IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Après tout, son escapade nocturne lui avait laissé une impression bienfaisante. Il éprouvait presque la satisfaction d’avoir accompli une bonne action ; et cette pensée consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il se sentait réconcilié avec lui-même, grandi dans sa propre estime. Il y songeait, il en rêvait la nuit, il y trouvait une sorte d’appui moral, tout en ayant peur à l’idée de recommencer l’entreprise.
Il vécut ainsi toute une semaine, tiraillé en sens contraires. Alors le désir, le mécontentement, l’inquiétude le reprirent plus fort. Si désespérément vide et morne était sa vie, si totalement insignifiant et insipide son travail à la fabrique et au bureau – le peu que la mauvaise volonté rancunière de son père lui laissait faire – si mortellement ennuyeuses les interminables soirées d’hiver, qu’il aurait fait n’importe quoi pour y échapper. Il lutta jusqu’à l’extrême limite de ses forces.
Il passa des jours et des nuits comme enterré vivant dans un sépulcre.
Puis tout d’un coup il n’y tint plus, la démence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d’amour et de douleur, prêt à tout, prêt à la catastrophe et à la mort.
Kaboul l’accompagnait et il n’essaya même pas de le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui à perdre haleine ; il courbait la tête contre le vent, ses pieds mouillés faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit de choses qui éclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien, ne voyait rien ; il n’avait qu’une vision, une hantise : être auprès d’elle, la revoir, la serrer entre ses bras….
De loin, il vit clignoter les lumières des maisonnettes et il entendit le ronflement de l’écoussoir dans la petite grange du voisin. Il vit l’homme, pareil à un fantoche grisâtre, gambader sur ses planches à bascule et perçut le fredonnement de sa chanson, comme l’autre soir qu’il avait passé par là. Il s’arrêta, la respiration coupée ; et, devant lui, s’arrêta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarté vague de la lampe à huile, comme un petit chien de boîte à jouets. Et, de même que la première fois, M. Triphon eut une hésitation avant d’aller plus loin.
Là tout semblait si digne, si tranquille, si probe. Personne n’y paraissait songer à mal ; tout y parlait de bon travail et de devoir ; lui seul venait s’y glisser comme un rôdeur, un malfaiteur. Une sorte d’envie le mordit au cœur. Il jalousait cette pauvreté, cet humble bonheur dans le devoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, qui trouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonner une chanson. Que fallait-il de plus au monde que le contentement ! Ce petit bonhomme-là n’était-il pas mille fois plus heureux que lui qui, matériellement, vivait dans l’abondance et ne travaillait que lorsqu’il en avait envie ? Sa vie à lui ne serait-elle pas bien plus heureuse s’il réparait le mal qu’il avait fait à la pauvre Sidonie, s’il l’épousait et allait vivre avec elle humblement ? M. Triphon était dans des dispositions sentimentales, tous ces temps-là ; le remords, quelquefois, lui montait par bouffées à la gorge. Ses yeux se remplirent de larmes d’attendrissement et il n’hésita plus. D’un pas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr’ouverte, la grille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers la maison et s’arrêta devant la porte. Dans l’obscurité il avança la main pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Ses doigts tâtonnaient sur le, bois rugueux ; et il se sentait là comme un voleur, qui va s’introduire par effraction. A l’intérieur, derrière la porte fermée, il entendait le clapotement monotone des bobines retombant sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteur sur les dalles et la résonance d’un tisonnier avec lequel on attisait le feu. N’arriverait-il donc pas à empoigner ce sacré loquet ! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose de blanchâtre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d’une ombre noire, qui jappait. « Kaboul !… nom de Dieu ! » cria-t-il, d’une voix sourde. C’était Kaboul donnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escalade après un tronc de pommier, contre lequel le chien s’arc-bouta de ses pattes de devant. Cependant, à l’intérieur de la maisonnette, c’était tout à coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnait plus, les bobines cessèrent de clapoter sur le carton glacé, les sabots étaient muets. Alors une voix s’éleva, une voix de femme qui demandait d’un ton troublé :
– Qui est là ?
