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C’était pendant cette petite demi-heure bénie, ensoleillée et libre, court répit qui coupait si agréablement la grise monotonie du travail forcé dans les « fosses » lugubres, que Pierken, malgré la défense formelle de M. de Beule, faisait part en cachette aux autres ouvriers, de la sagesse sociale qu’il puisait chaque matin dans son petit journal.
Il ne tarissait pas ; il savait raconter des choses, toujours nouvelles, toujours autres ; peu à peu ses paroles s’infiltraient en eux et déposaient un ferment de douleur et de tristesse dans leur esprit ignorant. C’était bien dommage que Pierken reprît toujours la même antienne, car la bienheureuse demi-heure en était plus d’une fois gâtée.
Et, pourtant, ils l’écoutaient volontiers pour dire à leur tour ce qu’ils en pensaient, car tout cela les captivait et les troublait profondément.
Ils étaient rares, ceux qui partageaient complètement les idées de Pierken et qui avaient sa foi robuste en l’avenir. La vieille Natse, qui avait tant vu et souffert dans sa vie, hochait la tête en silence, ou disait que c’était trop triste et que ça la ferait pleurer ; et Mietje Compostello opposait un argument qu’elle répétait en une obstination farouche :
– Il y a toujours eu des pauvres et des riches en ce monde et il y en aura toujours. C’est le Petit Homme de Là-Haut qui le veut.
– Des bêtises ! rétorquait vivement Pierken en se montant. Pourquoi donc, dis-moi, devrait-il y avoir toujours des pauvres et des riches sur terre ? Et pourquoi faudrait-il que ce soit toujours au tour des mêmes à être riches et au tour des mêmes à rester des pauvres ? Ou est-ce écrit ? Où voyez-vous ça, que votre bon Dieu ait dit des choses pareilles !
– C’est tout de même vrai, répondait Mietje têtue. Léo regardait devant lui d’un air sombre et parfois avait un grincement de dents.
– Ce n’est pas juste, mais qui peut rien y changer ? demandait-il d’un ton pessimiste.
– Nous… ! nous changerons tout ça ! affirmait Pierken en se frappant la poitrine.
– Fikandouss ! Fikandouss ! ricanait Feelken.
Tous partaient à rire un instant ; mais Pierken reprenait :
– Nous ferons la révolution sociale… par le monde entier. Les rôles seront retournés. Les riches deviendront pauvres et les pauvres seront riches !
– Comme au ciel ! plaisantait Ollewaert.
– Vous ne lisez pas comme moi les journaux ! poursuivait Pierken en s’animant. Vous ne savez pas tout se qui s’y trouve ! Oh ! j’ai pitié de vous… vous êtes tellement ignorants !
– Est-ce qu’on ne parle pas de faire baisser le prix de la gniole dans ton journal ! demandait Free d’un air narquois.
– Fikandouss ! Fikandouss ! criait Feelken.
– On ne peut pas parler avec vous autres, répondait Pierken, haussant les épaules d’un air découragé.
La conversation prenait un autre tour ; on entamait des sujets moins graves. Mais quelque chose des paroles dites et des rêves évoqués demeurait en eux et les accompagnait dans la « fosse » lugubre où ils reprenaient leur travail monotone et esquintant. Obscurément ils continuaient à ruminer toutes ces questions, et leurs conceptions rudimentaires les égaraient dans un dédale et ils n’en sortaient plus.
Souvent, après ces déclarations troublantes de Pierken, régnait dans la fabrique un grand silence concentré. Ils pensaient à des choses… Les femmes ne chantaient plus et les hommes accomplissaient machinalement leur besogne, dans la danse tapageuse, effrénée des pilons ; dans les « fosses » pesait une impression de mélancolie.
Il fallait l’arrivée de Sefietje avec sa bouteille pour rasséréner les fronts. Ceci au moins était une réalité, une chose palpable qui vous consolait et ranimait sans détours. Ils dégustaient la goutte, et Berzeel, ou Free, ou Ollewaert, parfois traduisait leur rêve à presque tous :
– Ah ! si on vous donnait deux petits verres au lieu d’un, ça ne serait pas déjà si mal !
Encore un peu d’alcool : ce désir les brûlait. C’était parfois une tentation et un supplice, cet unique petit verre, surtout lorsque Pierken avait ravivé en eux ces troublantes et irréalisables chimères d’avenir. Ils en étaient malades ; ils en avaient la gorge sèche ; ça faisait mal. Aussi, lorsque M. de Beule ou M. Triphon ne rôdaient pas par là, il leur arrivait de se cotiser et à l’un d’eux, – c’était d’ordinaire Fikandouss-Fikandouss, – de quitter un instant son travail pour se glisser en douce vers le Petit Sabot, l’estaminet du coin, à l’entrée de la fabrique.
Les femmes, de leur « fosse », le voyaient s’esquiver et savaient ce que cela voulait dire. Elles désapprouvaient les hommes, mais, au fond, elles en étaient plutôt jalouses. « Vous n’en êtes pas ? » jetait Fikandouss en passant. Elles secouaient la tête ; non, elles n’en étaient pas, mais si, en revenant avec la bouteille plaine, il leur en offrait une larme, elles acceptaient sans se faire prier.
Alors, pour le restant de la journée, la bonne humeur était revenue dans la fabrique. Les yeux étaient des lueurs, les joues se coloraient.
Berzeel sortait de son habituel mutisme pour hurler, dans le fracas des pilons, de longues histoires ; et, pour la plus futile question, Léo lâchait un « Oooo… uuu… iiii… » tonitruant, qui allait peut-être bien traverser les murs de la « fosse » et le jardin, jusqu’aux oreilles de M. de Beule, pour le faire sursauter à son bureau. Les femmes, dans leur « fosse », l’entendaient aussi, évidemment, et, quand elles n’avaient pas été régalées en passant, elles proclamaient que c’était une honte et que, bien sûr, M. de Beule y mettrait bon ordre un jour ou l’autre.