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Ce jour-là, vers l’heure fixée, un calme étonnant régnait aux alentours de La Belle Promenade. Le village d’ailleurs n’avait jamais paru plus tranquille. C’était une très belle journée d’automne, avec de l’or dans les feuillages et des vapeurs bleuâtres dans les lointains ; l’air immobile tamisait un soleil dont la bonne chaleur en sourdine vous mitonnait doucement les mains et les joues. Les choses avaient l’air de s’assoupir.
Sous ses trois vieux tilleuls jaunissants, la porte de La Belle Promenade était large ouverte, comme une invite cordiale à entrer. Il n’y avait encore personne dans la vaste salle de l’estaminet. Seuls le patron, fort gaillard à mine fleurie, et sa grosse femme étaient occupés derrière le comptoir à rincer des verres et les essuyer avec un torchon à carreaux blancs et rouges. La vieille horloge flamande, dans son coin obscur, marquait trois heures moins dix. Le disque du balancier allait et venait avec son tic-tac régulier derrière la lucarne vitrée de la caisse, et l’on eût dit d’une vieille mégère efflanquée exhibant un trou dans son ventre, avec une obstination presque obscène. La porte du fond était également ouverte et dans la courette ensoleillée deux gamins jouaient aux billes.
Soudain, quatre hommes firent leur entrée ; au dehors, sous les tilleuls, une dizaine d’autres s’étaient arrêtés devant les fenêtres. Ce n’étaient pas des gens du village. Ils avaient l’air d’artisans endimanchés et leur pâleur dénotait des citadins. Le plus âgé des quatre qui venaient d’entrer, celui qui semblait être leur chef à tous, se tourna vers le patron et dit :
– Bien, messieurs, asseyez-vous, répondit calmement le patron en continuant de nettoyer ses verres.
– Pourrions-nous avoir une table et quelques chaises ? demanda l’étranger.
– Vous pouvez avoir un verre de bière ou une goutte de genièvre comme tout le monde, dit le patron.
– Oui mais, vous nous reconnaissez bien, voyons ? Vous savez que nous venons ici pour parler ! se récria le chef, un peu étonné.
– Pas moyen, messieurs, riposta, sur un ton calme, mais ferme, le mastroquet.
– Pourquoi pas ! firent-ils tous les quatre, ébahis.
– Parce que je vous dis qu’il n’y a pas moyen, répéta le patron, légèrement irrité.
– Mais vous nous aviez promis votre salle !
– C’est peut-être la visite de M. le curé ?… ricana le chef d’un air méprisant.
– Ça ne vous regarde pas, riposta l’homme d’un ton bref.
Il y eut un silence. Les quatre camarades se consultèrent à mi-voix. Le mastroquet et sa femme continuaient à rincer les verres, mais leurs gestes devenaient saccadés et presque colères. Au dehors, sur la petite place devant les tilleuls, montait un murmure de voix et, en se tournant vers les fenêtres, les quatre camarades virent qu’un petit attroupement de curieux s’était formé.
– Alors, vous refusez ? demanda une dernière fois le chef.
– Alors, je refuse ! répéta le patron d’un air insolent.
– Très bien. Le temps est beau ; nous ferons le meeting en plein air.
Et, d’un mouvement brusque, ils quittèrent l’estaminet.
Cependant, il y avait foule. On se demandait d’où tout ce monde était si brusquement sorti ; il couvrait tout l’espace libre devant La Belle Promenade. A part la douzaine de citadins qui accompagnaient le chef, c’étaient des gens de l’endroit et des hameaux avoisinants. Tous, ou presque tous, appartenaient à la classe populaire : artisans de village et ouvriers agricoles, avec par ci par là un petit métayer. A première vue il eût été difficile de dire si cette foule était hostile ou favorablement disposée. On y remarquait quelques figures déplaisantes : ces mêmes mouchards qu’on avait surpris, le dimanche précédent, à écouter les conversations dans les estaminets. Au premier rang, Pierken, avec Léo et Fikandouss-Fikandouss. Quelques femmes du peuple, tenant leurs enfants par la main ou sur les bras, restaient à distance, contre les maisons d’en face.