– C’est moi, la patronne, n’ayez pas peur, répondit-il machinalement, la gorge serrée d’émotion.
– Qui, vous ? répéta la voix, plus pressante.
– Moi, la patronne, M. Triphon, murmura-t-il d’une voix étranglée, au trou de la serrure.
Il y eut une vague rumeur. Il lui sembla entendre des cris d’effarement étouffés ; puis, pendant quelques secondes, de nouveau un silence de mort régna. Derrière lui, dans l’obscurité, il entendait le chat sur le pommier cracher sa colère et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez. Lentement les sabots s’avancèrent vers la porte, qui s’ouvrit avec prudence.
– Puis-je entrer ? demanda-t-il, haletant et presque suppliant.
Il avait en face de lui la mère de Sidonie. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, maigre, avec de grands yeux clairs. Elle devait avoir été jolie dans sa jeunesse, comme sa fille. « Tiens, c’est vous, Monsieur Triphon », dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entre leurs jambes et elle ferma doucement la porte.
Une sorte de paravent en planches masquait à moitié la cuisine ; il s’arrêta sur le seuil, avança la tête et demanda d’une voix timide, comme il eût fait dans n’importe quelle maison étrangère : « Je ne vous dérange pas ? » En même temps il entra. Trois jeunes filles étaient assises autour d’une table basse près de la fenêtre à menus carreaux, avec leur coussin de dentellière sur les genoux. Une lampe les éclairait, dont trois bocaux remplis d’eau grossissaient les rayons clairs sur la finesse délicate et compliquée de leur ouvrage.
– Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphon d’une voix qui tremblait.
Six beaux yeux clairs s’étaient levés ; quatre restèrent fixés sur lui avec persistance, deux se baissèrent aussitôt, regardant, mouillés, le métier à dentelle. Et deux voix douces répondirent timidement : « Bonsoir, Monsieur Triphon », tandis que la troisième gardait le silence. C’étaient Sidonie et ses deux jeunes sœurs. Une vive rougeur avait coloré ses joues, qui lentement s’atténuait. De ses doigts tremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement au travail. Les deux petites sœurs ne bougeaient pas, muettes de curiosité et d’émotion angoissée.
La mère jeta quelques brindilles sur le feu, qui crépita, et dit dans son trouble :
– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, quelle affaire !
– Je suis venu…, commença M. Triphon d’une voix sourde.
Mais aussitôt il s’arrêta, suffoqué, ne trouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu’il était là, il ne savait plus que faire ni que dire. Il était venu pour la revoir, dans un élan de tendresse et de remords irrésistible et il n’avait pas une parole, pas un geste, pour exprimer le tumulte de ses sentiments. Il considérait Sidonie, qui gardait un mutisme farouche, et ses lèvres frémissaient, sans articuler un son. Enfin, d’un effort violent, il put bégayer :
– Sidonie… puis-je encore venir te voir ?
Elle ne dit rien, les bobines tambourinaient sur le carton glacé, mais elle inclina la tête, comme en signe d’acquiescement. La mère se tenait droite et figée devant le feu ; les petites sœurs demeuraient immobiles, leurs beaux yeux clairs fixés sur lui.
– Sidonie…, reprit-il avec angoisse, je ne peux plus vivre ainsi, il me faut te revoir.
De nouveau elle inclina la tête, sans répondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva ses yeux mouillés de larmes, les tint longuement fixés sur lui. Il se précipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglot brusque s’échappa de sa gorge. La mère vint vers lui, avança une chaise et dit :
– Asseyez-vous, monsieur Triphon.
Il s’assit…. Il s’assit tout près de Sidonie et la regarda avec tendresse. Sa respiration était oppressée et haletante. La sueur perlait sur son front. La présence importune des deux petites sœurs ébahies et curieuses le gênait. Il les regardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidées, elles baissèrent la tête et se remirent machinalement au travail. Les bobines tapotaient doucement. Peut-être, si elles n’avaient pas été là, les mots qu’il fallait dire lui seraient-ils venus. Maintenant, il ne trouvait que cette banalité, qui sonnait, discordante, à ses propres oreilles :
Elle se remit à pleurer. Aussi, cette question ! Il n’aurait rien pu lui demander de plus maladroit ni de plus stupide : il le sentait.
