Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Deuxième partie

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C’étaient ainsi des jours bien tristes et qui semblaient interminables à M. Triphon : doublement tristes et sans issue en cette saison d’hiver où, avant quatre heures, le soir tombait. Il n’avait jamais eu grandchose à faire à la fabrique, mais à présent, depuis que son père le boudait, c’était l’absolu désœuvrement. Le peu de prestige qu’il avait eu jusque-là aux yeux des ouvriers, il le sentait et voyait complètement perdu ; aussi ne se montrait-il plus que très rarement dans la « fosse aux huiliers », où des regards moqueurs et méprisants s’attachaient à lui ; et dans la « fosse aux femmes » il ne paraissait plus du tout. On eût dit que sa vie y courait des dangers.

 

Les premiers jours qui suivirent la malheureuse aventure, il ne se risqua pas d’avantage à paraître au coin de la rue, pour voir passer les demoiselles Dufour, lorsqu’elles se rendaient à l’église. Il n’osait pas. Elles devaient tout savoir et il redoutait leur mépris. Il ne s’y aventura qu’après plus d’une semaine, dans l’espoir vague que, peut-être, elles ne savaient rien, ou ne croiraient ce qu’on racontait, ou encore qu’elles n’y attacheraient pas une telle importance.

 

Il les vit venir toutes les trois, raides comme des échalas, sur le trottoir, le long des maisons. Il s’effaça derrière l’angle du mur ; puis, quand il perçut le bruit de leurs pas, réapparut. Il les salua d’un coup de chapeau. Les trois vierges sèches en devinrent toutes rouges. Mlle Pharaïlde et Mlle Caroline baissèrent les yeux subitement et inclinèrent légèrement la tête, droit devant elles, comme si elles saluaient les pavés ; mais Mlle Joséphine pinça ses lèvres prudes et détourna si ostensiblement la tête que M. Triphon en eut froid dans le dos. Elles savaient donc ; elles savaient tout ; et elles le méprisaient pour son dévergondage, avec toute l’horreur, l’aversion que des vierges impeccables et pieuses devaient ressentir pour le péché. Sa seule vue désormais était une offense à leur pudeur.

 

A La Pomme où, depuis la fâcheuse histoire, il n’avait non plus remis les pieds, l’accueil, lorsqu’il y revint, fut différent, mais plus agréable. La jolie Fietje était seule derrière son comptoir quand il entra ; et tout de suite elle feignit d’éprouver une folle gaîté. Les yeux brillants, elle lui demanda ce qu’il avait bien pu faire pendant tout ce temps : peut-être avait-il été malade, ou en voyage. Elle fut impitoyable au point que M. Triphon, désemparé, ne savait que répondre.

 

Il essaya de riposter par des plaisanteries, mais il le faisait bêtement, avec un rire lourd et gêné. Agacé et allumé, il la rejoignit derrière le comptoir, où il essaya de l’embrasser, comme il faisait autrefois, lorsque l’occasion était propice. Mais il tombait mal.

 

Fietje, prenant soudain son expression la plus sérieuse, revêtue d’une dignité calme et froide, lui dit sur un ton glacial :

 

– Vous vous trompez, M. Triphon, vous vous trompez. Ce n’est pas ici, c’est chez Sidonie qu’il faut aller.

 

Ses anciens camarades, le jeune notaire, le jeune médecin, le fils du brasseur, d’autres encore entrèrent ; tous le saluaient d’un petit sourire narquois et risquaient quelque allusion grivoise qui les faisait se tordre, ainsi que Fietje, qui roucoulait derrière son comptoir et excitait leur verve par sa malice pointue et nourrie. M. Triphon les sentait unanimement ligués contre lui : sa grosse tête rouge suait sous les efforts impuissants qu’il faisait pour riposter et se défendre ; mais, il n’y arrivait pas. Il était littéralement débordé, et il finit par s’enfuir sous une bordée de rires et de huées, qui lui partait dans le dos. Il n’alla plus à La Pomme. Et dès lors, son existence fut d’une monotonie végétative d’animal ou de plante en proie à la torpeur de l’hiver.

 

La vieille pendule peu confortable de la salle à manger égrenait avec une lenteur d’agonie toutes les longues, lourdes heures de cette vie morne et incolore. Les jours avaient encore diminué ; sous la lampe, sa mère s’occupait à un ouvrage de couture ou de broderie, tandis que son père travaillait avec mauvaise humeur à son bureau, de l’autre côté du couloir. Tristement accoudé à la table, M. Triphon parcourait d’un œil distrait un journal ou un livre. La maison entière était plongée dans le silence. Sefietje et Eleken besognaient sans bruit dans la cuisine et, au dehors, on n’entendait que le tapage cadencé et assourdi des lourds pilons dans la fabrique. Une impression d’esseulement et de mélancolie envahissait M. Triphon. Il se sentait là comme le pécheur, le coupable, repoussé et abandonné de tous. L’été, il aurait fait des promenades avec Kaboul dans le jardin ou dans les champs. Mais que faire de ces désespérantes soirées d’hiver, dans cette brume glaciale, le long de ces noirs chemins boueux, où les cimes dépouillées des arbres laissaient tomber leurs gouttes tristes comme des pleurs !