– Camarades !… prononça tout à coup le chef, d’une voix claire et forte. Mais aussitôt il s’interrompit, parce qu’un de ses amis lui apportait une chaise trouvée on ne sait où ; en souriant il l’enjamba et, dressé de toute sa hauteur au-dessus de la foule, il reprit :
– Camarades, comme l’annonçait notre convocation de dimanche dernier, nous avions l’intention de tenir notre réunion là, dans cet établissement ; mais le patron a eu la frousse. Sans doute il aura reçu la visite du curé ou du baron, qui lui aura interdit de nous prêter sa salle. Il nous a mis dehors. Mais qu’à cela ne tienne ; nous allons faire notre réunion ici même, en plein air, sous ces tilleuls et le beau ciel bleu. On y respire. Ça vaut mieux que l’atmosphère empestée d’une salle de caboulot. Et puis, c’est gratis.
Une vague de bonne humeur s’éleva parmi la foule bourdonnante et la fit osciller comme la houle sous un coup de vent. On entendit des murmures réprobateurs, sans qu’il fût possible de distinguer si le blâme visait l’acte du mastroquet ou les paroles de l’orateur. Sur bien des visages se lisait une attention religieuse et presque émue. Le tour jovial du tribun semblait plaire à beaucoup ; tandis que d’autres gardaient une mine hésitante ou renfrognée, dans l’attente inquiète de ce qui allait suivre. Un bref échange de mots violents et haineux éclata dans un groupe, mais fut aussitôt couvert par des chut péremptoires.
– Camarades, continua l’orateur, soudain grave, nous sommes venus vers vous pour vous parler de votre sort en ce monde, vous le dépeindre sous un jour crû, sans mentir, tel qu’il est et tel qu’il devrait être. Que vois-je ici autour de moi ? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin au soir, d’un bout de l’année à l’autre, doivent trimer comme des esclaves, afin de gagner une misérable croûte pour eux-mêmes et leur malheureuse famille ! Vous n’avez que des devoirs sur la terre ; vous ne possédez aucun droit. Ce n’est pas pour vous que vous travaillez, peinez et produisez ; c’est pour vos exploiteurs, ceux qui vivent sans rien faire et s’engraissent de votre dur labeur….
Le tribun s’animait, sa figure contractée devenait pâle et ses yeux luisaient d’un dur éclat derrière les verres de son pince-nez. Sa voix cassante scandait, martelait les mots et le mouvement de son bras droit, au poing fermé brandi vers le ciel, soulevait de côté sa jaquette et son gilet, en découvrant sa chemise, comme un liseré blanc, à la ceinture de son pantalon sans bretelles.
L’auditoire, tout yeux, tout oreilles, retenait son souffle. Visiblement, il les tenait déjà sous l’empire de son éloquence routinière. En voilà un qui osait dire les choses ; jamais ils n’avaient entendu rien de pareil dans leur village ! Par-ci par-là s’élevait bien, de temps en temps, une vague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposait silence. Et d’ailleurs le tribun était entouré de ses camarades, qui veillaient sur lui comme une garde du corps indéfectible ; dans leurs visages pâles, les yeux ardents scrutaient la foule comme pour y suivre l’effet de ses paroles et, à la moindre menace, parer au danger.
Cette foule s’était encore accrue. A chaque instant de nouveaux visages s’y montraient, attirés par cette réunion en plein air, où tout le monde pouvait bien s’arrêter quelques minutes vraiment, sans se voir accusé plus tard d’y avoir participé délibérément. Cette affluence inespérée fouettait le tribun ; il s’échauffait au son de ses propres paroles, il redoublait d’éloquence et de violence, lorsque soudain un incident surgit qui l’arrêta tout net au beau milieu de son discours.
Un individu fendait la cohue, en traînant la quille, et titubant, le visage tuméfié, braillant d’une bouche pâteuse des choses incohérentes.
Bâton levé sur les spectateurs, il se frayait brutalement un passage ; et il répétait, avec un entêtement d’ivrogne, qu’il voulait aller à La Belle Promenade boire une goutte et que personne au monde n’avait le droit de l’en empêcher. C’était Berzeel ; et, quand on l’eut reconnu, un éclat de rire formidable secoua la foule. C’était Berzeel qui, au lieu de se saouler comme d’habitude dans son patelin, venait par hasard de descendre au village où il travaillait pendant la semaine et, par sa seule apparition, mettait tout en émoi. Agacé, ayant peine à maîtriser sa colère, le tribun se pencha sur sa chaise pour lui demander :
– Qu’est-ce que vous voulez, mon ami ?