– Comment voulez-vous que j’aille ! répondit-elle enfin, profondément navrée.
Il la regarda à la dérobée. Ses joues tendres avaient conservé de leur fraîcheur et le profil était resté fin et pur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondulés. La taille s’alourdissait…. Il essaya de se ressaisir, mais son esprit demeurait agité et troublé. Il sentait des lacunes dans son cerveau. Que venait-il faire ? Quel était son but ? Il l’ignorait lui-même. Les choses ne se précisaient pas en lui. Venait-il la consoler et la réconforter d’une promesse solennelle de l’épouser ?
Il s’effraya à cette idée, qui le glaçait. Mais, quoi alors ? Pourquoi restait-il là à ne rien dire ? Que devaient-ils penser ?
Qu’attendaient-ils de lui ? Il lui fallait s’expliquer – dire, faire quelque chose !
Dans sa détresse, il ouvrit son veston et sortit son portefeuille. Il avait de l’argent sur lui et déplia d’une main tremblante trois billets.
Timidement, il fit signe à la mère et lui remit l’argent. « Voilà, dit-il, c’est pour vous… c’est pour vous autres, pour vous aider ».
Il baissa la tête, s’attendant à de durs reproches.
A la vue d’une telle somme la mère eut presque peur et le regarda bouche bée, avec de grands yeux. Elle en oublia de le remercier et ne sut rien dire. Les petites sœurs, les joues en feu, se remirent nerveusement à remuer leurs bobines. Les traits de Sidonie se contractèrent en une douloureuse amertume et soudain ses larmes coulèrent. Son émotion fut aussitôt contagieuse. La mère à son tour se prit à pleurer ; de même les jeunes sœurs, qui se levèrent et quittèrent la pièce. M. Triphon lui-même était si profondément bouleversé qu’il enlaça Sidonie en gémissant et la tint longuement embrassée. Inquiété par la scène, Kaboul se mit à aboyer.
Cette voix les ramena au sens de la réalité. M Triphon lança un coup de botte à Kaboul, et Sidonie, séchant ses larmes, appela le petit chien auprès d’elle pour le caresser. Il la reconnut bien dès qu’il entendit sa voix, lui lécha la main et remua la queue.
– C’est une bonne petite bête fidèle, monsieur Triphon, dit la mère en passant son tablier sur ses joues.
– Oui, mais il fait trop de bruit, répondit M. Triphon.
Ce banal colloque suffit à dégager l’atmosphère, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de la situation cédait à une appréciation plus saine et plus modérée. A quoi bon se désoler en pure perte ! Les choses étaient ce qu’elles étaient et les larmes n’y changeraient rien. La mère ne fit entendre nul reproche et les beaux sentiments généreux dont M. Triphon était tout gonflé refluèrent vers les profondeurs de son âme impressionnable. Comme d’un accord mutuel et tacite, ils ne parlèrent plus du passé ; et M. Triphon se sentit un moment à l’aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visite de politesse. Les sœurs rentrèrent et furent s’asseoir devant leur ouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n’était arrivé. Les petites bobines clapotantes voletaient affairées, abeilles diligentes, au-dessus du carton glacé des coussins.
– Comment ça va-t-il à la fabrique ? demanda Sidonie au bout d’un instant, d’une voix blanche.
– Oh ! il y fait bien tranquille…, bien triste…, bien ennuyeux, répondit-il sur le même ton.
Son air désenchanté semblait dire que pour lui tout charme en avait disparu depuis qu’elle ne s’y trouvait plus. Nouveau silence. Les bobines tambourinaient ; la mère préparait le repas du soir près de l’âtre.
– Est-ce vrai que vous allez vous marier avec mademoiselle Dufour ? demanda Sidonie tout à coup.
Il sursauta violemment et un afflux de sang lui monta aux joues.
– Des mensonges ! des mensonges ! des mensonges ! s’écria-t-il avec force. Qui vous a dit ça ?
