Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Première partie

VII

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VII

Telle, sa vie, au fil prévu et monotone des jours ; mais il venait aussi d’autres moments, d’autres occupations et c’était alors, pour les ouvriers comme pour les patrons, une période de bonnes vacances et d’animation joyeuse.

 

A part son usine, M. de Beule possédait des terres de culture et des herbages ; et l’été, pendant la morte-saison, les ouvriers de la fabrique s’en allaient travailler aux champs.

 

Chaque année, vers la fin de juin, les villageois n’entendaient plus le tintamarre habituel des pilons dans l’usine. C’était la saison des foins ; Ollewaert, Léo et Free, qui étaient de rudes faucheurs, partaient de grand matin, la faux sur l’épaule, bientôt suivis de presque tous les autres, hommes et femmes ensemble, pour retourner au soleil l’herbe fauchée et la mettre en tas vers le soir. Seul, Bruun, le chauffeur, et son fils Miel restaient à la fabrique, avec Pee, le meunier, pour tout nettoyer.

 

Délicieuses escapades ! Ils emportaient de quoi manger et boire, et l’admirable journée d’été s’ouvrait toute devant eux comme une longue fête de liberté et de bonheur. Les premiers jours, les « huiliers », avec leurs vêtements luisants et gras, détonaient bien un peu dans toute cette verdure et cette fraîcheur ; mais peu à peu ils séchaient, comme l’herbe même, leurs visages se bronzaient, et on eût dit qu’ils n’avaient jamais respiré un autre air que celui de la pleine nature, au grand soleil radieux.

 

Ils arrangeaient la besogne à leur gré. Dans le matin vaporeux les alouettes quittaient l’herbe haute, humide de rosée, et s’envolaient en grisollant sur leurs ailes frémissantes en plein azur pâle. Vivifiante était la fraîcheur lorsque Ollewaert, Léo et Free aiguisaient leurs faux, qui semblaient aussi chanter ; puis, dans un mouvement ample et rythmé, ils avançaient lentement à travers la vaste prairie, laissant l’herbe couchée en longues traînées derrière eux. D’autres moissonneurs étaient partout au travail ; de tous côtés on voyait leurs silhouettes se balancer, très hautes aux premiers plans, plus petites à mesure qu’elles s’éloignaient, jusqu’à devenir dans le lointain ces petits bonshommes pas plus grands que des criquets ; et l’air était rempli à l’infini du chant de l’acier, qui dévorait la verte plaine en une sorte de volupté inassouvie.

 

Vers neuf heures, avec la chaleur qui montait, apparaissaient les autres ouvriers et les femmes, tous armés de longues fourches fines et de grands râteaux de bois qu’ils portaient à la main ou sur l’épaule. Les femmes avaient de grands chapeaux de paille, qui leur abritaient le visage et la nuque ; les hommes, en bras de chemise, étaient vêtus d’amples pantalons de toile bleue ou grise. Tous allaient nu-pieds dans leurs sabots. Ils descendaient dans la prairie par une berge plantée de peupliers aux feuilles chuchoteuses ; et tout de suite ils se mettaient à retourner l’herbe avec leurs fourches.

 

Les alouettes chantaient, le soleil dardait et du foin coupé émanaient des odeurs aromatiques et délicieuses. « On croirait parfois, disait Léo, avoir un goût de sucre et de miel sur les lèvres » ; ce qui faisait rire les autres, d’un rire extravagant. Léo était toujours d’une humeur folle au temps des foins. L’air des champs le grisait, disait-il. Il multipliait cabrioles et tours de force, et, pour la plus insignifiante question, il lançait un de ses « Ooooouuuuiiiii… » prolongé et mugissant, qui faisait lever la tête aux moissonneurs abasourdis jusqu’au fond de la plaine.

 

Par delà, cette mer débordante d’activité, de joie et de verdure, apparaissait le village avec ses toits rouges groupés autour de l’église blanche, dont le cadran sur la tour indiquait l’heure en un rayonnement d’or. Un peu plus loin, on apercevait les frondaisons touffues du beau jardin de M. de Beule, d’où émergeait la cheminée de la fabrique, comme un long cierge sale qui désignait le ciel. Et cette cheminée, cette fabrique, vus ainsi dans le lointain, ils s’en moquaient, comme s’ils étaient à jamais délivrés maintenant de l’antre noir et enfumé, où ils avaient passé tant de belles années de leur vie, dans l’assourdissant fracas et le rebondissement des pilons. Ils blaguaient surtout ceux qui y devaient rester : Bruun, le chauffeur, qui n’avait désormais plus rien à épier, plus à courir après « La Blanche » ; Miel, cette « espèce de veau ! » plus stupide que jamais, sans doute ; et Pee, le meunier, ce rat de farine, qui, toute l’année poudré de blanc, devait être à cette heure tout noir ou gris, pour sûr, à force de balayer la suie et la poussière des planchers et des solives.