Avant que Berzeel eût le temps de répondre, la foule se creusa, bousculée ; comme un tigre, Pierken sauta sur son frère et lui hurla en pleine face :
– Salaud ! Crapule ! Ivrogne ! Tu n’es pas honteux ! Veux-tu f…. le camp !
– Hein ! quoi ! rugit Berzeel, brandissant son bâton.
Et brusquement il l’abattit, de toute sa force, sur la nuque de Pierken.
La foule s’ameutait. Léo se précipita, saisit Berzeel à bras-le-corps, le maintint avec rage. L’orateur sur sa chaise vociférait, faisait des efforts désespérés pour rétablir le calme.
– C’est mon frère, monsieur, gémissait Pierken. J’ai honte de l’avouer.
– Pas de monsieur ; appelez-moi camarade, dit le tribun d’une voix mordante. Et lâchez cet homme, ordonna-t-il à Léo. Je me charge de lui faire entendre raison.
Léo dénoua son étreinte, et l’orateur, apostrophant l’ivrogne :
– Mon ami, ce n’est pas bien ce que vous avez fait là. Vous êtes sous l’influence de la boisson, ce fléau de la classe ouvrière en Flandre….
– J’ai pourtant bien le droit de boire une goutte, si je la paie ! riposta Berzeel d’un air provocant.
Une clameur s’éleva ; l’orateur agita les bras avec violence, réclamant le silence.
– Qu’on apporte une chaise pour cet homme ; il est fatigué ! cria-t-il.
De nouveau, des clameurs et des rires fusèrent ; une chaise fut apportée, passée de main en main au-dessus des têtes, vers Berzeel.
– Asseyez-vous là, dit le tribun.
– Si je veux bien ! bégaya Berzeel.
– Veuillez donc bien ! insista l’orateur impassible. Berzeel prit la chaise en maugréant, s’y laissa choir, et agitant son bâton vers l’estaminet, commanda :
– Patron, une goutte, nom de Dieu !
La foule ondoyait sous les rires, mais l’orateur, sans se laisser le moins du monde déconcerter, se planta devant Berzeel et reprit, d’un ton saccadé et le regard dur :
– Vous demandez du genièvre ! Bon ! Mais, avant qu’on vous l’apporte, vous entendrez de moi ce que c’est que le genièvre et quels sont ses effets pour ceux qui, comme vous, en font abus.
Il se dressa comme un champion à la lutte et, en une diatribe violente, il s’attaqua à l’alcool. Les phrases courtes tombaient en coups de massue ; et de ses poings fermés il en ponctuait la force, vibrant et menaçant, devant Berzeel affaissé comme une brute. Tout l’auditoire était subjugué, entraîné par sa rageuse éloquence, quand tout à coup parut le garde-champêtre du village qui, se faufilant vivement à travers les groupes et arrivé devant le tribun, jeta d’un ton de commandement :
L’orateur, en pleine tirade à effet, le bras droit frémissant, levé vers le ciel et la chemise blanche bouffant à la ceinture de sa culotte tombante, s’arrêta net, se pencha, dévisagea le garde-champêtre, et calmement lui demanda avec le plus grand sang-froid :
– Qu’est-ce que vous dites, mon ami ?
– Que je dis que vous devez cesser ! répéta le garde-champêtre d’un ton bref.
Une rumeur bourdonna dans la foule, contradictoire. Certains protestaient avec force ; d’autres, les mouchards, approuvaient en ricanant.
– Qui vous a donné cet ordre ? demanda, toujours très calme, l’orateur.
– Monsieur le baron…, le bourgmestre, répondit le garde, l’air haineux.
– Avez-vous cet ordre par écrit, mon ami ?
Visiblement, le garde-champêtre ne s’attendait pas à cette question.
Un moment il regarda l’orateur, bouche bée, sans trouver de réponse.
La foule se moquait, amusée ; les mouchards crachaient par terre de rage.
– Eh bien ! insista le tribun, qui sentait la majorité pour lui.
– Non, répondit enfin le garde. Mais ça ne fait rien ; Monsieur le baron l’a tout de même dit.
– Eh bien, conclut en souriant l’orateur, allez donc demander à monsieur le baron qu’il écrive sur un bout de papier ce qu’il vous a dit et apportez-moi ça. En attendant, nous continuerons….
