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Un silence inaccoutumé, pendant plusieurs jours, s’appesantit sur la fabrique….
Depuis l’événement comme un voile invisible semblait s’étendre sur les êtres et les choses. Les visages avaient une expression grave et concentrée ; plus aucun éclat de gaîté. On eût dit que tout cédait à l’unique préoccupation du travail ; et les poulies ronflaient, les meules tournaient, les pilons rebondissaient, du matin au soir, sans que la moindre variation vînt apporter d’autres impressions, d’autres idées.
De même, dans la « fosse aux femmes » régnaient oppression et découragement.
C’était comme s’il y avait eu, on ne savait où dans l’atelier, une morte qui avait emporté toute animation, toute joie de vivre. Les femmes restaient penchées sur leur ouvrage, sans plus chanter ; lorsqu’elles devisaient encore, c’était à voix basse, avec des regards apeurés, comme si elles racontaient des choses qu’il valait mieux ne pas entendre. Ce qu’elles disaient était d’ailleurs dénué d’intérêt, des allusions vagues, des banalités. Elles terminaient d’habitude par une réflexion qui pouvait s’appliquer à tout et à rien : le monde était « une drôle de paroisse » et on n’était jamais sûr la veille de ce qui vous attendait le lendemain. Surtout la jeune fille qui avait remplacé Sidonie se sentait mal à l’aise dans ce milieu. On eût dit qu’en prenant sa place, elle avait pris une part de la faute de celle qui l’avait précédée. C’était une enfant aux cheveux blonds et aux joues roses, toute fraîche venue de la nature, maintenant emprisonnée dans la fabrique sombre comme un oiseau dans une cage. Elle s’appelait Liezeken. Mme de Beule, très sévère, lui avait notifié que, sous peine de renvoi immédiat, elle ne devait avoir les moindres rapports avec les ouvriers ; cette menace la rendait si timide, si craintive, qu’elle n’osait même regarder les « huiliers » et moins encore M. Triphon, dont elle savait l’aventure avec la belle Sidonie, sans que Mme de Beule lui en eût rien dit. Quant à « La Blanche », elle était plutôt réconfortée. Poeteken avait fini par vaincre l’opposition de sa mère et le mariage aurait lieu au commencement de janvier.
M. Triphon, lui, était loin de se sentir à l’aise. Durant les premiers jours on l’avait à peine aperçu à la fabrique. Il se promenait beaucoup dans le jardin, avec Kaboul, à qui il faisait faire des tours. Si quelqu’un le surprenait à ce jeu innocent, aussitôt il cessait et s’en allait un peu plus loin. Il essayait autant que possible d’éviter son père ; en réalité, il ne le voyait qu’aux repas, qui étaient lugubres de silence haineux et concentré. M. de Beule, chargé de rancune, mettait une obstination farouche à ne pas adresser la parole à son fils. S’il avait besoin de lui communiquer telle chose concernant les affaires, il le faisait par l’intermédiaire de sa femme ou de Sefietje, et même par des billets crayonnés, brefs comme des ordres, qu’il épinglait sur son pupitre. Et toute sa conversation, pour autant qu’il parlât, était semée d’allusions désobligeantes et fielleuses, qui ne visaient personne, paraît-il, mais, en réalité, étaient dirigées uniquement contre son fils.
L’heure la plus pénible était celle où l’on montait se coucher. M. Triphon essayait toujours de s’en tirer en profitant de la présence d’un tiers, Sefietje ou Eleken, pour souhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec hésitation, disait « bonsoir papa, bonsoir maman » et se dirigeait vers la porte. La bonne Mme de Beule répondait toujours d’un ton aimable, quoique peu enjoué, « bonne nuit, Triphon », mais M. de Beule, sans lever les yeux de son journal, se contentait d’un grognement indistinct, ou même ne répondait pas, lorsque son humeur était par trop massacrante. La rancune persistait, sourde, invincible.