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Le soir, on se cogna ferme dans plusieurs cabarets du village. Presque partout les mouchards écopèrent, mais Berzeel et Justin-la-Craque, qui toute la nuit firent le tour des estaminets, eux aussi, eurent amplement leur compte.
Le lendemain matin, la fabrique offrait un spectacle inusité. La moitié des presses était sans servants, et, vers neuf heures, lorsque M. de Beule vint faire sa tournée habituelle, il faillit suffoquer de fureur.
Frémissant, il demanda à Free et Poeteken ce qui se passait, et pourquoi Pierken, Berzeel, Léo et Feelken n’étaient pas à leur poste ; mais ni l’un ni l’autre ne put donner d’explication.
Poeteken, envoyé aux informations, revint au bout d’une heure. Il avait rencontré Pierken et Léo, qui lui avaient dit qu’ils se considéraient comme renvoyés, puisque M. de Beule leur avait fait savoir d’avance, par l’intermédiaire de Sefietje, que ceux qui assisteraient à la réunion seraient mis à la porte. Ensuite il avait trouvé chez lui Fikandouss, qui s’était obstinément refusé à fournir la moindre explication. Il se tenait acagnardé dans un coin près du feu, entouré de ses sœurs dans les gémissements et les larmes, et tout ce que Poeteken avait pu tirer de lui, c’était qu’il ne retournerait pas à la fabrique. Quant à Berzeel, il persévérait, en compagnie de Justin-la-Craque, à faire en titubant la tournée des cabarets : ils avaient eu une nouvelle rencontre avec les mouchards, qui leur avaient administré une sérieuse frottée.
Justin-la-Craque avait ses vêtements en lambeaux et Berzeel exhibait une tête ensanglantée.
A ce rapport, M. de Beule brusquement se mit à « partir » comme un fou sur tout ce qui l’entourait. Et, inconséquent comme toujours en ses éclats démesurés, il fit arrêter sur-le-champ la machine à vapeur et congédia tous les ouvriers de la fabrique, y compris les femmes.
Peureusement, la plupart obéirent sans protester ; mais Bruun, le chauffeur, s’avançant vers le patron, lui demanda, pâle et tremblant de colère concentrée :
– Mais, monsieur, je voudrais bien savoir quelle est notre faute à nous dans cette affaire ?
– Est-ce vous qui êtes le maître ici, ou est ce moi ? hurla M. de Beule pour toute réponse.
– Eh bien… eh bien… si j’avais su… j’y serais aussi allé, au meeting ! s’écria Bruun hors de lui.
Et, avec un violent juron, il flanqua contre le mur un lourd marteau qu’il tenait à la main et sortit furieux de la fabrique. Miel… cette « espèce de veau ! » suivit son père, sans comprendre au juste ce qui se passait ; et Poeteken, Free, Ollewaert l’accompagnèrent. Du côté des femmes, ce fut la fuite d’une troupe d’oies effarées, Mietje, toute jaune d’angoisse, et la vieille Natse pleurant à en perdre haleine.
Seuls, les charretiers pouvaient rester. A cause des chevaux, M. de Beule n’osait les renvoyer. Jusque dans l’explosion de sa rage, il ne perdait pas de vue tout à fait ses intérêts vitaux.
Toute la journée, la fabrique resta silencieuse et close, comme une maison morte. M. de Beule allait et venait, pareil à un Jupiter tonnant, et M. Triphon se tenait prudemment à distance, accompagné de Kaboul, qui furetait après les taupes dans le jardin. Lorsque Sefietje vint vers six heures porter la goutte du soir à Pol et au « Poulet Froid », ceux-ci remarquèrent qu’elle devait avoir beaucoup pleuré. Ses yeux, naturellement petits, étaient presque entièrement fermés. Mais Sefietje, dressée pendant de longues années à la crainte servile et au respect de M. de Beule, ne mettait jamais les torts du côté de son maître, pas même cette fois-ci.
A la façon dont elle sut tourner les choses, c’était tout de même la faute des ouvriers. Il y avait eu des scènes terribles à la maison, dit-elle, et M. de Beule parlait de vendre sa fabrique.
A sept heures, comme la nuit tombait, une députation d’ouvrières se présenta à la maison de M. de Beule. C’étaient « La Blanche » avec Mietje Compostello, accompagnées des femmes de Free et d’Ollewaert et de la sœur aînée de Fikandouss-Fikandouss, en un petit groupe sombre et pitoyable ; toutes pleuraient. Ce fut Mme de Beule qui les reçut d’abord dans un petit parloir. Mietje Compostello, qui était la plus âgée et la plus sérieuse, prit la parole ; elle venait supplier au nom de toutes, y compris les absentes, de pouvoir rentrer à la fabrique.
M. de Beule, qui les avait entendues du fond de son bureau, ouvrit la porte du petit parloir et parut sur le seuil. Il était cramoisi et gonflé de colère. Mietje répéta sa prière d’une voix tremblante.
– Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette sale clique ! gronda M. de Beule. Une fois pour toutes, c’est fini ! Plus de socialistes à la fabrique !
– Vous avez bien raison, monsieur. Je vous approuve mille fois ! répondit Mietje de sa voix grave. Mais, nous n’en sommes pas, monsieur, de ce sale monde, vous le savez pourtant bien !
Légèrement interloqué, M. de Beule eut un instant de silence hésitant.
Mme de Beule se hâta d’en profiter pour dire quelques paroles conciliantes.
– Non, non, Mietje, vous êtes toutes de très braves filles ; nous le savons bien. Tatata… Il ne faut pas pleurer… Vous allez voir… ça va s’arranger.
– Ils ont affolé notre Free, avec toutes leurs histoires ; on ne peut plus vivre avec lui ! s’écria brusquement la sœur de Fikandouss, dans une crise de larmes.
Prise de syncope, elle s’affaissa sur une chaise ; inquiète, Mme de Beule appela à l’aide Sefietje et Eleken. On donna un verre d’eau à la malheureuse qui reprit ses sens. M. de Beule était assez ému. Sitôt sa fureur tombée, il devenait facilement un cœur sensible et même pitoyable. Il était là comme un gros homme sanguin, trop bien nourri, au milieu de toutes ces malheureuses que sa seule présence terrorisait ; un vague sentiment de honte s’emparait de lui.
– Eh bien, dit-il enfin, avec effort, pour cette fois-ci, je veux bien pardonner. Mais, si jamais on ose recommencer, alors c’est bien fini, aussi vrai que vous me voyez en ce moment, je ferme boutique et vous serez tous à la rue.
Il crut de son devoir de se fâcher encore ; le coup de poing qu’il asséna sur la table fit sursauter les femmes avec un cri d’effroi, et, en matière de conclusion, il proclama :
– Ce n’est vraiment pas à moi à me gêner pour mes ouvriers ! Si ça ne leur plaît plus, ils n’ont qu’à s’en aller ! Ce n’est pas moi qui me serrerai le ventre !
– Vous avez bien raison, monsieur ; vous avez bien raison ! répétait d’un ton triste et sourd le chœur des femmes.
Et elles s’en allèrent comme un troupeau apeuré, après avoir humblement remercié M. et Mme de Beule pour leur grande miséricorde et leur généreuse bonté.
Le lendemain, la machine à vapeur se remettait à tourner et les six pilons rebondissaient avec leur vacarme assourdissant, comme si rien ne s’était passé.