Elle sourit, surprise et contente. Ses beaux yeux le remercièrent d’un long regard pour sa violente explosion de franchise. Mais lui se sentait humilié, mécontent. L’évocation brusque de l’avanie subie le mordait amèrement au cœur et, durant quelques instants, il éprouva un regret aigu d’être revenu vers Sidonie. Il mesura l’abîme social qui les séparait : il ressentit une déchéance morale, vit l’impossibilité de se relever. Il avait lui-même fixé son sort ; un recul n’était plus possible.
Les jeunes sœurs, qui d’émotion avaient laissé choir leurs bobines, les relevèrent et recommencèrent doucement à tambouriner ; la mère, qui avait prêté la plus vive attention à sa réponse, se remettait lentement à tourner avec une grosse cuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grand chaudron pendu sur l’âtre. Agacé, M. Triphon haussa les épaules comme pour chasser une pensée importune. Tant pis ; il l’avait dit ; le sort en était jeté. Il prit sa pipe et la bourra.
– Marie, une allumette ! commanda la mère à l’une des petites.
Marie se leva, courut à la cheminée, frotta une allumette et vint la présenter à M. Triphon.
– S’il vous plaît, monsieur Triphon, dit-elle humblement, avec un joli sourire.
M. Triphon alluma sa pipe, en regardant la petite avec aménité. C’était une jolie enfant de seize ans, bientôt jeune fille, fraîche, avec des yeux bleus très tendres. Elle deviendrait, à sa façon, une aussi belle fille que sa sœur, pensa M. Triphon. Il en éprouva comme une sensation de vanité et de bien-être. Il tira quelques bouffées gourmandes de sa pipe et sourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem.
Dehors, devant la porte, il y eut tout à coup un bruit de sabots qu’on secoue. Troublé dans sa béatitude, M. Triphon leva des yeux inquiets.
– Oh ! ce n’est rien, dit la mère d’un ton rassurant. C’est le père et Maurice qui reviennent.
M. Triphon devint tout pâle. Le père et le frère ! Il n’y avait plus du tout pensé. Il se sentit envahir comme d’une coulée froide. Qu’allait-il se passer ? Le père outragé ne lui montrerait-il pas la porte en un geste d’indignation ? Est-ce que le fils ne le prendrait pas à la gorge pour le flanquer dehors ? Machinalement, comme pour se mettre en état de défense, il s’était levé.
– N’ayez pas peur ; restez assis, monsieur Triphon, lui dit la mère avec conviction.
Et, à leur tour, les filles hochèrent la tête en signe de tranquillité.
La porte s’ouvrit et les deux hommes entrèrent. Un moment ébahi, le père regarda fixement le visiteur inattendu. Durant une seconde, il y eut comme un éclair de colère et de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femme d’un œil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sa casquette, murmura « bonsoir », d’une voix à peine perceptible, et, le pas pesant, s’avança vers l’âtre. Le fils aussi, un long garçon dégingandé, s’arrêta un moment, interdit, toucha le bord de sa casquette, murmura « bonsoir », et se dirigea, les bras ballants, vers l’âtre.
– Père Neyrinck…, commença M. Triphon d’une voix étranglée. Mais il ne put continuer ; il s’arrêta, suffoqué, les traits contractés et d’une pâleur livide. « Père Neyrinck… », reprit-il au bout d’un instant, raidi et presque tragique, « père Neyrinck, je suis ici… et vous pouvez me mettre à la porte, si vous voulez… mais je suis ici… je suis ici… parce que je veux revoir Sidonie… parce que je ne veux pas la laisser seule… dans le malheur. »
Il s’arrêta encore et dut reprendre haleine. Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Il n’en pouvait plus. Sidonie avait baissé la tête et pleurait ; et les deux jeunes sœurs, rouges et immobiles d’émotion, regardaient tour à tour M. Triphon et leur père. Le père avait l’air plutôt gêné que méchant. Le fils considérait fixement le feu, comme si la chose ne le concernait pas. La mère, un peu nerveuse, se baissa vers son mari et lui dit à mi-voix, d’un ton confidentiel :
– Il a été bon pour nous. Il m’a donné beaucoup d’argent.