 

Ils riaient, badinaient et tout leur être délivré s’imprégnait de santé et de bonheur. A l’autre bout des prairies serpentait doucement la belle rivière ; et, sans apercevoir les bateaux, ils voyaient passer des voiles, qui semblaient glisser sur du gazon. Ils y apercevaient aussi le solennel château, avec ses quatre tourelles grises en relief précis sur les fonds sombres du parc. Et jusqu’à la vue du château qui les faisait rire, parce que Ollewaert disait qu’eux aussi passaient en ce moment la belle saison à la campagne, comme les gens riches, et que monsieur le baron et madame son épouse attendaient leur visite là-bas, pour prendre un verre de porto.

 

Oui, Ollewaert l’affirmait au milieu d’une explosion de rires : la baronne lui avait envoyé par la poste une invitation pour eux tous ; et il se pourrait fort bien qu’elle les retînt à déjeuner. Dommage que Guustje, le charretier, n’était pas avec eux, car pour sûr on servirait du poulet froid et de la salade.

 

« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » jubilait Feelken ; et Léo lâcha un « Ooooouuuuiiii… » qui fit s’envoler les corbeaux de sur les peupliers.

 

A dix heures, ils prenaient quelques instants de repos, tout de leur long étendus sur la berge, à l’ombre des feuillages murmurants. C’était l’heure de la goutte matinale. La bouteille restait à rafraîchir dans l’eau d’un fossé et, à défaut du porto de madame la baronne, c’était richement bon tout de même.

 

Hoooo… ! quelle douceur ! disait Ollewaert en se pourléchant les lèvres.

 

Et Free, comme un écho :

 

– Un baume ! Ça me descend jusqu’aux hanches !

 

Vrai, Free, jusqu’aux hanches ? riaient les autres.

 

– Jusqu’aux hanches ! répétait Free en extase. Tiens, je le sens ici qui coule, à droite et à gauche.

 

Ils ne se pressaient pas de reprendre le travail ; ils restaient là, étendus et pâmés, sans crainte que M. de Beule ou M. Triphon ne vînt brusquement les surprendre. D’ailleurs, cela n’avait pas d’importance ; l’herbe séchait tout de même au bon soleil. Ils le voyaient, pour ainsi dire, dans le frémissement des rayons, accomplir leur travail ; et cette vue, ils en jouissaient sans éprouver la moindre fatigue. De même toute la richesse et toute la beauté qui les environnait, la luxuriance des récoltes, l’admirable ciel bleu sans nuage, le chant harmonieux et infini des alouettes, qu’ils goûtaient instinctivement.

 

– Voilà comment devrait toujours être la vie ! disait Pierken. Et il en serait certainement ainsi, affirmait-il, si les biens de la terre étaient plus équitablement partagés ; si chacun remplissait sa tâche utile au monde et n’obtenait pas plus en retour qu’il ne méritait réellement.

 

Bon ! le voilà encore avec son socialisme ! protestaient les autres, mécontents.

 

– Ce n’est peut-être pas vrai, ce que je dis ! ripostait Pierken vertement. Pourquoi sommes-nous ici à travailler aux foins et pourquoi M. de Beule et le baron n’y travaillent-ils pas ? Ne serait-il pas juste qu’ils fauchent leur part, tout comme Free ou Ollewaert ? Et serait-ce donc trop demander que cette poseuse de baronne et sa dinde de fille aident à retourner l’herbe, comme font Lotje et Victorine et les autres ?

 

Bruyamment, les ouvriers riaient. Cette vision du gros M. de Beule et du baron avec ses jambes raides fauchant le pré, surtout de la baronne et de sa fille maniant le râteau et la fourche, était si bouffonne qu’ils en riaient à se rouler dans le foin. « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » hurlait Feelken comme un possédé ; et tous prétendaient que Pierken avait perdu la boule et qu’il était mûr pour Bruges, la ville aux fous. Seule, Victorine était tout oreilles pour l’écouter, les yeux brillants, les lèvres humides.

 

– Non, décidément… pas moyen de parler avec des gens comme vous ! s’écriait Pierken impatienté. Vous êtes nés pour le servage et vous mourrez en servage. Adieu !

 

Et il partait. Des huées accompagnaient sa retraite ; de l’avis unanime un deuxième petit verre vaudrait mieux que toutes ces idioties.

 

Généralement, pendant qu’ils étaient au repos sous les arbres, apparaissait là-bas M. Triphon. De loin on le reconnaissait à Kaboul, qui comme toujours, le précédait, et on se mettait à ricaner en échangeant des clins d’œil.