 

Alors, il se remettait à penser à la pauvre jolie fille abandonnée et à tout ce qui s’était passé entre eux. Ces jours si heureux d’autrefois, ces moments de passion ardente, qui avaient fait leur malheur à tous deux, comme tout cela semblait lointain, évanoui…. Son cœur en était tout oppressé et des larmes lui mouillaient les yeux. était-elle à cette heure ? Que faisait-elle ? Depuis qu’elle avait été ignominieusement chassée de la fabrique, il ne l’avait pas revue. Il avait promis à ses parents qu’il ne la reverrait point. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser toujours à elle. Une pitié torturante et un grand désir de la revoir l’obsédaient. L’ardeur sensuelle de jadis devenait en lui amour profond et véritable.

 

était-elle ? Que faisait-elle ? A mesure que les longues journées désespérantes traînaient leur monotonie par les tristesses de l’hiver, cette incertitude et ce grand désir de savoir tournaient à l’obsession.

 

Il savait bien où elle habitait : là-bas, cette petite maison dans les champs, au sortir du village, non loin du vieux moulin de bois. Son père était jardinier, et l’été il y avait toujours de si jolies fleurs sous leurs petites fenêtres : de magnifiques roses mousseuses, des lis blancs, des pieds-dalouette d’un bleu intense. A présent tout cela était mort, autant que sa joie à lui. A présent elle était peut-être assise près d’une petite lampe, tristement penchée sur son coussin de dentellière, la pécheresse et l’ennemie dans la maison de ses parents, comme lui était l’ennemi et le coupable dans la sienne.

 

Il songeait, songeait…. Ses pensées l’entraînaient vers elle ; en imagination il se levait et se dirigeait vers la petite maison. Pourquoi pas ? Serait-ce donc un crime s’il allait un jour errer par là, s’il allait voir, ne fût-ce que de loin, la petite maison ?… Pourquoi pas ?… Oh ! la tentation se faisait parfois si forte ! Il y avait en lui une force, qui le poussait et l’attirait irrésistiblement ; quelque chose qui lui faisait souffrir le martyre ! Un soir, enfin, n’y tenant plus de nostalgie et de douleur, il s’en alla….

 

C’était un soir brumeux et froid de fin novembre. La rue était déserte ; les rares lanternes se nimbaient d’un brouillard laiteux, autour d’une méchante petite flamme, qui n’éclairait presque rien. Il n’entendit que l’écho d’un passant solitaire dans le lointain, entre les maisons sombres. Il ne vit qu’une vieille femme, encapuchonnée de noir, comme une ombre, qui rentrait chez elle, dans un bruit caverneux de sabots. A la fabrique les pilons retombaient en cadence. Six heures sonnaient.

 

Il se glissa sous la remise et attendit que Sefietje eût passé avec sa bouteille. Si par hasard quelqu’un à la maison demandait après lui, Sefietje pourrait dire qu’elle l’avait vu à la fabrique. Kaboul l’accompagnait, comme toujours, mais il n’avait nulle envie de l’emmener.

 

Aussitôt qu’il eût vu Sefietje disparaître avec sa bouteille dans la trépidante « fosse aux huiliers », il se tourna vers le petit chien, agita un doigt menaçant et à mi-voix :

 

– Non… Non !

 

Kaboul, tout prêt à accompagner son maître, le regarda fixement, de ses yeux bruns intelligents. Il ne bougeait pas. Il comprenait. Il demandait.

 

Il attendait. « Non… non… », répéta M. Triphon à voix basse, comme en réponse à une question posée, pendant qu’il reculait pas à pas, intimant l’ordre d’un geste catégorique. Kaboul, les oreilles dressées, demeurait immobile. On eût dit un petit chien de granit noir. M. Triphon continuait de marcher à reculons, jusqu’à ce qu’il fût hors de la remise. Mais le petit chien, tout seul dans le grand espace vide sous la lueur d’une lanterne pendue à une poutre, de loin attirait tellement le regard que son maître eut peur et, d’un léger sifflement, le rappela près de lui.

 

Fou de joie, Kaboul bondit, les oreilles couchées et la queue tournoyante.