Furieux et menaçant, le garde-champêtre s’empressa de déguerpir et dans la foule des applaudissements éclatèrent, mêlés à des huées. Pierken, Léo et Feelken battaient des mains furieusement. Berzeel, la canne brandie, réclama de nouveau une goutte, vociférant au milieu du vacarme.
Les mouchards louchaient, devenus verdâtres.
– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! hurla Feelken débordant de joie.
Mais l’orateur, comme illuminé par son triomphe, réclama de nouveau le silence ; et, dans l’attention frémissante de tout l’auditoire, il continua :
– Mes amis, nous ne sommes pas gens à nous effaroucher pour si peu. Nous en voyons de toutes les couleurs à nos meetings. L’incident est clos. En attendant que le garde-champêtre revienne avec l’ordre du bourgmestre, je vais vous parler de vos droits méconnus depuis des siècles et, en premier lieu, du plus élémentaire de tous ces droits : celui du suffrage universel !
Tout de suite, il enfourcha son dada ; et, sans plus s’occuper de Berzeel et de l’alcoolisme, avec de grands efforts d’éloquence, il entreprit de faire entrer ses idées dans les cerveaux bouchés de son primitif auditoire. Ils ne comprenaient qu’à moitié ; ils ne saisissaient pas clairement l’importance capitale du mirage qu’il évoquait devant eux. Il s’en aperçut à la contraction pénible des visages et il s’empressa bien vite de quitter le terrain des spéculations abstraites pour poser devant eux des exemples concrets. Là, ils réagirent immédiatement. Ils avaient conscience de leur force, d’être la masse, et de ce qu’ils pourraient réaliser le jour où cette puissance, organisée et coordonnée, serait capable de traduire en faits accomplis ce qui n’était encore qu’une conscience obscure de leurs droits. Un roi, ça ne faisait qu’un homme ; des ministres, ce n’étaient que quelques-uns. Comme force réelle et intégrale, ils se réduisaient à néant en regard des masses profondes du peuple. Et, néanmoins, c’était leur volonté seule, la volonté de ces quelques-uns, qui prédominait et dictait les lois. Ici, dans ce village, il n’y avait qu’un bourgmestre et qu’un curé ; et c’était pourtant ce seul curé, qui avait défendu au patron de La Belle Promenade de céder sa salle pour la réunion ; c’était ce seul bourgmestre qui, tout à l’heure, enverrait son garde-champêtre avec un petit papier, pour interdire ce meeting même en plein air, – cet air qui était à tous et à personne, – alors que des centaines de gens ne demandaient pas mieux que de continuer à entendre l’orateur ! Était-ce bien, cela ? Était-ce juste ? Est-ce qu’une mesure aussi arbitraire pouvait contenter n’importe quel homme conscient de sa liberté, de sa dignité et de son droit ?
Un sourd murmure de mécontentement gronda, et dans un groupe il y eut une altercation brusque entre quelques ouvriers et des mouchards. Avec violence on s’empoigna ; et soudain des gifles claquèrent, ponctuées de coups de pieds assourdis, tandis que s’élevait une clameur sauvage.
Berzeel s’était redressé et faisait tournoyer son bâton ; l’orateur dut interrompre son discours et sa garde du corps se serra autour de lui.
Au même instant apparut au coin d’une maison un trio imposant : M. le baron-bourgmestre, accompagné de M. le curé et flanqué du garde-champêtre, qui agitait d’un air provocant un bout de papier.
– Cessez ! Cessez ! cria-t-il de loin.
Le rire cessa aussitôt, comme par enchantement ; il se fit un parfait silence et la garde du corps se serra encore plus étroitement autour du tribun qui, sans descendre de sa chaise, se tourna vers les autorités et demanda d’une voix blanche :
– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ?
Le baron-bourgmestre s’avança de trois pas. Il marchait avec peine en tirant la jambe et s’appuyait sur une canne, grand et lourd, avec de grosses moustaches tombantes et des cheveux teints. Il semblait en proie à la plus vive indignation et ses lèvres tremblaient. Pointant sa canne vers le tribun il dit, d’une voix frémissante, en un flamand détestable :
– Je suis le bourgmestre et je vous défends de parler ici. Si vous continuez, je vous fais dresser procès-verbal par le garde-champêtre.
