IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
L’hiver fut marqué par deux événements d’importance à la fabrique. Le premier regardait Poeteken « l’huilier », le deuxième, M. Triphon.
Ce chétif, ce silencieux Poeteken, qui avait la réputation de courtiser « La Blanche », mais vraiment semblait par trop timide et insignifiant pour être pris au sérieux, s’il s’agissait des femmes et de l’amour ; ce Poeteken nul, infime, inapte et incapable, avait tout de même, en fin de compte, fait œuvre d’homme. Un soir, lorsque Sefietje vint faire sa ronde habituelle avec la bouteille, elle trouva la « fosse aux femmes » en proie à la consternation la plus profonde et « La Blanche » pleurant à chaudes larmes.
– Qu’y a-t-il ? s’écria Sefietje interdite.
Aucune ne parut empressée de répondre. La vieille Natse en pleurant leva les bras au ciel, comme pour dire que, cette fois-ci, c’était la fin de tout. Lotje, Sidonie et Victorine restaient muettes, les joues brûlantes, la tête penchée sur leur ouvrage ; seule, Mietje Compostello déclara de sa voix profonde et caverneuse que le monde était bien perverti et qu’on ne pouvait plus avoir confiance en personne. Enfin, l’une d’elles avoua : Poeteken, l’infâme hypocrite, que toutes croyaient l’innocence même, avait séduit « La Blanche » et « La Blanche » allait avoir un gosse.
– Eh bien, c’est du propre ! Eh bien, c’est du propre ! s’exclama Sefietje, étourdie de stupéfaction.
« La Blanche » fut prise d’une crise de larmes, comme si tout entière elle allait fondre.
– Qui l’aurait jamais pensé ! Qui l’aurait jamais pensé ! gémissait-elle.
– Mais, voyons, Zulma, s’écria Sefietje rouge d’indignation et de honte, tu pouvais bien penser que ça finirait mal, en te conduisant ainsi !
Toute sa vie, Sefietje était restée une vierge austère et revêche ; la rupture de ses fiançailles avec Bruteyn, jadis, l’avait aigrie pour toujours. Elle était l’ennemie de l’amour, l’ennemie de la reproduction et de tout ce qui s’y rapportait, de près ou de loin. A ses yeux, ce qui arrivait à « La Blanche » était une abomination. Elle en rejetait la faute entièrement sur « La Blanche », parce que, déclarait-elle avec une rage haineuse et sourde, tous les hommes sont des coquins ; il n’en existe peut-être pas cent dans le monde entier qui ne chercheraient pas à tromper une femme, autant de fois qu’ils en ont l’occasion, ce que « La Blanche » savait aussi bien qu’elle-même.
– Est-ce qu’il parle au moins de mariage ? demanda-t-elle sur un ton un peu moins vindicatif.
« La Blanche » fut secouée d’une nouvelle crise.
– Il voudrait bien, mais sa mère s’y oppose, répondit-elle à travers ses sanglots.
Sefietje leva les bras au ciel.
– Alors vous êtes perdus tous les deux ! annonça-t-elle. Jamais M. de Beule ne tolérera pareil scandale dans sa fabrique !
Brusquement, de gros sanglots s’entendirent derrière le dos de Sefietje.
Toutes les femmes se retournèrent et virent avec effroi et stupéfaction la belle Sidonie pleurant à chaudes larmes. Elle était là, affaissée, comme sous le poids d’une douleur effrayante, soudaine, et les pleurs coulaient sur ses mains crispées dans le tissu rugueux du sac qu’elle ravaudait.
– Mon Dieu ! Sidonie ! Qu’as-tu donc ? s’écriaient les femmes.
Sidonie semblait incapable de répondre. Elle gémissait et se tordait, comme en proie à une douleur physique lancinante ; ses jolies épaules étaient secouées par des hoquets et elle se cachait la tête dans ses mains.
– Sidonie… t’est-il arrivé quelque chose ! demanda Lotje, compatissante.
Sans répondre, à travers ses sanglots et ses hoquets, Sidonie fit oui de la tête.