 

Pas de chance pour M. Triphon, l’époque de la fenaison ! Aucun espoir de pincer dans les coins la jolie Sidonie. L’équipe restait toujours groupée et il était absolument impossible de s’isoler à deux, ne fût-ce qu’une minute. On vous aurait vu ; c’eût été un scandale. La tête congestionnée de M. Triphon éclatait de loin comme une pivoine au soleil ; et nul ne comprenait l’objet de sa venue, puisque le travail se faisait de lui-même et ne pouvait marcher autrement qu’il n’allait.

 

Aussi, ne fallait-il pas dix minutes à M. Triphon pour vérifier la besogne ; ensuite il s’amusait à exciter Kaboul pour qu’il déterrât les taupes, généralement introuvables, ou happât des grenouilles, qu’il n’approchait qu’avec répugnance et qui d’ailleurs l’évitaient en plongeant à son nez dans les fossés. En somme, il rôdait sans but à travers la prairie, en reluquant Sidonie, qui, au soleil des champs, était encore plus belle infiniment que dans la noire fabrique : une admirable fleur chaude de santé, aux joues vermeilles, aux splendides yeux clairs, éclatants de jeunesse et de bonheur. Elle portait une légère blouse bleu pâle ou mauve, qui dessinait, caressait délicieusement les formes de sa gorge. Et M. Triphon se consumait de passion ardente ; il s’amoncelait en lui des réserves d’amour, qui lui noyaient les yeux et enflaient sa grosse tête.

 

Après le repas de midi, les faneurs faisaient une longue sieste. Allongé sur la berge à l’ombre des peupliers, on assistait au jeu du feuillage brillant sur le ciel bleu, on entendait le chant adouci des oiseaux, on sentait la brise vous rafraîchir les tempes. On fermait les yeux, on s’endormait ou faisait semblant de dormir ; et parfois les hommes chatouillaient avec des brins d’herbe les jambes nues des filles. Alors, elles se réveillaient en sursaut, pour en rire ou se fâcher, selon leur humeur. Les hommes, eux, riaient toujours, s’amusaient follement. A deux heures on reprenait le travail ; et on en avait alors jusqu’à ce que le soleil s’inclinât vers l’occident, avec une demi-heure de pause pour la collation.

 

L’heure du soir était l’instant le plus délicieux de toute la journée.

 

Le soleil ne dardait plus ; rouge, il pendait sur l’horizon, dans une apothéose de miraculeuses couleurs. On eût dit d’énormes châteaux-forts qui brûlaient et fumaient ; de grands lacs d’or et des rivages d’améthyste ; et de longues plaines verdâtres dans le ciel, comme le reflet infini de toute la splendide verdure luxuriante de la terre. Les oiseaux s’appelaient à haute voix dans un frémissement qui annonçait l’heure du coucher ; partout, dans la vaste étendue des herbages, les faneurs s’occupaient à ramasser le foin en meules minuscules pour la nuit. Tout était mouvement et couleur et la campagne entière fleurait les capiteux arômes. On pensait à des campements d’Indiens dressés à la hâte, des villages de chaume poussant à même le sol, comme des champignons. Ils prenaient des tons d’un gris verdâtre, à l’orient ; et vers l’ouest, ils s’ourlaient d’or et de feu. Une buée transparente rampait à ras du sol et les mares s’enveloppaient de rêve. La tour blanche de l’église avait une large bande orange, pareille à une écharpe diagonale, et le château tout entier rougeoyait, avec ses toits et ses tourelles, sur l’écran sombre de son parc. Ça et là on entassait du foin sur des chariots ; et ils s’en allaient avec leur charge énorme, pareils à des greniers roulants, tirés par des chevaux qui, de loin, semblaient petits comme des jouets d’enfants. Les petits vachers avec leurs bêtes revenaient en chantant du pacage ; elles laissaient au passage une odeur de musc derrière elles. Tout était enfin râtelé et mis en meules ; et par le chemin de terre, d’où s’élevait sous leurs pas une poussière d’or, les moissonneurs et les faneurs de M. de Beule à leur tour revenaient au village. Les faucheurs portaient leurs faux étincelantes comme des symboles ; les faneurs et les faneuses dardaient leurs fourches, qui ressemblaient à des lances. Ils avaient le visage basané, haut en couleur et ils devisaient joyeusement. Parfois les jeunes filles cueillaient dans les blés un coquelicot ou un bleuet qu’elles mettaient à la bouche et gardaient entre les dents. Souvent, tous en chœur, on fredonnait une chanson.

 

L’air du soir devenait léger, limpide et diaphane, comme immatériel.

 

Les tons de feu se mouraient à l’horizon et les teintes verdâtres s’accentuaient au zénith, suggérant des pâturages immenses, que les premières étoiles piquaient de fleurs miraculeuses. Les oiseaux se taisaient. Seules, les hirondelles se poursuivaient encore avec des cris aigus, où perçait comme une joie délirante.

 

La journée avait été délicieuse et le lendemain on recommencerait….


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