Le père hocha la tête ; il ne dit rien. Il était là comme un étranger dans sa propre maison. Visiblement, il ne se rendait pas un compte exact de la portée d’un tel événement ; et il regardait sa femme d’un œil interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu’il devrait bien répondre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, au visage affable qui avait la couleur uniforme et terreuse de ses vêtements de travail. Il paraissait fatigué et jetait machinalement des regards obliques vers le chaudron fumant, comme si là se trouvait pour le moment ce qui l’intéressait le plus. Maurice continuait à garder le silence, l’air hypnotisé par la flamme crépitante du foyer.
– Il ne faut pas partir à cause de moi, monsieur Triphon, dit enfin le père avec effort, tout en regardant sa fille aînée.
D’un geste ému, M. Triphon exprima sa gratitude pour ces paroles conciliantes. La gêne devenait moins pesante ; un certain rapprochement semblait vouloir s’établir. Il tâta dans sa poche, prit son étui à cigares et l’ouvrit.
– Un cigare, père Neyrinck ? demanda-t-il en s’approchant de lui.
– Oh ! ça n’est pas nécessaire, monsieur Triphon, répondit le père avec un sourire de convoitise vers l’étui.
– Si fait, si, si, insista M. Triphon, qui lui donna trois beaux cigares.
– Je vous remercie beaucoup, monsieur Triphon ; j’en fumerai un après que j’aurai mangé, dit le père.
Et il prit le cadeau avec précaution, entre ses gros doigts tremblants.
M. Triphon se tourna vers Maurice, qui sourit en rougissant légèrement.
En recevant, lui aussi trois cigares il regarda ses sœurs, d’un air presque triomphant. Tout de suite il en alluma un.
– Est-ce qu’on mange bientôt ? demanda doucement le père à sa femme.
– C’est prêt ; dans cinq minutes, répondit-elle.
Elle défit le lourd chaudron de son crochet au-dessus de l’âtre et versa le contenu dans une large terrine de grès rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se répandit dans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins. M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait envie depuis longtemps, d’impatience fit entendre un long bâillement sonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maître.
– Kaboul, un bout de susucre ? dit Maurice en caressant le petit chien.
M. Triphon tendit la main à Sidonie :
– Eh bien, Sidonie, à un de ces jours, n’est-ce pas ?
– Vous reviendrez ? demanda-t-elle en le regardant avec des yeux tendres.
Les deux petites sœurs, muettes et immobiles d’émotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux.
– Vous savez bien que oui, dit-elle en baissant les yeux et rougissant.
– Merci, dit-il, en lui serrant encore les mains avec ferveur.
– Quand viendrez-vous ? insista-t-elle, malgré tout vaguement méfiante.
Il hésita une seconde. La conséquence inéluctable de son premier pas déjà s’imposait, impérieusement.
– Dès que je pourrai ; après-demain, je pense, promit-il.
– Bien vrai ? Vous ne l’oublierez pas ?
– Soyez tranquille.
Sur un rapide bonsoir à toute la famille, qui le lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouva dehors, dans la nuit froide.
Le sentiment de la réalité reprit possession de lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme un pantin désarticulé sur ses planches à bascule et l’entendit fredonner sa chanson dans l’ébrouement de la roue tournoyante. Il eut à nouveau l’impression de quelque chose d’honnête et de digne, très au-dessus des préoccupations égoïstes qui l’avaient amené là. Il se sentait allégé d’un grand poids et néanmoins il n’était pas content de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu’il voulait. Il craignait le désenchantement pour soi-même et pour les autres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuait de lui ronger l’âme. Il avait bien agi, certes ; oui et non. Il venait d’oser un acte d’honnêteté et de franchise ; mais tout à l’heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Il entrevoyait la lutte inévitable et longue qui l’attendait.
Par un détour il rentra au village et passa devant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea à l’existence de ces trois vierges revêches qui, elles aussi, menaient une existence incolore et ratée.
Elles étaient là, demeuraient là, isolées dans la monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles de moi si elles savaient d’où je viens ? pensa-t-il. En imagination, il voyait les lèvres prudes se contracter, et le rouge de la pudeur offensée se répandre sur leurs joues pâles. N’avaient-elles donc jamais une révolte des sens ?