 

« Non… non… », reprit aussitôt M. Triphon. Et il répéta son geste sévère. Kaboul, interdit, se pétrifia. M. Triphon partit à vive allure.

 

En face du chemin d’accès à la fabrique, de l’autre côté de la grandrue, s’ouvrait une ruelle noire, entre deux pans de murs sombres. Quelques maisons ouvrières et tout de suite il fut dans les champs.

 

Il marchait aussi vite que ses jambes pouvaient le porter, il avait des ailes. L’air piquant du soir lui gonflait les poumons et sa fraîcheur le réconfortait. Il se sentait vigoureux et brave. Il ne comprenait pas comment il avait pu hésiter si longtemps. La route, pleine d’ornières, montait en pente douce à travers les champs nus. Il avait peine à éviter les flaques de boue et dut ralentir le pas. Soudain, il eut un sursaut et s’arrêta net, le cœur martelé de grands coups. Quelque chose avait remué derrière lui, comme si on le suivait. M. Triphon était jeune et fort, mais nullement bravache, surtout le soir, dans l’obscurité et la solitude. Pris de peur, il fut sur le point de fuir éperdument. Ses genoux fléchissaient, ses jambes se dérobaient sous lui. Brusquement il vit l’objet de sa terreur. C’était Kaboul qui, malgré la défense, l’avait suivi, par fidèle habitude. Il était là, petit et noir, vaguement visible dans la brume, comme un gnome, avec ses oreilles pointées, qui semblaient demander avec instance d’être de la promenade. « Sale bête ! » gronda M. Triphon, furieux surtout d’avoir été effrayé pour si peu. Il se baissa, ramassa une motte de terre et la lança, avec un juron, vers le petit chien : Kaboul coucha ses oreilles et disparut dans l’ombre.

 

M. Triphon poursuivit sa route. Ses yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité ; et, à travers le voile du brouillard, il vit vers la droite, au delà des champs, à peu de distance, vaguement scintiller de petites lumières. C’était là, dans une de ces maisonnettes. De l’endroit où il se trouvait, impossible de reconnaître parmi les habitations celle des parents de Sidonie, mais s’il avait coupé tout droit à travers champs, peut-être se serait-il trouvé devant sa porte. La tentation était violente ; pourtant il résista. Il marcha jusqu’à la butte du vieux moulin, où le chemin bifurquait à angle aigu et passait devant les maisonnettes.

 

Son cœur battait nerveusement, à coups précipités. Oserait-il…, si près de chez elle ? Et que ferait-il si quelqu’un le voyait, si par hasard une porte s’ouvrait juste au moment où il passerait ! Il hésitait.

 

Machinalement, il gravit la butte du moulin et s’y arrêta un instant, immobile sous l’énorme carcasse avec l’ossature de ses ailes croisées, dont les extrémités se perdaient dans la ténèbre nébuleuse. Il tendait l’oreille, perplexe et agité. La face tournée vers le village, il y vit de loin clignoter quelques lumières. Il perçut le cahotement lourd d’une charrette sur le pavé et la danse tumultueuse des pilons dans la fabrique.

 

Il entendit aussi plus près, venant d’une des maisonnettes, le ronron monotone d’une roue d’écoussoir. Peut-être le père de Sidonie, qui teillait encore du lin après sa journée de travail, afin de pourvoir à l’entretien de sa nombreuse famille, privée du salaire que Sidonie gagnait jadis à la fabrique. Un sentiment profond d’injustice et de remords le pénétra vivement dans ce pesant silence du soir d’hiver, au sein de cette morne et mélancolique solitude. La dure existence des pauvres gens lui apparut, et il sentit douloureusement sa part de culpabilité. C’était sa faute à lui. S’il avait laissé Sidonie en paix, son père n’aurait pas eu à fournir ce rude labeur. Il se mordait les lèvres en y songeant et son désir de la revoir s’en aviva. Oui, il irait ; il voulait savoir ! Et d’un pas décidé, il descendit la butte du moulin, quand, pour la deuxième fois, un bruit mystérieux le fit tressauter d’angoisse. « Nom de Dieu ! » ragea-t-il. C’était encore Kaboul…. Il se tenait là, au pied de la butte, à peine distinct dans la brume, immobile et les oreilles pointées.

 

M. Triphon frémissait de colère et en même temps se sentait touché par une fidélité si tenace. Il comprit l’inutilité de le renvoyer désormais et l’appela ; fou de joie, le petit chien accourut et fit des cabrioles devant lui. Précédant son maître dans le chemin de terre, il avait l’air de le guider vers l’endroit où il désirait aller ; et M. Triphon le suivit, sans plus lutter ni hésiter.

