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Le lendemain matin, toute la fabrique savait l’histoire. La veille au soir, les femmes entre elles avaient fait le serment solennel de n’en rien dire à personne ; et nul ne comprenait comment elle avait pu s’ébruiter. Mais dès huit heures, au moment où les hommes prenaient leur déjeuner dans la cour, tous connaissaient le passionnant secret. Les « huiliers » le savaient, les « cabris » des meules verticales le savaient, Bruun, le chauffeur, le savait ; jusqu’à Pee, le meunier, qui turbinait toujours, comme un grand hanneton saupoudré de farine, dans un coin de la fabrique et par là même souvent exclu des confidences, n’ignorait rien. Un peu avant la demie apparurent dans la cour Justin-la-Craque et son aide Komèl portant une barre de fer ; ils le savaient aussi. Et, lorsque vers midi Pol et le « Poulet Froid » rentrèrent avec leurs attelages, ils le savaient également.
Tout le monde le savait, on eût dit que cela flottait dans l’atmosphère même de la fabrique, qu’on le respirait, présent partout. Cela tournait avec les lourdes meules verticales, qui écrasaient la graine luisante et menue ; cela cliquetait et ronronnait dans les moulins à farine de Pee ; cela dansait et bondissait dans le vacarme infernal des pilons.
Les ouvriers, pour la plupart, prenaient « l’histoire » à la blague et s’en amusaient. Ils tourmentèrent avec férocité Poeteken qui d’ailleurs faisait semblant de ne pas comprendre. « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » criait Feelken à tout instant, par pur besoin de faire du bruit ; et il était impossible de demander à Léo la plus petite chose, sans qu’il lançât aussitôt un « Oooo… uuuu… iiii… » qui faisait trembler les vitres et devait, bien sûr, faire sursauter M. de Beule à son bureau, dans la maison. C’était comme une folie contagieuse : Free s’approcha de Miel et, sans raison, lui hurla un retentissant « espèce de veau ! » en pleine figure. Miel, ébahi, en ouvrit la bouche toute grande, sans rien répondre, tandis que tous les autres se payaient une bosse de rire.
C’était du délire, ce matin-là.
Obstinément, pendant toute la journée, les femmes se tinrent à l’écart des hommes. Ni à huit heures, ni à quatre heures, aucune ne se montra dans la cour pour le casse-croûte en commun avec les hommes. Ceux-ci, désireux de connaître des détails, étaient extrêmement vexés. A quatre heure et quart, Ollewaert, ne voyant pas arriver sa fille, se fâcha tout rouge et se dirigea vers la « fosse aux femmes », pour contraindre au besoin Victorine par la force.
– Ici ! lui cria-t-il à travers les fenêtres, comme à un chien.
Victorine obéit, bien à contre-cœur ; mais, malgré toutes les instances du petit bossu, elle ne lâcha pas un mot de l’affaire. Cet entêtement le rendit si furieux, qu’il menaça de la battre. Aussitôt Pierken s’interposa, indigné.
– Tu ne vas pas frapper cette enfant parce qu’elle refuse de jaser ! grogna-t-il.
– C’est mon affaire ! répondit Ollewaert d’un ton mordant, très féru de ses droits paternels.
Pierken se tut et tous considérèrent avec étonnement le petit bossu d’ordinaire si bonasse. Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Ce n’était plus lui. Victorine, en larmes, refusa d’achever sa tartine et retourna en maugréant vers la « fosse aux femmes ». Bruun, le chauffeur, était également dans un état de surexcitation extrême. L’histoire de M. Triphon avec Sidonie l’intéressait médiocrement ; cela n’éveillait en lui qu’un mépris profond. Mais il suivait Poeteken avec des yeux féroces ; et, à tout instant, il arrêtait l’un ou l’autre, pour lui demander :
– Eh bien, qu’est-ce que vous dites de ça ? Peut-on imaginer une monstruosité pareille ! Une si belle femme avec ce mal foutu !
« La Blanche » était loin d’être belle femme ; mais Bruun la trouvait telle parce qu’il n’avait jamais pu l’avoir. Tous les autres, qui étaient au courant, s’amusaient énormément de sa disgrâce et abondaient sournoisement dans son sens. « Fikandouss-Fikandouss ! » criait Feelken. Et Léo mugissait un « Oooo… uuu… iii… » qui dominait le fracas des pilons.