Le tribun souriait, très calme. Et la garde du corps souriait aussi, avec des yeux noirs dans des visages pâles. Ils regardaient fixement le trio, surtout le curé, avec ses yeux de fanatique et son teint bistré tournant au verdâtre.
– Monsieur le bourgmestre, est-ce que monsieur le curé aurait quelque chose à voir ici ? demanda brusquement l’orateur, en montrant du doigt l’ecclésiastique.
– Cela ne vous regarde pas, répondit le bourgmestre.
Le curé ne dit mot, mais ses yeux insolents jetaient des flammes. Un silence d’attente oppressait la foule.
– Je vous somme pour la dernière fois de cesser, répéta le bourgmestre.
– C’est superflu, monsieur le bourgmestre, je venais précisément de finir, nargua l’orateur.
Un large éclat de rire retentit, vite réprimé. Indignés, les mouchards grognèrent.
– Descendez de cette chaise ! ordonna le bourgmestre furieux.
Soudain, à cette injonction brutale, le tribun prit feu. Le rouge lui monta aux joues, ses yeux étincelèrent et il cria avec force, dévisageant les autorités avec un souverain mépris :
– Je descendrai de cette chaise lorsqu’il me plaira et non pas lorsqu’il vous plaira, monsieur le bourgmestre. Vous pouvez… peut-être… me défendre de parler. Quant à me faire descendre de cette chaise vous n’en avez aucun droit. Essayez, si vous l’osez, nom de Dieu !
Et il se campa, les bras croisés, tandis que sa garde s’avançait pour lui prêter main-forte.
Cela devenait sérieux. De la foule, qui s’agitait, partirent des cris divers. On vit Léo retrousser les manches de sa veste et l’on perçut la voix braillarde de Berzeel, qui lançait des invectives dans le vide. Le bourgmestre agita sa canne, comme s’il allait donner un ordre et le garde-champêtre avait tiré son bout de sabre. Les mouchards se faufilaient traîtreusement vers la chaise. La garde du corps, roide, muette et très pâle, ne bronchait pas. On entendit piailler un gosse auquel sa mère donnait la fessée. Les lèvres blanches du curé remuaient, comme s’il mâchait une chique.
– Pff ! C’est de la crapule, de l’infecte crapule ! s’écria tout à coup, avec un violent haussement d’épaules le bourgmestre. Je ne veux pas me salir les mains ; allons-nous-en, monsieur le curé.
Il tourna les talons et, d’un pas trébuchant, appuyé sur sa canne, il partit, accompagné du curé, lançant des regards furibonds, et suivi du garde-champêtre qui, de son petit sabre ridicule, couvrait la retraite.
– Voilà comment nous opérons dans nos meetings ! conclut le tribun triomphant, en sautant prestement de la chaise.
La foule lui fit une ovation bruyante. Seuls, les mouchards louchaient haineusement. Ils avaient l’air bouffis de venin. Alors, un homme traversa la cohue, marcha droit vers l’orateur, s’arrêta devant lui et se mit à chantonner d’une voix sourde et profonde :
– Oooooooooooo….
C’était Justin-la-Craque abominablement ivre, rauque et puant l’alcool, les yeux aqueux et comme enduits de gélatine, se raidissant pour ne pas tomber à la renverse. Comme toujours, lorsqu’il était pris de boisson, il s’entêtait à chanter l’O Pépita.
Le tribun eut un mouvement de recul, mais la foule s’esclaffait de rire et Justin-la-Craque persistait, avec l’opiniâtreté du pochard.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’orateur en fronçant les sourcils.
– Piii… Pipipipiii… Pépita, Pépita, Pépita ! miaulait Justin-la-Craque sous l’énorme bordée de rires.
Outrés, Léo et Pierken, en le bousculant, vinrent à bout de le repousser et expliquèrent à l’orateur quelle était cette espèce de loufoque, qui lichait. Le tribun hochait la tête d’un air grave et dit :
– Il y a encore beaucoup, beaucoup à faire ici. Il nous faudra souvent revenir.
– Venez ! Venez ! jubilait Pierken.
Le tribun et sa garde du corps s’écoulèrent avec la foule.
Justin-la-Craque, ayant découvert Berzeel, alla se planter devant lui pour offrir à son camarade une séance d’O Pépita. Berzeel souriait, baveux et attendri. Ensemble ils disparurent dans La Belle Promenade.