IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Cela devint très vite une habitude…. D’abord deux fois par semaine, puis trois fois et bientôt quatre à cinq fois, M. Triphon se rendait le soir, dans l’obscurité, à la maisonnette du jardinier.
Il y trouvait un chaleureux accueil, un bien-être, dont la douceur lui manquait tant à la maison. Il avait sa place désignée, à la petite table des dentellières, à côté de Sidonie ; il y était tout à fait à l’aise, reçu par tous comme s’il était de la famille. De temps en temps il régalait la mère et les jeunes filles de punch ou de limonade, qu’il apportait enfouis dans les poches de son pardessus. Alors la joie était grande, les joues s’empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envie d’être seul un moment avec Sidonie ; mais, comme il y avait là ses sœurs, il allait quelques instants avec elle dans la petite chambre à coucher près de la cuisine. D’abord, la mère s’y était résolument opposée. S’ils désiraient être seuls, ils n’avaient qu’à sortir. Ce qu’ils firent au début ; mais Kaboul les gênait, en jappant et donnant la chasse au chat ; ou bien il pleuvait ou neigeait ; ils avaient peur aussi d’être vus par les voisins. En vérité, c’était presque impossible par ce temps d’hiver ; et en fin de compte la mère se résigna, bien qu’à contre-cœur, à leur céder la petite chambre. Dès lors ce fut réglé : dès qu’il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et le suivait dans la chambrette. Les petites sœurs continuaient à travailler avec diligence : on entendait sans interruption tambouriner les petites bobines sur le papier glacé des coussins. Sitôt qu’elles s’arrêtaient, ne fût-ce qu’une seconde, la maman, bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle était fort irascible dans ces moments-là, et quand M. Triphon et Sidonie s’attardaient un peu trop à son gré, elle se mettait à faire du tintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour de l’âtre. Même après qu’ils étaient rentrés dans la cuisine, sa mauvaise humeur persistait quelque temps ; elle allait et venait à pas fébriles qui maugréaient. Les petites sœurs alors n’osaient plus lever la tête et s’absorbaient, les yeux brillants et fixes, dans leur besogne. Lorsque le père ou Maurice se trouvaient par hasard à la maison, les visites à la chambrette n’avaient pas lieu.
Quant à ses projets d’avenir, M. Triphon n’en parlait pas, et personne, du reste, ne l’interrogeait là-dessus. De part et d’autre, on paraissait satisfait de la situation présente ; plus tard elle se dénouerait d’elle-même. Il y avait entre eux une sorte d’accord tacite : M. Triphon continuerait à venir chez eux et s’occuperait de Sidonie et plus tard de l’enfant. Savoir s’il l’épouserait, cela demeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu’il avait promis, solennellement, un soir de vive effusion et de tendresse, c’est qu’il n’en épouserait jamais d’autre. Cela suffisait. Ils étaient contents. Ils acceptaient la chose. La mère n’y avait mis qu’une seule condition : pas d’autre enfant, avant de l’avoir épousée. Il en avait fait la promesse formelle.
Le père et Maurice non plus ne voyaient pas d’inconvénients graves à ses visites répétées. Le père avait bien dit qu’il fallait se tenir sur ses gardes, se méfier des voisins jaloux et de leurs commérages ; mais il n’avait pas autrement insisté. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le père. Généralement, on le mettait au courant des choses après qu’elles étaient arrivées ; et il s’en arrangeait. Maurice signifiait moins encore. D’habitude on ne lui disait rien et il n’en demandait pas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le fait accompli, si ça l’intéressait. En fait, les deux hommes ne savaient pas que M. Triphon venait si fréquemment chez eux. Par ces longues soirées d’hiver, il pouvait arriver de bonne heure et être reparti avant l’heure de leur retour. Et, lorsqu’ils ne trouvaient pas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ils ne s’informaient pas de sa visite ; les femmes, de leur côté, s’étaient entendues pour n’en rien dire, si les hommes ne posaient aucune question. Lorsque M. Triphon y était encore au moment où père et fils rentraient, les choses se passaient à peu près comme la première fois : on se saluait avec un peu de gêne ; on échangeait quelques banalités sur le temps et la prochaine moisson ; puis, distribution généreuse de cigares, qui étaient toujours acceptés avec le plus vif empressement. Après quoi, M. Triphon prenait bien vite congé, pour ne pas les gêner pendant qu’ils prenaient leur modeste repas. Père et fils étaient résignés aussi bien que la mère et les sœurs ; ils se sentaient trop las pour se tourmenter l’esprit à des histoires. Le mal était fait. Évidemment, il eût mieux valu que cela ne fût pas arrivé ; mais elle n’était ni la première ni la dernière qui se trouvait dans le même cas. Et il y avait du moins une consolation : il serait riche plus tard et toujours à même de prendre généreusement soin d’elle et de l’enfant. Du reste, il avait déjà fait preuve de grande générosité. Il donnait à Sidonie et à sa mère à peu près tout l’argent dont il disposait. Vraiment, il ne pouvait pas faire mieux pour le moment.
L’accident qui arrivait à Sidonie aurait pu tout aussi bien être l’œuvre d’un garçon sans le sou, et alors les conséquences auraient été infiniment plus graves. Cette idée était plutôt réconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le père et le fils souhaitaient parfois que M. Triphon vînt un peu plus fréquemment les voir, à cause des bons cigares….