Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Deuxième partie

II

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II

Justin-la-Craque l’avait annoncé un peu prématurément ; mais, en effet, à mesure que le jour du meeting approchait, le village entra en effervescence.

 

Un dimanche, à la sortie de la grandmesse, on vit tout à coup trois étrangers, au beau milieu de la place communale, qui distribuaient autour d’eux des prospectus rouges ; beaucoup de gens les prenaient et s’en allaient lire à l’écart ce que portait l’imprimé. D’autres détournaient la tête d’un air de dégoût et de colère. On y lisait qu’une grande réunion populaire était organisée pour le dimanche suivant, à trois heures, non pas, comme l’avait prétendu Justin-la-Craque, dans ce sale caboulot du Shako Rapiécé, mais dans la grande salle de La Belle Promenade, un estaminet tout à fait convenable, situé au bout du village, avec vue sur la campagne. Toute la population était invitée à y assister. Le meeting serait contradictoire ; on pourrait poser des questions et, le cas échéant, soutenir, si l’on voulait, des opinions opposées, auxquelles l’orateur socialiste se chargerait de répondre.

 

Le village tout entier en était ébranlé. On voyait partout le papier rouge aux mains des gens, et il en traînait beaucoup par terre, comme si le pavé eût été jonché de fleurs écarlates. Mais, tout au commencement de l’après-midi, M. le vicaire allait de porte en porte, inquiet comme un chien de chasse, et, vers le soir, on n’apercevait plus nulle part le moindre chiffon rouge. Le bruit se répandait que, le dimanche suivant, M. le curé prêcherait en chaire contre cette réunion impie, et que M. le baron, qui était bourgmestre de la commune, l’interdirait au nom de la loi. La frousse gagnait les bonnes gens, qui ne parlaient plus des papiers rouges qu’en baissant la voix. Il y avait des mouchards dans tous les cabarets, qui écoutaient les conversations. On se racontait que le patron de La Belle Promenade recevrait dans le courant de la semaine la visite de l’huissier, qui lui signifierait congé dans le plus bref délai.

 

Le lendemain matin, à la fabrique, l’émotion était vive. Pierken avait parlé la veille, sur la place publique, avec les trois étrangers ; il ne tarissait pas d’éloges sur leur intelligence, leur connaissance approfondie des questions sociales, leur foi vibrante en un avenir meilleur et proche. Les camarades en étaient tout remués ; devant eux s’ouvraient des horizons inconnus, le bonheur. A huit heures, pour le casse-croûte, ils s’assirent tous, hommes et femmes, en rang d’oignons contre le mur de la cour dans le tiède soleil d’automne, à écouter tout ce que leur racontait Pierken inlassablement. Les visages étaient sérieux et graves ; la vieille Natse, vaincue par l’émotion, pleurait.

 

Mietje Compostello se sentait de plus en plus ébranlée dans son antique conviction que le monde était ce qu’il devait être ; et les jeunes filles écoutaient immobiles, les yeux brillants et fixes. La plupart d’entre eux pourtant ne savaient pas encore s’ils assisteraient à la réunion.

 

Ils brûlaient d’y aller ; mais que dirait M. de Beule ?

 

Ce qu’en dirait M. de Beule, on pouvait déjà s’en douter, rien qu’à voir Sefietje paraître vers dix heures, comme d’habitude, avec la bouteille de genièvre. Sefietje avait un air renfrogné, comme si elle eût souffert d’une grave et obscure injustice, et lorsque les ouvriers lui en demandèrent le motif, elle répondit, l’air énigmatique et de mauvais augure, qu’ils ne tarderaient pas à l’apprendre et que ce ne serait pas drôle. Et, en effet, dès que M. de Beule, toujours précédé de Muche, parut dans la fabrique, on vit bien que ça clochait. Il avait le visage cramoisi, boursouflé ; pour un rien, un tout petit accroc à l’un des pilons, il se mit soudain à « partir » comme un sauvage, en hurlant dans le vacarme qu’il en avait assez, flanquerait tout le monde à la porte et fermerait la boîte, si ça ne changeait pas. C’était lundi matin ; naturellement Berzeel n’était pas à son poste. Sitôt que M. de Beule s’en fût aperçu, il s’emporta contre Pierken, en criant dans le tonnerre des pilons qu’il chassait son frère et que Pierken devait incontinent le lui faire savoir.

 

Faut-il que je laisse l’ouvrage pour aller le lui dire ? demanda Pierken froidement.

 

– Mais non, feignant que vous êtes ! vociféra M. de Beule hors de lui.

 

– Comment voulez-vous que je fasse alors, Monsieur ? répliqua Pierken avec une calme logique.

 

– J’en ai assez ! répéta M. de Beule, esquivant une réponse précise.

 

Et, Muche en tête, il quitta, congestionné de fureur, la « fosse aux huiliers » pour se diriger vers la « fosse aux femmes », et on l’entendit bientôt, là aussi, « partir » avec fracas.

 

La journée s’écoula dans une impression d’accablement morose.

 

Contrairement à son habitude, M. Triphon ne parut point à la fabrique, accompagné de Kaboul ; pour son fils aussi, vraisemblablement, le patron était « parti », en conclurent les ouvriers. Lorsque Sefietje vint, vers six heures, apporter la traditionnelle goutte du soir, ils remarquèrent qu’elle avait sûrement pleurer. Aux hommes elle ne dit rien, pas un mot ; mais aux femmes elle confia que M. de Beule était fermement résolu à renvoyer de la fabrique quiconque, homme ou femme, aurait l’audace d’assister à la réunion socialiste du dimanche suivant.


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