 

Il se trouva bien vite près des petites maisons. La roue d’écoussoir ronflait plus fort, comme un bourdon puissant ; et M. Triphon se rendit compte que le bruit ne venait pas de chez Sidonie, mais d’à côté. Ceci le consola un peu et il sentit moins lourdement le poids de sa faute. Il lui sembla qu’ils étaient moins pauvres et malheureux qu’il n’avait cru.

 

Il s’était arrêté, haletant d’émotion, dans le chemin sombre, devant la petite grille entrouverte. Immobile, il regardait, écoutait. En des contours imprécis il voyait la maisonnette, avec son pignon pointu, crépi à la chaux blanche. Devant, il y avait une haie basse et, derrière, un petit verger ; la porte d’entrée était sur le côté, entre deux petites fenêtres aux volets clos.

 

Il regardait, écoutait. Kaboul s’était arrêté avec lui, satisfait et tranquille maintenant qu’il avait rejoint son maître. Que faire ? Entrer ?

 

Passer ? La tentation était presque surhumaine. Il se sentait attiré comme par des câbles et ses pieds restaient cloués au sol. Des rais de lumière filtraient, comme des flèches d’or, par les fentes des volets et, à l’intérieur il percevait une vague rumeur de besogne ménagère.

 

Il écoutait, les sens tendus, un peu gêné par le ronflement intermittent de l’écoussoir à côté. Il croyait entendre par intervalles un bruit monotone de petites bobines tombant sur du papier glacé. Oui, il entendait bien. C’était un bruit de bobines dentellières. Cela semblait ruisseler comme des gouttes de pluie sur une toiture de zinc, s’arrêter, recommencer. Parfois, en abondance, comme une ondée ; parfois, goutte à goutte comme d’une gouttière percée. Il comprit que Sidonie et ses sœurs étaient encore en plein travail. Comme le voisin à sa roue d’écoussoir, elles peinaient sans relâche, et cette assiduité à la besogne, dans le silence du soir qui semblait plutôt inviter au repos et au recueillement, le remplissait d’une sorte de vénération craintive pour l’existence digne et probe de ces humbles.

 

Il hésitait ; il n’osait pas aller plus loin. En lui pénétrait la conscience obscure qu’il n’avait pas le droit de troubler leur quiétude.

 

De nouveau il se sentait le coupable, le malfaiteur. Il recula de quelques pas, dans l’ombre brumeuse. L’émotion et la tristesse lui étreignaient le cœur, mais il sentit d’instinct qu’il ne pouvait rester là, qu’il fallait partir. Sur la pointe du pied, il s’en alla, précédé de Kaboul. Son cœur battit moins fort ; ses poumons oppressés respirèrent. Il comprit qu’il avait bien fait ; une paix légère descendit en son âme. Dans la petite grange du voisin, dont la porte était ouverte et où une lampe fumeuse épandait une sorte de halo jaunâtre, il vit le teilleur, qui lui tournait le dos, se mouvoir avec diligence sur les planches à bascule. L’homme était tout saupoudré de gris, comme un gros hanneton, la roue faisait un bruit de cheval qui s’ébroue, les palettes de bois hachaient menu les fibres, et dans le ronflement continu le petit bonhomme fredonnait un bout de chanson, comme s’il travaillait uniquement par plaisir. Dans un coin s’empilaient de larges écheveaux de lin teillé, comme des belles chevelures luisantes et blondes.

 

D’un pas pressé, M. Triphon retourna au village. Il se sentait rompu, comme après une dépense de forces excessive. Par la remise il rentra à la fabrique où les pilons dansaient et bondissaient toujours ; et, à travers le jardin sombre, il regagna la maison, où Eleken s’apprêtait à mettre le couvert pour le repas du soir. Sa mère rangeait sa corbeille à ouvrage et prononça quelques paroles banales. M. de Beule entra. Il n’avait pas l’air enjoué ; sa figure était gonflée et rouge. Il parla un moment des affaires, sur un ton chagrin. Mme de Beule entreprit de le remonter ; mais l’optimisme de sa femme l’irritait : il était facile de voir tout en rose, quand on ne se sentait aucune responsabilité. Mme de Beule n’insista pas. Il ne s’occupa pas plus de son fils que si celui-ci n’eût pas existé.

 

Eleken entra et servit le souper. Ils mangèrent en silence. Au loin, dans la fabrique, les pilons battirent encore quelques instants, puis la machine s’arrêta lentement, comme une chose qui expire. Lorsqu’il eut achevé son repas, M. de Beule prit son journal et s’installa près du feu, dans son fauteuil. Muche se roula en boule à ses pieds et s’endormit.

 

Mme de Beule reprit sa corbeille à ouvrage. M. Triphon n’avait plus rien à faire….


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