N’éprouvaient-elles jamais le besoin éperdu d’enlacer un homme, de lui plaquer les lèvres sur la bouche, comme il faisait avec Sidonie ? Il resta planté un moment, immobile, les yeux fixés sur la belle maison.
Les murs blancs se teintaient vaguement d’une clarté lunaire entre le noir des sapins environnants et, derrière les stores baissés de deux fenêtres, se dessinaient dans la nuit deux rectangles de lumière. M. Triphon se dit que, sans doute, elles se tenaient là, réunies toutes les trois autour d’une table. A quoi faire ? Lire ? Coudre ? Bavarder ? Il sentait avec une intensité cuisante l’inutilité totale de ces trois existences dévoyées autant que la sienne. Pourquoi ses parents n’avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de ces jeunes filles ? N’étaient-ils pas faits pour se comprendre, dans leur isolement réciproque ? Si ses parents s’y étaient pris à temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne serait probablement jamais arrivée. A présent c’était trop tard. Elles savaient tout et elles le méprisaient. Elles avaient horreur de lui.
Découragé, M. Triphon poursuivit sa route dans le silence de la rue déserte. Dans la fabrique, tassée comme une bête sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient ; la machine à vapeur faisait entendre des gémissements et des soupirs. M. Triphon baissait la tête. C’était comme si tout ce bruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le cœur. La silhouette noire de Kaboul, qui le précédait, dessinait sa taille de gnome à la lueur de la lanterne dans la haute remise ; et le petit chien s’arrêta une seconde, tourné vers son maître, pour voir s’il entrerait dans la « fosse aux femmes ». Elles y chantaient, derrière les vitres troubles, avec des voix nasillardes, de mélancoliques chansons flamandes. M. Triphon n’eut pas la moindre envie d’entrer. Il passa devant l’atelier, sans même y jeter un regard et s’arrêta près de l’écurie, où il entendait le bruit d’une querelle entre Pol et le « Poulet Froid ». Pol était pris de boisson, selon son habitude ; et, sur un ton menaçant, il rabrouait le « Poulet Froid », qui ne répondait que par monosyllabes, en jetant de la paille fraîche sous les pieds des chevaux.
M. Triphon passa. Ils n’avaient qu’à se débrouiller. Il entra dans le vacarme de la « fosse aux huiliers », où les six hommes, luisants d’huile, se démenaient devant les pilons trépidants. Ils s’amusaient de Feelken, qui faisait « Fikandouss-Fikandouss ! » et de Léo, poussant tout à coup son rugissement féroce, son terrible « Oooo… uuuu… iiii… », qui faisait tant enrager M. de Beule, lorsqu’il l’entendait du fond de la maison. La joue gauche d’Ollewaert était bossuée par une chique énorme ; et Pee et Miel s’en vinrent en souriant, d’un pas traînant, vers les huiliers : Pee tout blanc de farine comme un saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l’air plus bête que nature avec ses cheveux épais bas sur le front, ses petits yeux trop rapprochés et bigles. Free le considéra une seconde d’un œil fixe, puis lui cria à la face un « espèce de veau ! » qui fit rire les autres à se tordre. Berzeel, qui s’était encore battu le dimanche précédent, portait au menton une cicatrice noirâtre, plaquée là comme une sangsue ; et Pierken se tenait près de lui, lèvres closes et sourcils froncés, absorbé comme toujours dans les questions sociales et ses idées nourries par son petit journal.
M. Triphon s’empressa de filer par une porte de communication intérieure. Il y surprit Bruun, le chauffeur, qui espionnait par une fente ; mais, sans faire autrement attention à l’incorrigible mouchard, il passa et, par le jardin sombre, rentra à la maison. Lorsqu’il ouvrit la porte du vestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine à vapeur expirer dans un dernier soupir.
Le souper était prêt. M. de Beule, l’air maussade, déjà se dirigeait vers la salle à manger, suivi de sa femme, qui l’observait d’un air inquiet. Eleken vint servir et ils prirent leur repas en échangeant de rares paroles.
Encore un jour qui s’achevait, semblable à tant d’autres jours en leur invariable monotonie.