonds il redégringola, criant, affolé, les yeux écarquillés :
– Vite ! Vite ! Là-haut ! Fikandouss !
– Qu’est-ce qu’il y a ? s’exclamèrent les hommes.
– Là-haut ! Fikandouss ! clama Miel, comme un fou, incapable d’articuler un autre son.
Léo et Pierken se précipitèrent en haut de l’escalier et, tout de suite, dans la pénombre, ils aperçurent Fikandouss pendu à une poutre, la corde au cou. Une petite échelle, qu’il avait escaladée, se trouvait encore à côté de lui ; et sa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu’il avait l’air de vomir.
– Un couteau ! Un couteau ! hurla Pierken fouillant dans ses poches et grimpant à l’échelle avec l’agilité d’un chat.
Léo lui passa un couteau. Rapidement Pierken trancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruit sourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l’échelle, desserra le nœud coulant, s’effondra en sanglotant sur le corps de son camarade. Fikandouss était mort, déjà froid.
Instantanément, tous les ouvriers de la fabrique, avec des lamentations, entourèrent le mort. Il y avait de l’horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l’un d’eux touchait le corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur. Pierken, agenouillé près du cadavre, pleurait à chaudes larmes. Et, en paroles heurtées, il disait ce qui, selon lui, avait dû se passer. Fikandouss, trop faible d’esprit, n’avait pu surmonter la déception de la grève manquée. Lui, Pierken, avait vainement essayé, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral : le coup avait été trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avait proposé d’aller ensemble chercher de l’ouvrage en ville, où leur sort serait moins triste ; il ne voulait pas. Il était, malgré tout, trop attaché à son village ; c’était là et pas ailleurs qu’il voulait vivre… et mourir.
Avec une rapidité incroyable, l’atroce nouvelle s’était déjà partout répandue ; et, en un rien de temps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi que M. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Les femmes n’osaient pas aller voir au grenier et se tenaient, angoissées, au pied de l’escalier. Mais M. de Beule s’avança tout de suite avec autorité et décréta que M. le bourgmestre et M. le curé devaient être immédiatement avertis. Léo, qui avait de bonnes jambes, fat expédié au château et Lotje alla quérir le curé. En attendant, défense formelle, par ordre de M. de Beule, de toucher au cadavre.
Le bourgmestre fut le premier sur les lieux. Il monta péniblement l’escalier, en évitant avec soin de se salir. M. de Beule, avec son respect inné de tout ce qui était fortune et titre, adressa la parole en français à « Monsieur le baron ». M. Triphon, fort impressionné, par cette auguste présence, salua avec une gaucherie timide et se tint à l’écart, à distance respectueuse. M. le bourgmestre examina vaguement le cadavre et constata sobrement :
– Il est mort.
– Oui, monsieur le baron ; on l’a trouvé pendu à cette poutre, répondit M. de Beule.
Le bourgmestre regarda la poutre, où pendait encore le bout de la corde tranchée par Pierken, et M. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard.
Sans faire attention à l’important et officiel personnage, Pierken s’abandonnait à toute sa douleur sur le corps de son pauvre ami.
– Il faudra dresser procès-verbal, dit enfin le bourgmestre. Est-ce que M. le curé est prévenu ? Il faudra aussi faire constater le décès par le médecin.
– Oui, monsieur le baron ; j’attends M. le curé d’un moment à l’autre, mais je n’ai pas encore fait appeler le docteur, répondit M. de Beule.
Au bas de l’escalier, un mouvement se fit et des pas accélérés montèrent les degrés. C’était M. le curé. Sans égard pour sa soutane, déjà tachée de poussière, il sauta sur le plancher du grenier, serra lestement la main du baron et de M. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dont il toucha de ses mains blanches la face violacée.
– Le corps est déjà froid, murmura-t-il en regardant les autres d’un air grave.
Il lançait des coups d’œil autour de lui, comme si la présence de tout ce monde le gênait.
– Voulez-vous être seul, M. le curé ? demanda M. de Beule prévenant.
– Cela vaudrait mieux, avoua l’ecclésiastique.
M. de Beule se tourna vers les ouvriers :
– Allons, les gars, tout le monde en bas ! ordonna-t-il.
Les hommes se pressèrent vers la trappe. Seul, Pierken manifesta quelque hésitation, mais il s’en alla tout de même.
– Vous pouvez rester, dit le curé à ces messieurs.
– Bah !… nous n’avons plus rien à faire ici, opina le bourgmestre.
Il tendit la main au prêtre et se dirigea avec précaution, les jambes raides, vers l’escalier.
– Attention, M. le baron, ne vous faites pas de mal, s’empressa M. de Beule, plein d’attentions.
– C’est que… je ne suis pas… habitué… à un escalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant les degrés avec des précautions infinies.
– Est-ce que vous n’avez besoin de rien, M. le curé ? demanda encore M. de Beule.
– Merci, j’ai tout ce qu’il me faut.
A leur tour, M. de Beule et M. Triphon quittèrent le grenier et le prêtre resta seul avec le suicidé.
En bas, les ouvriers se tenaient en un petit groupe compact, pâles, les yeux anxieux. Les femmes restaient à distance ; elles pleuraient, apeurées.
– Faut-il mettre en marche, m’sieu ? vint demander Bruun à voix basse à M. de Beule.
– Attendez que M. le curé soit parti, répondit du même ton M. de Beule.
Il donna un pas de conduite au bourgmestre à travers le jardin.
– Quelle est la raison de ce suicide ? demanda ce dernier.
– Ça, M. le baron, c’est l’esprit du temps, l’infiltration du venin socialiste, grommela M. de Beule d’une voix qui tremblait d’indignation.
– Il faudra des mesures énergiques, très très énergiques, pour combattre ce fléau. Le gouvernement se montre bien trop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre.
Il tendit la main à M. de Beule et s’en fut en tirant la jambe vers son château.