Le matin, à dix heures, ce fut Eleken, la deuxième servante de M. de Beule, qui vint, à la place de Sefietje, avec la bouteille de genièvre ; mais le soir, à six heures, Sefietje, à peu près remise, reprit ses fonctions accoutumées.
Les hommes ricanaient.
– Rien de neuf, Sefietje ? demanda Berzeel à brûle-pourpoint.
– Je n’ai pas à m’occuper de ce qui ne me regarde pas, répondit Sefietje en rougissant.
Free demanda en rigolant si on voudrait de lui comme parrain. Sefietje ne répondit rien et poursuivit sa tournée. Elle injuria Fikandouss parce qu’il n’en finissait pas de vider son verre ; et lorsque Ollewaert, qui avait repris sa bonne humeur, lui demanda d’un air narquois si elle n’avait jamais songé aux garçons, elle devint brusquement furibonde et hurla d’une voix stridente, dans le tonnerre des pilons, qu’ils étaient tous des voyous et des fripouilles : cette fois-ci, M. de Beule ne manquerait pas de faire un nettoyage à fond parmi le personnel de sa fabrique. Conspuée par les ouvriers, elle gagna la porte sous leurs clameurs de colère et de menace.
Un peu avant l’heure de la fermeture, M. Triphon fit son apparition dans la « fosse aux huiliers ». Ils ne l’avaient aperçu de toute la journée et ils furent frappés de sa face congestionnée et rouge. « Il a soufflé le feu », se chuchotèrent les hommes à l’oreille. Et Ollewaert dit à Fikandouss :
– Si on lui faisait payer une tournée pour la circonstance ?
Fikandouss ne demandait pas mieux. Il s’approcha délibérément de M. Triphon et lui demanda :
– M’sieu Triphon, est-ce qu’on peut aller chercher un kilo ?
Ils ne disaient jamais « un litre », toujours « un kilo » de genièvre.
– Pourquoi ça ? demanda M. Triphon, vaguement méfiant.
– Mais… vous savez bien… pour l’affaire…
– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! répondit Feelken en riant.
Les hommes glapissaient de joie, dans l’assourdissant vacarme des pilons.
– Vous rigolez, je crois, dit M. Triphon en riant jaune.
– Mais oui, nous rigolons. Et vous, est-ce que vous n’avez peut-être pas rigolé ? demanda Free.
Les hommes riaient toujours plus haut et Léo rugit à tue-tête, dans le bruit : « Oooo… uuuu… iiii… » Kaboul, qui comme toujours accompagnait son maître, se mit à aboyer d’une voix aiguë. Sur le seuil de la porte, entre l’huilerie et la chambre de la machine se montra le visage inquisiteur de Bruun ; et son fils Miel qui, selon son habitude, ne comprenait rien à ce qui se passait, quitta un moment son travail aux meules verticales pour s’approcher des « huiliers », un sourire benêt sur les lèvres. « Espèce de veau ! » lui hurla en riant Ollewaert à la face.
Soudain, tout le monde se tut. Muche venait d’entrer dans l’huilerie, immédiatement suivi de M. de Beule, gonflé et rouge à éclater.
– Qui fait ici ce bruit ! hurla-t-il, les yeux flamboyants.
Silence de mort. Seuls, les pilons tapaient.
– Le premier que j’entends encore, je le fous à la rue ! rugit M. de Beule.
Et brusquement, se tournant vers son fils, d’un ton autoritaire :
– Suivez-moi, j’ai à vous parler.
– A moi ! demanda M. Triphon surpris.
– Oui, à vous ! gronda M. de Beule d’un air mauvais.
Et il partit, gonflé et cramoisi, suivi, avec une répugnance visible, de son fils.
« Il le sait ! Il le sait ! » murmurèrent les hommes. Et Feelken, avec une drôle de grimace et d’une voix à peine intelligible, ajouta : « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » « Oooo… uuuu… iiii… » susurra, du même ton, Léo.
Dans la chambre des machines la sonnette tinta ; lentement les mécaniques s’arrêtèrent. Et dans un claquement de sabots, la troupe des ouvriers quitta la boîte.