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Troisième partie XV | «» |
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Pendant la matinée, la fabrique n’avait pas « tourné ». A une heure, la machine fut remise en marche et les pilons tonnèrent. Deux établis manquaient de servants : celui de Fikandouss et celui de Pierken.
A quatre heures, Pierken parut dans la fabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait gardé ses habits du dimanche mis pour l’enterrement, et venait dire adieu à ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit de retour, afin d’aller en ville se refaire une existence neuve. Les chefs socialistes lui avaient trouvé de l’ouvrage.
Victorine, qu’il allait bientôt épouser, l’accompagnait.
Les camarades ne disaient pas grand’chose. Ils considéraient Pierken avec des regards fixes et étonnés. A son égard, il n’y avait plus chez eux aucune animosité. On eût dit qu’il était déjà devenu un étranger à leurs yeux et ne faisait plus partie de leur entourage. Tout de même, ils regrettaient son départ.
– Plus tard, vous ferez tous comme moi, dit Pierken.
Ils ne savaient. Ils étaient tristes, mornes, abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas les mots. Il leur serra la main à tous. Berzeel était assez ému et dans ses quelques mots d’adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinça une larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, planté comme un piquet à côté de ses énormes meules qui lui frôlaient presque la tête, semblait ne pas comprendre. Alors se présentèrent Justin-la-Craque et son aide Komèl. Sans rancune, Pierken leur tendit la main. Justin n’en revenait pas ; ce départ soudain et définitif de Pierken…. Il se frappait les cuisses et ouvrait de grands yeux blancs dans sa face noire. Komèl ne dit rien, mais son long nez rouge parlait pour lui.
Pierken partit…. Il y avait dans son attitude et son allure on ne savait quelle fierté d’homme qui se connaît soi-même. Il semblait déjà appartenir à une autre sphère, plus élevée. Les camarades sentirent cette sorte de supériorité. Ils le suivirent du regard aussi loin qu’ils purent, le virent traverser la cour, entrer dans la « fosse aux femmes », pour faire, là aussi, ses adieux.
Les pilons s’étaient remis à bondir après le repos de quatre heures et les hommes, avares de paroles, accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait déjà être loin ; peut-être apercevait-il à l’horizon, par-dessus la verte campagne, les hautes tours grises de la ville.
A six heures vint Sefietje avec sa bouteille. Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu. Mais il n’y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ils demeuraient pensifs et graves. Ils songeaient à Fikandouss, à Pierken, à tout ce qui était passé….
Au dehors, le jour était devenu lourd et terne, et le crépuscule tendit, plus tôt que de coutume, des ombres grises dans la « fosse » lugubre. Les pilons y rebondissaient comme des monstres captifs dans un antre ; les silhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomes tourmentés. Bientôt la pluie tomba, douce, égale, monotone. L’été splendide touchait à sa fin ; on sentait le premier frôlement du frileux automne.
Un peu avant l’heure de la fermeture, M. de Beule passa, comme toujours précédé de son fidèle Muche. Il était gros et rouge et avait l’air furieux, mais il s’en alla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s’inquiétaient plus du tout de ce qu’il leur pouvait dire. Ils le voyaient avec indifférence. La crainte était morte. Après M. de Beule vint M. Triphon, accompagné de Kaboul. Ils n’avaient aucun ressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils le virent passer.
La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes. La terre buvait ; les arbres ruisselaient et les hommes pensaient à Pierken, qui cheminait à présent solitaire vers son avenir, et à Fikandouss, descendu pour toujours dans la fosse humide et sombre où tous devaient finir. Et dans l’incertitude de leur propre existence désormais, dans l’immense et vague tristesse qui emplissait leur âme, le peu qu’ils avaient obtenu comme amélioration à leur sort avait maintenant un goût si dur, si amer.
En un long soupir d’épuisement, la machine rendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans la grisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de ses masures…
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