– Tout de même pas comme… à Zulma ? insista Lotje avec des yeux de terreur.
Pour toute réponse les larmes de Sidonie redoublèrent.
– Oh ! s’écrièrent-elles toutes, le poing devant la bouche.
Sidonie gémissait, se cramponnait.
– Et l’auteur ? demanda Lotje doucement, avec bonté.
Pas de réponse.
– Est-ce… M. Triphon ? demanda Lotje tout bas.
Sidonie fit un signe de tête affirmatif.
Immobiles, les yeux fixes, comme figées d’effroi, les femmes se regardèrent. On eût dit qu’une aile invisible et sombre venait de les effleurer. L’émotion de Sefietje fut si violente qu’elle en devint blême et dut s’asseoir pour ne pas tomber. Mietje Compostello lui enleva bien vite des mains la bouteille de genièvre, qui faillit rouler à terre.
Soudain toutes furent prises d’une véritable épouvante. Dans la cour, sous leurs fenêtres, venait de passer en trottinant d’un pas allègre, Muche, comme toujours suivi à courte distance de M. de Beule. Le patron avait la face gonflée et cramoisie, comme s’il venait de « partir » et s’il se préparait à recommencer. Les femmes étouffèrent un cri d’angoisse et Sefietje tomba en syncope. La porte s’ouvrit et l’odieux cabot entra avec son maître.
– Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ici ? demanda M. de Beule, fronçant le sourcil d’un air sévère.
– C’est Sefietje, Monsieur, qui a une syncope, répondit Lotje, les joues en feu.
M. de Beule, avec ses apparences d’homme rude, vigoureux et dur, était complètement désemparé en présence de maux auxquels il n’était pas sujet lui-même ; c’était le cas avec Sefietje.
– Sapristi ! Sapristi ! répétait-il tout ahuri et ne sachant quelle attitude prendre. Sapristi ! Qu’allons-nous faire ?
– Vite, Victorine, vite, va chercher un verre d’eau ! dit Lotje, rassurée parce que M. de Beule n’en demandait pas d’avantage.
Victorine s’empressa et Sefietje, ouvrant faiblement les yeux, revint à elle peu à peu.
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupira-t-elle.
Mais elle eut une terreur folle lorsqu’elle vit son maître devant elle ; ses yeux se refermèrent et sa tête retomba en arrière.
– Sefie ! Sefie ! Tu ne peux pas !… s’écria Lotje comme si la vieille servante le faisait exprès.
Bouleversé, M. de Beule ne savait plus à quel saint se vouer. On eût dit qu’il avait peur de Sefietje.
– Il faut la faire tenir tranquille, bien tranquille, bégaya-t-il.
Et, tout inquiet, il prit la porte, pendant que Victorine revenait à pas précipités avec une gamelle d’eau. Sefietje reprit ses sens. Elle but une gorgée d’eau fraîche et regarda autour d’elle d’un air égaré.
– Ça va mieux, Sefietje ? demanda Lotje d’une voix douce.
Sefietje fit un signe de tête affirmatif. Oui, cela allait un petit peu mieux. M. de Beule la regarda encore un instant avec des yeux pleins d’inquiétude, puis il partit sur la pointe du pied en fermant avec précaution la porte derrière lui.
Juste devant les fenêtres, il rencontra M. Triphon avec Kaboul, et les femmes, à peine délivrées, éprouvèrent de nouveau une terrible angoisse.
Sans savoir pourquoi, elles s’attendaient à une scène épouvantable entre le père et le fils, là devant elles. Il n’en fut rien, heureusement. M. de Beule, faisant de la main un geste dans la direction de la « fosse aux femmes », parut dire quelque chose à M. Triphon, qui, à son tour, regarda d’un air alarmé du côté de l’atelier. Sans doute M. de Beule l’avertissait-il de n’y pas entrer en ce moment. Le père et le fils restèrent là un instant immobiles, pendant que les deux chiens s’entreflairaient comme des étrangers. Puis chacun s’en fut de son côté.
Alors, dans leur « fosse », les femmes purent respirer.